Retentissement à partir du philosophe Abdennour Bidar

2016 par René Barbier

A écouter René Barbier sur un autre livre d’A. Bidar, Histoire de l’humanisme en Occiendent

Le livre de Abdennour Bidar, Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ?, (Albin-Michel, 2016, 268 p.) est assurément une ouverture sur un humanisme vraiment contemporain par un philosophe de spiritualité musulmane. Il écrit dans la revue Esprit, c’est dire qu’il n’a rien de sectaire. Il avait écrit il y a quelque temps un autre ouvrage, Plaidoyer pour la fraternité, qui m’avait frappé par sa pertinence et sa proximité avec ce que je nomme “la fraternité de Reliance”. Il fait honneur à la pensée universelle dont tant de membres de sa religion comme de tant d’autres s’égarent vers une attitude d’exclusion et d’anéantissement. L’intérêt de sa réflexion vient du fait qu’il nous propose une construction mentale aux références multiples et planétaires, il ne se restreint pas dans les limites de l’Islam mais va draguer des éléments d’intelligibilité et de sens de la vie dans de nombreuses cultures, aussi bien occidentales que orientales. Il n’hésite pas à sortir de l’orbite d’une philosophie académique pour nous offrir des citations issues de la littérature. 

Contrairement à beaucoup de philosophes qui organisent leur pensée à partir des axes de Emmanuel Kant (Que puis-je savoir ? Que puis-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ?) Abdennour Bidar nous conduit néanmoins à réfléchir sur un sens approfondi de l’être humain. Pour cela il reprend une structuration issue du projet du ministère de l’Éducation nationale sur l’enseignement moral et civique : culture de la sensibilité, du jugement, de la règle et du droit, de l’engagement.
Autour de deux grandes parties comprenant les deux premières propositions et d’une seconde axée sur les deux dernières, Abdennour Bidar nous offre en éventail de 30 valeurs qu’il passe au peigne fin. A les lire nous pouvons être certain qu’elles reflètent des qualités et des vertus que tout écolier et tout citoyen devraient prendre en compte et évaluer pour élaborer le sens de la vie individuelle et collective. Derrière ces valeurs, il s’agit à la fois du devenir d’une personne au sens noble du terme valable pour tous et d’un vivre-ensemble intrinsèquement mêlé. 

Je peux assez facilement les entrelacer autour de ma propre conception du sens de la vie que j’ai tenté de transmettre à ma petite fille : la Profondeur, la Reliance et la Gravité (dans La joie d’être grand-père écrit avec Christian Verrier, Edilivre, 2016). La Profondeur est cet imaginaire créé par l’homme pour faire comprendre qu’il y a en lui, inéluctablement, un trait d’union vécu et sensible avec un Réel-Monde qui l’englobe totalement mais qui demeure un inconnaissable et un non-symbolisable. Elle suscite dans l’existence humaine un élan de dépassement vers un plus être qui est aussi une étrangeté radicale. Elle engendre les valeurs que l’on peut considérer comme universelles, avec pour base la Règle d’or : “ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse” et aussi dans sa version plus positive : “fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse.” 

Face et à l’intérieur de ce qui nous dépasse et qui demeure incompréhensible pour notre intelligence, le Réel-Monde non-symbolisable, nous inventons inéluctablement la Profondeur pour en approcher la nature malgré tout parce que nous sommes des êtres de parole. De cette orientation surgira le symbolique et la pensée construite qui construira notre monde réel, notre réalité. Il sera complètement dépendant de la langue dans laquelle il va s’élaborer. La réalité nous posera des questions insolubles quant à la traduction d’une langue vers une autre, compte tenu de l’histoire et de la culture spécifique de chacune. Comment comprendre par exemple le sens de la vie d’un Chinois, notamment ancien, pour nous autres, Occidentaux, dont la langue déjà diversifiée n’a rien à voir avec lui ? La Profondeur est un imaginaire poétique avant tout. Un surgissement dans la conscience, un éveil tisserand, par les images, les harmonies, les rythmes. La Profondeur conduit nécessairement à la Reliance de tous les vivants envers toutes les formes de vie et le respect de ce qui ne semble pas vivant. La vie spirituelle est un vécu existentiel singulier qui constitue la trame dans laquelle l’être humain sent qu’il fait partie d’une totalité dynamique dont chaque “fil de soi” est unique et délicat, sans cesse en dépassement : Ni séparé, ni confondu. Ouverte à l’inconnu et à l’incertain mais confiante dans ce qui est et advient.

La Reliance est la fille de la Profondeur et la source effective de l’humanité. Elle aboutit au jour le jour, à la Gravité éthique. La Gravité représente la prise de conscience en chacun d’entre nous de faire complètement partie de la Reliance. Elle inaugure le règne de la responsabilité qui n’est pas pourtant la culpabilité car aucun dieu ni aucun jugement dernier ne nous attendent au tournant. Seulement la conséquence de nos actes depuis des générations. La Gravité nous invite à réfléchir à ce que nous faisons, nous disons, nous pensons à titre personnel comme à titre collectif, non seulement localement mais au niveau planétaire. La Gravité nous fait entrer dans le Clair-Joyeux pour lequel nous sommes le monde et le monde est nous. Elle suscite le tragique lié à notre incompréhension et l’émerveillement devant la vie universelle. Elle nous fonde, en fin de compte, comme être humain en devenir.

Abdennour Bidar, me semble-t-il pourrait partager ces considérations. La question fondamentale reste à savoir ce qu’est la vie ? Si la science avait pu la synthétiser à partir d’éléments purement physico-chimique, il y a belle lurette que l’homme aurait recréé la vie artificiellement dans ses laboratoires. Ce n’est pas encore le cas. N’est-ce pas parce que la vie paraît être la conjonction dynamique, processuelle, d’une énergie, d’une information et d’une structuration/déstructuration en interaction ? L’énergie d’abord, c’est-à-dire la puissance, sans laquelle rien n’existerait. Energie-matière ou rien ne se perd et rien ne se crée. Energie sans commencement ni fin, en permanent mouvement. Energie dont on cherche de quoi elle est le nom comme Étienne Klein.
Information ensuite essentielle pour que la vie apparaisse dans nos gènes eux-mêmes. Information peut-être “éternelle” selon des chercheurs récents comme Jean-Louis Dessalles, Cédric Gaucherel et Pierre-Henri Gouyon. Processus de structuration/déstructuration intégrée qui fait évoluer la vie vers un stade toujours plus complexe tout en suscitant inéluctablement à la fois un élan et une perte. Tous ces éléments forment une totalité cohérente et dynamique dont nous ne pouvons prévoir l’issue, si issue veut dire quelque chose en philosophie. La cohérence veut dire ici sens comme direction vers un ailleurs imprévisible, incertain, inconnu.

Certains savants comme Trinh Xuan Thuan voudraient y voir un “principe anthropique” de l’univers. Il se déroulerait depuis le big-bang jusqu’à nous, faisant fi de la loi du hasard et de la possibilité d’une multiplicité inimaginable d’univers (multivers). C’est notre façon contemporaine à base de réflexion scientifique de penser le divin. Mais ce n’est qu’un imaginaire, une invention de l’esprit, sans doute nécessaire à l’être humain. Hubert Reeves demeure ouvert mais dubitatif. La vie telle que nous la connaissons insuffisamment aujourd’hui résulte vraisemblablement d’une conjonction extraordinaire de facteurs dont chacun paraissait nécessaire absolument pour qu’elle apparaisse. Mais cela ne nous donne pas la réponse de la raison originelle de cette cohérence et de ce processus. La reporter à un dieu créateur, c’est retomber dans l’imaginaire et repousser un peu plus loin l’interrogation. La pensée chinoise préfère éluder la question comme sans efficacité pragmatique. L’Occident avec ses trois monothéismes au contraire la prend à bras le corps sans pouvoir vraiment la résoudre en toute conscience. Le philosophe choisit une option raisonnable, le poète laisse l’option dériver vers l’imagination créatrice, le mystique y plonge pour s’y dissoudre.

Rien ne nous dit que chacun possède la clé de notre itinérance. La dialogique du moi- je et du je-moi et l’autreté. L’identité humaine est à la fois réaliste et relative dans l’ordre dans la pensée. La pensée ne peut être exclusivement celle qui déroule une logique de l’identité, de la non contradiction et du tiers exclu. Elle doit assumer la possibilité de passer par tous les stades du tétralemme. Moi est moi. Moi n’est pas non-moi. Moi est moi et non-moi. Ce qui est, est ni moi ni non-moi. La philosophie s’en tient aux trois premiers modes de la pensée qu’elle nomme la raison. Le sage accepte mais s’ouvre aussi au quatrième mode. Le moi est ce qui nous permet de nous nommer dans le monde, donc de nous distinguer, voire de nous séparer du monde. Mais ce moi, à bien y penser, et toujours un moi-je qui s’actualise par rapport à un je-moi qui se potentialise. Le moi-je contient toujours la graine du je-moi et l’inverse est vrai aussi. Le moi-je est l’actualisation d’un rôle en situation et dans un instant donné. Le je-moi est sa potentialisation.

Supposons que je sois un jeune père en promenade avec sa fille de deux ans. Tout à coup la petite est fatiguée et je la place sur mes épaules. Le moi-je du père allégé avec l’intention de se promener en père allégé avec sa fille a actualisé par l’attention à sa fille comme père soucieux de sa fatigue, le je-moi du père responsable. Ce mouvement de la pensée me fait agir et me fait porter alors ma fille sur mes épaules. Si je deviens cette action c’est parce que le moi-je du père allégé contient potentiellement le je-moi du père attentionné. Lorsque ma fille est sur mes épaules, son poids n’est pas illusoire. Je le ressens en tant que tel. Le je-moi qui s’est actualisé à ce moment n’a pas fait disparaître la conscience du moi-je du père allégé. Il l’a simplement potentialisée. Dans un autre moment, père et fille, s’arrêteront et iront s’asseoir sur un banc. Le moi-je du père allégé s’actualisera et je-moi du père appesanti se potentialisera. Le moi-je est toujours actualisation d’un je-moi spécifique parmi une infinité de je-moi définie comme des rôles différents. Lorsque je suis le moi-je en situation, j’ai choisi, du moins je crois, de prendre un rôle parmi tant d’autres. Être un père aimant et attentionné et non un travailleur obsédé par les soucis de son travail ou un mari plus ou moins en difficultés conjugales avec son épouse. Le moi-je réalise dans l’ordre du social la manière dont mon identité joue la dialogique avec le je-moi.

Mon identité s’affirme, c’est-à-dire en l’occurrence tout ce qui se joue en moi comme énergie en acte, tout ce flux, à partir d’atomes en vibration constante, à travers des molécules, des organes, du sang, des os, en changement permanent, qui me constitue et s’inscrit dans le social. La question qui reste posée : peut-on échapper à la dialogique moi -je/je-moi c’est-à-dire passer au quatrième mode du tétralemme à un moment donné ? Ni moi-je, ni je-moi, mais un être tout autre, une autreté ?
Supposons que je me promène en forêt et que je puisse être aussi attentif à mon environnement que l’était Krishnamurti. Je vois un arbre que moi-je considère comme magnifique. Tout à coup mon je-moi décide d’en faire l’expérience sensorielle. Je m’approche alors en laissant ma pensée au vestiaire. Je le touche en étant sans images et sans pensée conceptuelle. J’observe et je ressens en pleine conscience. Il se peut alors que la dialogique moi-je et je-moi se volatilise dans un tout autre mode d’être qui est nommé méditation.Je réalise en moi-même une dimension de l’être inconnu et bouleversante si l’expérience est profonde. 

Désormais je sais qu’en général je ne sais pas ce que je crois savoir dans mon activité de pensée moi-je et je-moi. Cela ne m’empêche pas de jouer le jeu dialogique au niveau de la vie quotidienne, mais sans jamais oublier qu’il existe une autre manière d’être dont j’ai besoin et qui s’exprime peut-être par le sommeil sans rêve. Ce mode d’être nous fait rencontrer l’autreté porteuse d’une connaissance qui déborde les savoirs multiples de notre vie la plus réfléchie.
Tout poète est concerné par cette autreté et tente d’en exprimer quelque chose dans ses poèmes en prenant conscience du jeu enfermant du moi-je et du je-moi. Cette autreté n’est-elle que “puissance créatrice” comme l’interprète le philosophe musulman Abdennour Bidar dans sa conception de l’Islam ? À la fois transcendance et immanence, peut-être, mais qui peut le savoir ? Toutefois l’idée de puissance créatrice originelle me paraît convenir pour le poète qui pense dans l’esprit d’une sagesse laïque. Il s’agit toujours d’une croyance. Mais peut-on échapper à la croyance, simplement en affirmant que la vérité philosophique est éternelle ?