René Barbier, poète et éducateur

2018, par Jean LECANU

Rencontre

En 1993, quelques mois avant de prendre ma retraite de l’éducation nationale je découvre dans la revue de Pratiques de formation de Paris VIII un article intitulé « Krishnamurti et Castoriadis : une approche paradoxale en éducation ». Immédiatement je prends contact avec l’auteur. De la rencontre naît une amitié qui va durer 24 ans de 1993 à 2017. Nous nous retrouvons à Paris, au Mas Grenier, à Font Romeu lors des rencontres « Spiritualité en Pyrénées ». L’amitié de deux hommes devient l’amitié de deux couples.

En août 2017 René et Sunmi viennent passer quelques jours à la maison. René m’interroge longuement sur la mort. Sa question est alors : « s’il y a quelque chose qui nous survit, penses-tu que ce quelque chose est conscient ? » Il rentre à Paris et meurt un mois après, en septembre. En octobre 2017 je reçois de Bernard Besret son dernier livre Et la mort comme le jour illumine. La réponse à la question de René est dans cet opuscule. 

La joie d’être grand-père

Poète, homme de liberté, éducateur, ami fidèle, René était professeur en Sciences de l’éducation, il préférait dire professeur d’éducation à Paris VIII (Vincennes St Denis). Il a écrit des ouvrages théoriques, mais en 2016, il a éprouvé le besoin de rédiger un texte beaucoup plus simple sur La joie d’être grand-père. Sa petite fille est très jeune mais il pense qu’elle pourra lire ce livre plus tard. Dans la dédicace qu’il nous adresse, il présente son texte comme un ouvrage sur le sens de la vie et de la mort avec les valeurs éducatives qui l’accompagnent. « La vie est à l’amitié, ce que l’espace-temps est à la vie » nous dira-t-il. Le moment est venu pour moi de parler de René Barbier et de La joie d’être grand-père dans notre groupe « Arlette Fontan », pour plusieurs raisons :
D’abord nous regrettons souvent l’absence d’athées et/ou d’agnostiques dans nos réunions. René est un authentique agnostique. Ensuite sa philosophie de la vie recouvre vraiment nos préoccupations. Avec les années qui passent nous avons tendance à regarder dans le rétroviseur. Mon parcours qui va de l’accord chez Camus à la Vie chez Michel Henry passe par René Barbier, Bernard Besret, Jean Yves Leloup, CG Jung, Maître Eckhart, KG Durckheim, Bernard Durel…

Grands-parents : passeur du sens d’un Clair-joyeux

Dans les premières pages nous savons que l’ouvrage veut délivrer le sens d’un « clair-joyeux ». Ce que René veut transmettre à sa petite fille c’est : pourquoi vivre vaut le coup ? Dans le chapitre sur ses grands-parents il explique qu’un grand-père représente quatre dimensions importantes pour le sujet :

  • la question de l’enracinement de l’existence
  • l’archéologie des valeurs
  • la transmission de l’amour de la vie
  • le principe d’espérance sur la vieillesse

Il évoque plus particulièrement sa grand-mère maternelle, femme du peuple qui vendait des légumes sur sa voiture à bras, de vendeuse des quatre saisons, inscrite au parti communiste. Il parle des discussions politiques qu’il a eues avec sa mère et il dit : « il y a eu une opposition qui allait de pair aussi, avec l’ouverture spirituelle que j’ai eue. Dès la classe de seconde, j’ai lu Blaise Pascal… Je ne pouvais pas parler de mon interrogation métaphysique, c’était un élément forclos sur le plan familial. »

Sens de la mort

Un autre point important dans le chapitre me semble être sa confrontation avec la mort : « à l’âge de 10 à 12 ans lors d’une balade à vélo avec mon père on avait vu le corps d’un jeune homme qui venait d’être décapité par un camion dans un accident de la route. La question de la mort m’a toujours obsédé ». Il évoque d’autres moments où il est confronté à la mort : le jeune garçon exposé dans son cercueil au Val de Grâce, la mort d’Agnès alors sa compagne, le malaise éprouvé à l’approche d’un cimetière américain sur la côte normande. Dans ce même chapitre, il parle de son rapport à la musique, au chant et à l’accordéon, instrument des classes populaires, il en joue très jeune mais arrête en rentrant au lycée parce que c’était un instrument qui le stigmatisait.

Dieu

René Barbier m’a fait réfléchir sur le Réel, la profondeur, la reliance, la gravité. Nous nous sommes interrogés ici sur ce que nous disons quand nous disons Dieu. Je vais partir du mot Dieu pour René. Pour cela je vais le citer, m’effacer devant sa parole, ce que je fais aujourd’hui est pour l’essentiel une lecture à haute voix de certains passages de son dernier livre.

Je ne peux pas parler de dieu. En parler ne me convient pas parce que « Dieu » est un terme totalement connoté par les religions du livre. Dieu parle à ceux ayant reçu une éducation chrétienne ou judéo-chrétienne, mais pour des gens comme moi qui n’ont pas eu cette éducation, qui vivent dans une société qui culturellement a une dimension judéo-chrétienne, mais qui n’ont pas été forgés par cette culture familiale, ça leur parle plutôt négativement. Pour eux Dieu est toujours un Dieu ecclésiastique, celui des religions instituées avec tout ce que cela veut dire comme oppression dans l’histoire même de l’église. 

Profondeur

Au mot « Dieu » René préfère le mot « profondeur » qu’il emprunte à la postface du livre d’Antonio Porschia Roberto Juarroz : Voix (Fayard). Pour René le mot « profondeur » est en relation avec la notion de Réel. Le Réel est consistant au fond de soi-même, il est inconnaissable. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Qu’est ce qui fait que quelque chose a pu naître ? C’est un mystère. Le terme profondeur permet de parler de ce mystère. La profondeur n’est ni ceci ni cela. La profondeur est un sans fond. La réflexion sur la profondeur aboutit à la reliance. La conscience de la profondeur est conscience de la complexité. 

Reliance

Pour René, la reliance est reliance au monde vivant mais aussi non vivant. « S’il y a reliance aux autres, au monde, il y a aussi reliance à soi et amour de soi ». Profondeur, reliance et gravité sont au cœur même de la philosophie de la vie de René Barbier.

Gravité

« C’est parce qu’il est relié que l’homme profond se sent « grave ». Cette gravité est un concept fondamental pour moi, qui est un peu l’inscription de la reliance dans le social pourrait-on dire … La gravité consiste à vivre consciemment le fait d’être affecté et impliqué dans toutes les parties de son être par le rapport au monde, aux autres et à soi-même. Krishnamurti d’ailleurs l’affirmait : « Je suis le monde et le monde est moi ». Il y a une relation intrinsèque entre le monde et soi, et nous sommes responsable de tout ce qui est. »

Vivre ensemble

« Qu’est-ce que le vivre ensemble ? », que je place sous l’égide de gravité ? « Vivre ensemble » c’est d’abord un rapport avec le vivant, le vécu et le vivable, c’est aussi vivre en reconnaissance la plénitude du vivant. Etre vivant c’est être une partie d’une totalité dynamique portée par un élan créateur. « Vivre ensemble » c’est donc d’abord vivre en rapport avec le vivant mais c’est aussi avoir une conscience du vécu. Cette relation entre poésie et ce que je pourrais appeler le sens de la profondeur m’apparaît importante… Un poète n’est pas un sage, il restera toujours profondément un homme avec ses contradictions… Je suis allé vers les sciences de l’éducation en voulant mettre en œuvre en éducation à la fois l’influence de la poésie et celle d’une philosophie marquée par le questionnement spirituel… La poésie peut nous guérir… Daniel Pons nous a fait comprendre à quel point poésie et sagesse allaient de pair… La poésie est nettement plus importante pour moi que le concept. »

Conclusion : Lou ou la puissance d’agir

« La philosophie conduit-elle au sens le plus joyeux de la vie ? Comment aller vers la joie, comme un Baruch Spinoza ou un Robert Misrahi, en affrontant la quête de la finitude radicale ? C’est au cœur de la vie et de la mort que la philosophie prend tout son sens. Le philosophe est l’être humain qui aborde le plus franchement et en toute lucidité la question du mourir. Le philosophe est avant tout la personne du clair-joyeux. C’est au cœur même de la vie éphémère que le philosophe entre dans la vie au-delà des formes. Cette vie est la substance même de l’énergie. Je la nomme profondeur. Lou, je voudrais que tu conserves ce sens de la puissance d’agir qui t’entraîne vers ces éclats de rire comme autant de boules de neige qui s’éparpillent dans les tempêtes d’enfance immergées dans le plaisir du jeu gratuit. Assume la solitude pour aller vers la rencontre humaine ».

Les titres des chapitres 6 à 10 montrent bien ce que René Barbier veut évoquer sur la relation grand-père/petite fille : l’amour et le mal, le sens de la vie poétique, le jeu, gronder, la tendresse, le câlin, le corps. Après avoir parlé de l’arrière grand-mère et de la mère, il conclut de la manière suivante :

Oui, ma petite fille, tu hérites d’un passé de femmes « rebelles » qui ne se sont pas laissées marcher sur les pieds par des êtres obtus recroquevillés dans leur médiocrité moralisante. Des femmes qui ont su saisir à bras le corps l’ouragan de la puissance du vivre. Tu es du côté des Louise Michel, des Lou Andréas Salomé, des Emma Jung, des Rosa Luxembourg, des Alexandra David-Néel, des Annie Leclerc, des Julia Kristeva, des Juliette Binoche et de tant d’autres… Ta joie de vivre, du haut de tes deux ans, annonce l’acmé de ta puissance de femme. D’une femme qui s’autorise à dire, à faire, à rencontrer, à changer, à créer, à diriger, à engendrer, à contempler quel que soit ton horizon à jamais neuf, à jamais effervescent pour te sauvegarder de l’indifférence et de la morosité monstrueuse du quotidien, embaumées par les hommes de pouvoir. Les poètes l’ont crié : la femme est l’avenir de l’homme. Sois cette femme au firmament du futur, une femme libre, une femme responsable de sa vie, de ses enfants et de celle de l’humanité.

Question de la transmission

Entre le moment où paraît La joie d’être grand-père en 2016 et sa mort en septembre 2017, René Barbier va écrire un texte très important intitulé « Le vide sans oeillères. Vers une sagesse poétique en spiritualité laïque ». Dans ce dernier grand écrit, il parle de la transmission par l’éducateur :

Pour un éducateur se pose la question de la transmission : comment peut-on transmettre que la vie est sens ? On ne peut le transmettre qu’à partir du moment où l’on suit pour soi-même ce sens de la vie, mais cela ne suffit pas, la question est : comment transmettre cette attitude à l’égard du monde ? … La transmission va commencer avant même la parole, avant même les livres, avant même les exercices. Elle va commencer dans le silence, lorsque deux êtres le formé et le formateur se rencontrent. Dans l’échange des regards, dans le silence échangé, avant même que chacun commence à prendre la parole… L’éducation commence dans cette zone de silence entre deux êtres qui partagent l’intelligence du monde. 

Bibliographie

  • René Barbier et Christian Verrier, 2016, La joie d’être grand-père, Edilivre
  • René Barbier, 1996, La recherche action, Anthropos
  • René Barbier, 1997, L’approche transversale : l’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos
  • René Barbier, 2001, Question de : Education et sagesses- la question du sens, numéro 123, Abin Michel
  • Antonio Porschia, 1979, Voix, Fayard (postface de Roberto Juarroz)
  • Philippe Filliot, 2011, L’éducation au risque du spirituel, Desclée de Brouwer