Rencontre de la tombe de Pierre Bourdieu

2012 par René Barbier

Il m’arrive souvent de déambuler dans le cimetière du Père-Lachaise à Paris, dans le XXe arrondissement. Les vastes ombres des arbres centenaires m’emportent comme un tapis volant vers l’envers des choses et des êtres où la vanité de toute croyance se dissout dans le silence. Presque toujours je m’arrête devant la tombe de Marie Trintignant arrêtée en plein élan par la violence inconsciente de son amant. Guillaume Apollinaire me fait signe d’aller rendre visite à sa Lorelei. Paul Eluard dans le carré des déportés m’invite à réfléchir sur le sens du mal, racine obscure et indéracinable de l’âme humaine. Mais aujourd’hui, par temps de grande fatigue liée à l’inanité sonore de la politique dominante, crapuleuse et sans espoir qui parade dans les médias.

Au détour d’un chemin, sans le vouloir, je découvre la tombe du sociologue Pierre Bourdieu. Il n’est pas loin de Marie Trintignant, Alain Corneau et de Gilbert Bécaud. Prenez le chemin juste en face de ces sépultures et un peu plus loin tournez à gauche sur une centaine de mères. Pas plus sinon vous allez tomber sur « Madame Sans Gêne ».

Un peu en retrait, sans aucun panache, une tombe nue, avec ces mots « Pierre Bourdieu, 1930-2002 ». Pas ou peu de fleurs, pas d’autres inscriptions, pas de photos. Quel jeune sociologue saura aujourd’hui que l’un des leurs, des plus prestigieux naguère, repose ici ? Rencontrer ainsi la tombe de Bourdieu qui fut pour moi un penseur en sciences sociales déterminant, me rappelle la surprise méditative que j’ai eue, il y a déjà de nombreuses années, dans un coin perdu de Touraine, au sein d’un vieux cimetière tapissé de quelques rares tombes, dans le cimetière du monastère copte orthodoxe de Saint-Michelde-Bois-Aubry, au hameau de Bois-Aubry sur la commune de Luzé en Touraine. Là, sous les broussailles, une sépulture : celle de Yul Brynner. Cet acteur qui avait fait les beaux jours des péplums d’Hollywood en son temps se dissolvait dans la terre de France tranquillement, le plus anonymement du monde.

Pierre Bourdieu réside maintenant dans un cimetière renommé. Mais son ultime demeure est aussi anonyme que celle de Yul Brynner. Il me souvient des années soixante-dix quatre-vingt de l’autre siècle. Les jeunes sociologues avaient vraiment intérêt à connaître l’oeuvre de l’auteur de l’Homo Academicus. Son avis mandarinal était redouté. Il était le sociologue par excellence, celui qui disait la Science de la société. Et proclamait que la sociologie était « un sport de combat ».

Dans le silence des grands arbres, que peut-il nous raconter, désormais, de ce que sont les jeux et les enjeux des rapports sociaux ? Qu’est qu’un être humain ? Que veut dire être sensible ? Qu’est-ce qu’une oeuvre au regard de l’éternité ? Pierre Bourdieu, vers la fin de sa vie, semblait plus marqué par la philosophie de Spinoza. Peut-être avait-il goûté alors à la joie d’être du philosophe au manteau troué ? Il s’était également défait un peu de sa stature hauturière et était descendu un tant soit peu dans l’arène de la quotidienneté où le sens commun côtoie si fortement le spectaculaire de la société. La misère du monde l’avait marqué. C’est le Bourdieu que je garde en mémoire et qui me fera revenir de son côté lorsque j’avancerai, sans but précis, dans les allées ombragées du Père-Lachaise.

Hier, le 15 octobre, on a déposé un pot de fleurs rouges sur la tombe de Bourdieu. Sa tombe a semblé retrouver un coin de ciel bleu : celui de la reconnaissance. Juste devant sa tombe, à deux mètres, celle de Brillat de Savarin (1755-1826), l’hédoniste gastronome. Gageons que leurs ombres vont ensemble à la recherche de la bonne chère en délaissant le reste…

Aujourd’hui 28 octobre je rencontre une jeune sociologue sud-américaine en visite devant la tombe de P. Bourdieu. Une occasion de discuter de son audience en Amérique Latine et de son évolution vers une prise de parole sur La misère du monde.

Je suis là assis près de sa tombe, à l’ombre de grands arbres. Aujourd’hui, elle est enrichie d’un vase avec des roses artificielles. Quelle ironie du sort ! Bourdieu n’aimait pas jouer beaucoup avec le miroitement des choses. Il fait si beau ici. Le printemps semble piétiner sur place pour entrer dans l’histoire des saisons. Les oiseaux font la fête dans les craquelures pleines d’eau des pierres tombales. Voilà dix ans en 2012 que ce grand sociologue est passé de l’autre côté du monde. J’écris ce texte avec un mobile. Demain qui écrira encore sur Bourdieu, et avec quoi, assis, en paix, près des feuilles mortes ?