
En Janvier 2000 disparaissait subitement René Lourau, professeur à l’université Paris 8 de longue date. René Barbier écrivit alors le texte ci-dessous en mémoire de son collègue, qu’il publia sans attendre sur l’ancien Journal des chercheurs.
Amis et collègues vont rendre hommage à Anna Eriksen-Terzian dans quelques jours, le 14 novembre prochain. La vie des universitaires, enseignants, autres personnels autant qu’étudiants, est comme pour tout un chacun aussi affaire de deuils.
René, la révolte !
Sociologue et pédagogue non directif, inventeur de la socianalyse, René Lourau, né en 1933 à Gelos, près de Pau (Pyrénées-Atlantiques),est mort entre Rambouillet et Paris, mardi 11 janvier 2000, dans le train qui le conduisait à l’université Paris-VIII, où il devait assurer une permanence pour ses étudiants thésards. Nouvellement retraité, il était professeur émérite de sociologie et de sciences de l’éducation (voir René Lourau par Rémi Hess, article publié le 16 Janvier 2000 dans Le Monde).
à tes deux enfants Julien et Julie,
à tous ceux que tu as aimés.
Mon très cher René,
Permets-moi de t’écrire comme si tu étais encore devant moi, bien vivant, même si je sais que ton corps va disparaître bientôt dans l’Abîme et le Sans-Fond dont parlait notre ami Castoriadis.
Pour moi, tu restes vivant parce que je sais depuis longtemps que la mort commence quand on ne pense plus à la personne aimée.
Je me souviens de cette révélation soudaine, à la mort de mon propre père, qui se prénommait également René, lorsque j’ai dû m’occuper de la toilette de son corps inerte, il y a presque vingt ans. Seul avec lui, dans le silence de la chambre, tout à coup, le choc : ce corps défait, pantin désarticulé, ce n’est pas mon père ! Mon père est celui qui demeure dans ma mémoire, dans mon affectivité, dans mes rêves, dans mon amour. Depuis, il est toujours présent avec moi, et je pense à lui très souvent, comme à une source de jouvence.
C’est ainsi que je penserai à toi, René.
René, la révolte ! C’est cette qualification qui me vient, immédiatement, à l’esprit.
Tu n’as jamais accepté d’être placé dans un état de subordination illégitime. Tu n’as jamais tendu la joue aux petits-maîtres de l’intellect du moment.
Révolte, avec les étudiants de Nanterre, à la fin des années soixante.
Révolte à l’université de Poitiers jusqu’à ta suspension pendant deux ans.
Révolte à l’université Paris 8 contre la tendance à l’imposition d’une scientificité sociologique dont tu avais dénoncé, depuis longtemps, la prétention mondaine.
Je suis avec toi, au cœur de cette révolte. Beaucoup trop d’enseignants, à l’université comme ailleurs en sciences humaines, ont plein la bouche du mot « scientificité » comme ces enfants barbouillés de chocolat, le soir de Noël.
Ils semblent porter leur croix de scientifiques, face à ce qu’ils nomment la montée de l’irrationnel, et se croient déjà au paradis. Ils ne sont, en vérité, que dans un mirage miroitant, au milieu d’un désert affectif et relationnel, avec leurs collègues, leurs amis, et parfois, leurs propres enfants.
Ta mort, René, apparaît comme un feu rouge pour nous, en Sciences de l’éducation. Elle arrête notre communauté, emportée qu’elle est dans le flux inconscient d’un jacobinisme institutionnel et d’une bureaucratisation croissante au nom de la raison d’État du pseudo sérieux et du pseudo scientifique. Laissons aux autres, cette croyance magico-religieuse.
Notre époque a beaucoup plus besoin de fraternité et de solidarité que de savoir, dont on connaît la relativité culturelle et sociale, surtout en sciences humaines. À quoi nous sert de savoir quels sont les ressorts de notre soumission à l’autorité en blouse blanche, si bien mis en lumière par les travaux de recherche de Stanley Milgram, si nous utilisons ce savoir scientifique, d’une manière indiscutable, pour accroître notre autoritarisme dans nos rapports avec autrui ?
Des trois moments hégéliens – l’universel, le particulier et le singulier – ton inclination allait vers la particularité instituante. Mais tu ne méconnaissais pas la force aveuglante et illusoire de l’universel institué comme la nécessité inéluctable, dont il fallait payer le prix, de la médiation singulière. Ta révolte intérieure te poussait à soutenir, coûte que coûte, le particulier : les exclus, les étrangers, les sans-droits, les sans-papiers. Tous ceux qui ne pouvaient même plus dire non !
Tu aurais aimé ces vers d’Eugène Guillevic: « la misère, c’est quand on dit : je ne sais plus, je ne peux plus, je ne veux plus ».
Toi qui avais encore la force de dire non, tu te mettais au service des sans voix.
Tu étais de ceux-là. Tu refusais les « bonne raisons » apparentes. Ta sensibilité était à fleur de peau.
Je suis heureux de t’avoir surpris, lors du pot de l’amitié, au moment de ta retraite, lorsque je t’ai dit que, sans toi, je ne serais jamais devenu professeur des universités. En effet, sans la ligne théorique en sociologie que tu as développée, j’aurais quitté la sociologie et les sciences humaines depuis longtemps. Par la lecture de « l’Analyse Institutionnelle » en 1970, puis « Le Gai savoir des sociologues », j’ai su qu’il y avait encore quelque chose à faire, et quelque chose à dire, dans cette université vincennoise que j’avais adoptée dès sa création, malgré les effets du désenchantement du monde que je sentais déjà se profiler à cette époque.
Maintenant, il est vrai, il faut une énergie considérable pour résister à la montée des forces les plus traditionnelles en sciences humaines, dans notre université comme ailleurs. Je m’écarte de plus en plus de celles-ci en approfondissant le sens de la vie.
Je sais de mieux en mieux que l’équilibre psychique, la générosité, l’amour du prochain, la sympathie, ne sont guère du côté du monde intellectuel que tu as, malgré tout, défendu jusqu’à la fin. Dans le fond, tu étais plus optimiste, plus acharné que moi à cet égard.
Tu as toujours voulu rester un sociologue, envers et contre tous.
Je préfère révolutionner la sociologie par l’éducation radicale qui est un art de faire et d’être ensemble, au-delà des mots et des images.
Dans le fond, tu étais un poète, un admirateur du surréalisme, de l’avant-gardisme. Tu avais publié quelques poèmes, je crois, dans la revue « La Tour de feu », à un moment où je publiais moi-même dans cette revue provinciale. J’ai toujours regretté que tu n’aies pas mis toute ta puissance dans l’imagination poétique. Mais le concept t’a toujours intéressé et de plus en plus, semble-t-il, à la fin de ta vie.
Pourtant tu n’as jamais imposé cette passion à tes étudiants. Ceux qui ne te connaissaient pas vraiment ont pensé que tu pouvais être désinvolte. Mais une telle attitude était le contraire de toi. Peut-être appréciais-tu, comme moi, cette pensée de l’écrivain argentin Antonio Porchia: « je t’aiderai à venir si tu viens, et à ne pas venir, si tu ne viens pas ».
Maintenant, il faudra faire avec ton absence. Le silence qui va s’ensuivre sera difficile à supporter. Tout le monde, évidemment, dira que tu étais un « grand » des sciences sociales, pour ne pas être en reste.
Toi, tu souriras au fond de tes ombres soyeuses, avant de te retourner d’un seul coup pour, enfin, pouvoir dormir dans l’immense et souple tranquillité de la nuit.
René Barbier
Paris, le 15 janvier 2000
Quelques ouvrages de René Lourau :
L’instituant contre l’institué, Paris, Anthropos, 1969
L’analyse institutionnelle, Paris, Editions de Minuit, 1970
La sociologie, Paris, Seghers, 1971 (avec Georges Lapassade)
Les analyseurs de l’Église: analyse institutionnelle en milieu chrétien, Paris, Anthropos, 1972
L’état-inconscient, Paris, Editions de Minuit, 1978
Le Journal de recherche: matériaux d’une théorie de l’implication, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988
Les pédagogies institutionnelles, Paris, PUF, 1994 (avec Jacques Ardoino)
Le principe de subsidiarité contre l’Europe, Paris, PUF, 1997