par René Barbier, 2003
Un éducateur ne manque pas aujourd’hui d’être interrogé par l’évolution de la culture chinoise sous l’effet de la mondialisation. Ce pays d’un milliard trois cents millions d’habitants change à vue d’oeil. Sa transformation ne va pas manquer de remettre en cause l’ordre mondial dominé par l’économie et la politique américaines. Depuis 1978 la Chine s’est ouverte à la mondialisation libérale. Quels en sont les effets ?
Les effets de la mondialisation en Chine
La mondialisation
La Chine nous appelle à la réflexion. Depuis 1978, son ouverture contrôlée mais réelle sur le monde occidental et la mondialisation, provoque une déstructuration généralisée de ses modes de vie traditionnelle. Il faut questionner cette évolution économique et culturelle de la Chine à la manière dont François Billeter l’engage dans la Chine, trois fois muette (Ed. Allia, 2000. NB: références en fin d’article). Comme il le démontre, c’est la “raison marchande” qui domine le capitalisme depuis la Renaissance jusqu’à son apogée contemporaine sous le terme de mondialisation. La raison marchande transforme toutes les relations au monde, aux autres et à soi-même, en rapport de vente et d’achat, sous l’égide de l’argent, de plus en plus immatériel aujourd’hui. La science, elle-même, est en étroite corrélation avec cette violence symbolique des rapports marchands et contribue à asseoir l’autorité de ce mode de production par l’éclat de son objectivité supposée, alors qu’elle en est étroitement dépendante.
Phénomène ancien et continu, comportant des apogées et des reculs, la mondialisation est marquée par l’essor de la communication informatisée en liaison avec la gestion des flux financiers internationaux. La globalisation des réseaux est un fait et fonctionne logiquement à l’universel.
La place de l’État-nation est remise en question par la mondialisation. Nous allons vers ce que Fernand Braudel a désigné sous le nom d’“économie-monde” (BRAUDEL, 1979), existant depuis le XVIe et XVIIe siècles, mais qui se caractérise aujourd’hui d’une manière impérialiste par la diffusion des mécanismes du marché à l’ensemble de la planète. Le terme de “globalisation” proposé par Théodore Levitt en 1983 et développée ensuite par Kenichi Ohmae correspond à un système d’interdépendance et de concurrence économiques entre trois ensembles de tailles équivalentes : la triade Union européenne, l’Amérique du Nord et le Japon.
La mondialisation comme « machine infernale »
Selon Riccardo Petrella (1997), la mondialisation serait “une machine infernale”. Fondée sur la primauté des intérêts et de la liberté d’action sans frontières de l’entreprise privée, et sur la souveraineté d’un marché prétendument autorégulateur, la mondialisation abandonne individus, groupes sociaux, villes et régions, voire pays entiers. La mondialisation entraîne les économies vers des structures de production artificielle, de l’éphémère, du volatile et du précaire – par la réduction massive et généralisée de la durée de vie des produits et des services. Au lieu de revaloriser en permanence les ressources disponibles, elle les rend le plus vite possible obsolètes, inutiles, non recyclables. Le travail humain et les rapports sociaux en font les frais.
Conflit entre la modernisation et la tradition
Ce qui paraît important à l’heure actuelle, c’est que les États-nations semblent écartelés entre la modernisation liée à la mondialisation, et la réinvention de la tradition. On assiste alors à de nouveaux contours des communautés politiques dont l’espace n’est plus borné par les frontières territoriales mais reconstruit en fonction des stratégies d’entreprises, des circuits marchands, du déplacement des hommes et des effets de la communication.
L’interdépendance économique institue une culture commune liée aux industries de communication qui diffusent leurs produits en direction d’une clientèle élitiste et mondialisée, urbaine et ouverte au tourisme. Une nouvelle échelle de référence culturelle s’instaure à l’échelle de la planète dans les sociétés urbaines. Les grands axes culturels de la tradition vont-ils perdurer dans la Chine d’aujourd’hui ? Ses grands axes culturels comme
- l’importance de la famille,
- de l’Etat et du réseau de relations sociales,
- de l’harmonie, de l’évitement du conflit,
- du sens holistique de la vie liée au corps et à la nature,
- d’une reconnaissance du « procès » (processus) dans le cours des choses au sein d’une énergie primordiale, vont-ils perdurer, voire même féconder la pensée occidentale dans un effet de métissage créateur ?
Le problème de la déstructuration de la famille en Chine
Conception de la famille en Chine
La conception de la famille en Chine est directement reliée à la philosophie confucéenne. Plus encore qu’en Occident, la famille est l’unité de base de la société. On évalue mal ce qu’a pu signifier, pour un Chinois, la loi lui interdisant d’avoir plus d’un enfant sous peine de voir le second enfant sans aucune identité sociale. L’enfant est roi, c’est “un petit empereur de Chine”. Les parents sont d’une grande délicatesse à l’égard de leur enfant. Pourtant, il ne s’agit jamais d’une conception de l’enfant “individualisée”. L’enfant est un petit prince socialement déterminé. Il s’inscrit bien évidemment dans un groupe, dans un clan. C’est la raison pour laquelle il sera, très tôt, dans les villes, soumis à la concurrence effrénée pour la réussite sociale, notamment par les diplômes. Cette tendance est évidente pour toute l’Asie, en particulier au Japon et en Corée.
Rôles et rites dans la famille
Mais en Chine, du fait du faible nombre encore des infrastructures scolaires et universitaires, compte tenu de la demande sociale, le “rôle” de l’enfant pour assumer l’attente des parents est écrasant. “L’intelligence de la Chine” ne se conçoit pas sans une reconnaissance très ancienne de la fonction éducative dans la société (GERNET, 1994, pp. 98-132). La famille est le garant de la sagesse confucéenne. Les rôles de chacun, en interaction permanente, doivent être tenus sans discussion. Seul le respect des rôles de chacun dans la hiérarchie sociale pouvait engendrer l’harmonie et l’ordre. Les rites doivent être compris en fonction de ce principe de régulation à vocation cosmique (JULLIEN, 1996).
Famille et groupe
La famille chinoise possède une double dimension, physique et métaphysique. L’individu n’existe physiquement, assure sa survie, que par les liens familiaux. Le sentiment individuel est fondu dans l’esprit familial. L’influence symbolique de la famille fait tache d’huile dans l’ensemble des rapports sociaux. La hiérarchie des générations s’y établit suivant l’ordre de primogéniture mâle. Les femmes ne participent pas, traditionnellement, à ce processus de continuité et Confucius n’était pas tendre à l’égard des femmes. Il faut signaler que le Taoïsme, au contraire, donne de la féminité une image beaucoup plus positive. L’amour n’a de sens que dans une perspective holistique. Le sentiment amoureux est façonné par le collectif.
L’amour sous le regard de l’autre
Le “palanquin des larmes”, cette chaise à porteur drapée de rouge qui amenait la fiancée éplorée vers son futur époux qu’elle n’avait jamais vu auparavant, n’existe plus officiellement puisque le code civil chinois pose le principe du consentement mutuel et non de l’arrangement familial au mariage. Néanmoins on imagine mal des jeunes gens passer outre à la bénédiction parentale. Toute séparation provisoire, liée par exemple aux circonstances professionnelles, fait l’objet de retrouvailles festives d’emblée au coeur de la famille, avant toute intimité individuelle. C’est au coeur de la famille que la solidarité, effet de la fraternité, s’exerce le plus pleinement et la diaspora chinoise à travers le monde en sait quelque chose. Les enfants ressentent très tôt ce sentiment collectif. Ils savent qu’ils doivent assumer leur rôle en fonction de ce lien familial. L’évolution du monde économique par la mondialisation, va-t-elle détruire ce bel équilibre ?
Mondialisation et famille
La famille prend de plein fouet les effets de la mondialisation. Avec l’urbanisation nécessaire dans cette perspective économique, la transversalité des valeurs s’accroît. L’impact du Coca-Cola et du McDonald’s en Chine est un indice d’un début d’acculturation à l’Occident libéral. Le libéralisme économique, accepté en Chine depuis 1978, dans le cadre d’un régime politique communiste, ne peut exister sans l’assomption de valeurs proprement individualistes. Dans la conception occidentale, seul l’individu est vraiment créateur, inventeur, facteur de progrès. On doit lui laisser le champ libre pour qu’il réussisse dans la vie.
Le modèle américain du “self made man” reste très prégnant. Jusqu’où la société chinoise pourra-t-elle concilier un comportement inspiré par l’individualisme dans le cadre économique et par les valeurs collectives et communautaires dans les autres sphères de la vie sociale ?
Déstructuration familiale
Tôt ou tard, comme cela s’est produit ailleurs dans le monde, la famille chinoise sera de plus en plus soumise à la remise en cause de l’autorité traditionnelle gérontocratique, au renouvellement des valeurs ancestrales centrées sur le groupe au profit de celles centrées sur le bien-être individuel.
Le rôle de la femme dans l’activité économique risque de bouleverser le rôle qu’elle tenait jusqu’à présent dans la famille.
L’espace vital très limité dans les appartements des villes (moins de 10 mètres carrés par personne) imposera aux familles, comme au Japon, de se séparer des parents vieillissants. La délinquance juvénile risque également de se développer avec la déstructuration de la famille comme des valeurs essentielles de la civilisation chinoise.
La question de la rupture économique et sociale
La rupture villes-campagnes
La rupture villes/campagnes est-elle en train de s’accomplir en Chine actuellement avec ses conséquences incalculables et imprévisibles sur tous les plans ? La logique interne au développement de la mondialisation ne semble pas aller dans le sens de l’esprit confucéen, quoi qu’en pensent certains adeptes des “valeurs asiatiques”.
La mondialisation accroît les équilibres précaires entre villes et campagnes. Les premières ne cessent de s’enrichir et de profiter des apports technologiques et culturels de l’Occident. Les secondes sont à la remorque de ce que les autorités acceptent de leur concéder pour égaliser relativement les situations socio-économiques. Mais la pression des masses paysannes se fait plus forte et le risque de soulèvement spontané, lié à un certain esprit de la sagesse chinoise qui ne méconnaît pas le sens de la révolte légitime, ne doit pas être négligé.
Prolifération du chômage et enrichissement
La participation de tous à la vie sociale, à sa propre échelle et en fonction de son niveau hiérarchique, peut être remise en question par les phénomènes de chômage massif liés aux gains de productivité et de rationalité. La délocalisation de la main d’oeuvre qui atteint déjà les pays d’Extrême-Orient plus avancés économiquement, et dont profite actuellement la Chine, pourra s’étendre des villes côtières vers l’intérieur. Comme le règne de la loi n’est pas vraiment intégré, le risque évident est celui de l’anarchie et des explosions sociales devant des situations de plus en plus inégales. Dans Beijing on voit déjà rouler des voitures sophistiquées, supposant un train de vie richissime, à côté des vélos innombrables. Les personnalités les plus riches dans la Chine continentale sont également celles qui vivent à Hong Kong ou à Taïwan.
Les valeurs des Lettrés, axées sur la culture mandarinale, trouveront-elles encore un intérêt pour des jeunes, durement soumis à la concurrence, et qui devront faire leurs preuves dans des directions plus technologiques et commerciales imposées par le capitalisme mondialisé ?
Problème philosophique du conflit tradition-modernité : vers un métissage créateur
La problématique du « métissage créateur » se distingue de celui de multiculturalisme et dépasse celui de diversité culturelle, dans une ligne théorique qui rassemble des auteurs comme Serge Gruzinski (La pensée métisse, 1999) ou François Laplantine et Alexis Nous (Métissages, de Arcimboldo à Zombi, 2001), et qui prend appui sur la théorie de l’approche transversale que j’ai développée depuis 20 ans.
Elle présente plusieurs facettes :
- connaissance de sa propre culture (intérêt et limites),
- sécurité ontologique suffisante pour affronter l’inconnu de l’impur et processus et inachèvement,
- l’altération et l’interaction inéluctables.
- l’imprévu et le « tout autre » dans l’émergence incessante de la diversité,
- la souffrance incontournable,
- une expression symbolique du métissage, une philosophie métisse : passage du monadisme au nomadisme et une perspective axiologique.
Définition du métissage culturel créateur
Une première approche du concept de « métissage culturel » peut être celle-ci : il y a métissage culturel lorsqu’un ensemble symbolique, porté nécessairement par un groupe humain, rencontre un autre ensemble symbolique et qu’ils interagissent pour se transformer. Il y a « métissage créateur » lorsque ce processus engendre un tout autre ensemble symbolique, radicalement neuf et imprévu.
Je travaille habituellement avec des étudiants de troisième cycle venant de contrées lointaines (Afrique, Asie, Amérique du Sud) et sur des objets de recherche toujours très impliqués. J’ai pu éprouver la très grande difficulté à accompagner chaque doctorant qui appartient à d’autres sphères de penser, de sentir, de donner sens au monde.
Je divise les cultures essentiellement en deux fondamentales : la culture occidentale qui fonctionne principalement à la rationalité linéaire et la culture autre qui fonctionne plutôt au retentissement analogique et à la compréhension holistique du monde. Beaucoup d’étudiants de troisième cycle venant d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique du Sud sont concernés par cette deuxième forme de culture.
Attitudes individuelles et cultures de l’autre
Dans la confrontation de valeurs interculturelles, lorsque l’altérité culturelle est particulièrement forte, je pense qu’il y a trois types d’attitude :
- un premier type d’attitude relève de l’“évolution interculturelle”. Dans ce cas la personne qui pénètre une autre culture en touriste est relativement touchée par les données culturelles de l’autre. Ses préjugés grésillent un peu. Son intolérance se réduit pour un temps. Mais, en général, dès le retour au pays natal, tout rentre dans l’ordre. Si évolution il y a, c’est souvent dans une façon mondaine de parler de l’autre culturel.
- un deuxième type d’attitude relève de la “transformation interculturelle”. Dans ce cas l’imprégnation par les valeurs de l’autre culture est plus marquée, plus imposante, plus temporelle. Il y a véritablement “choc” culturel et mise en conflit. Deux cultures confrontent leurs valeurs chez un même individu. Celui-ci est alors en proie à l’incertitude, au désarroi, car il sent que des éléments de chaque culture sont nécessaires pour comprendre la modernité sans trahir le passé, malgré leurs oppositions. Dans le plus malheureux des cas, cela se termine par une schizophrénie culturelle et relève de la psychothérapie interculturelle telle que la pratique Tobie Nathan et son équipe au Centre Georges Devereux de l’Université de Paris 8.
- un troisième type d’attitude relève de la “métamorphose interculturelle” ou de “métissage”. Dans ce cas, le bouleversement est complet. L’ensemble des valeurs est remis à plat et redéfini. Il s’agit d’un véritable métissage car les nouvelles valeurs appartiennent sans appartenir aux cultures en présence. Nous sommes en face d’un être culturel tout autre qui a inventé de nouvelles valeurs à partir des cultures qui l’ont traversé. Mais ce métissage culturel est avant tout existentiel et réduit à la personne en question. Pendant longtemps, ces êtres restent relativement seuls. Puis, si d’aventure les nouvelles valeurs gagnent du terrain dans l’ensemble de la société, des éléments d’une autre culture se mettent en place, confortant ainsi vraiment le métissage culturel au niveau de l’ensemble de la société. J’ai rencontré quelques êtres de cette nature en Asie ou en Amérique du Sud, récemment.
Pour une philosophie du processus ininterrompu
J’opte pour la philosophie du processus et d’un être en mouvement, incertain et inachevé. Alors l’altération interculturelle nous conduit vers le « métissage axiologique » qu’une de mes étudiantes coréennes, Madame Yun Chung Chung, a défendu, dans une thèse de doctorat (1999). Le métissage axiologique est au-delà du noyau dur primitif. Plus exactement il représente une nouvelle épreuve de ce noyau dur, comme on le dirait d’une nouvelle photographie d’un paysage qui change d’instant en instant. Sur ce plan, la métaphore du « manteau d’Arlequin » de Michel Serres ne me semble pas pertinente. Elle invoque beaucoup plus l’idée de bigarrure, de bariolage, de juxtapositions culturelles que de véritable métissage créateur. Elle correspond bien, par contre, à l’état de mosaïque culturelle dans laquelle chaque ethnie se réfugie singulièrement pour défendre, bec et ongle, une micro-culture souvent conservatrice, ou encore à la « dissociation ordinaire » dont seraient marqués les jeunes immigrés d’aujourd’hui selon G. Lapassade.
Qu’en est-il de la pensée chinoise dans la Chine d’aujourd’hui ?
On peut se demander ce que devient « la pensée chinoise » traditionnelle, comme la nommait Anne Cheng. Sa nature liée au cosmos mais également empreinte de pragmatisme et d’un type d’efficacité trouvera-t-elle les voies d’un métissage créateur ?
Le changement de mentalité
La pensée chinoise traditionnelle a pris naissance il y a plus de deux mille cinq cents ans et qui s’est organisée au fil des siècles autour des « pères » du système taoïstes (Laozi (Lao Tseu), Zhuangzi, « Maître Zhuang », Liezi) mais également autour de la philosophie confucéenne et néo-confucéenne (Kongzi, (Confucius), Menzi (Mencius), Ge Hong (283-343), Zhang Zai (1020-1077), Wang Yangming, Zhu Xi (1130-1200), Wang Fuzhi (1619-1692)).
Du « surnaturel sauvage » au « surnaturel élaboré »
Léon Vandermeersch (« Une tradition réfractaire à la théologie : la tradition confucianiste », Extrême Orient – Extrême Occident, n°6, 1985, 9-21, Université Paris 8) soutient que le surnaturel sauvage (celui des « esprits », des « fantômes ») fut converti en surnaturel élaboré par les sages. Le surnaturel converti est transformé en qi (matière-énergie cosmique), en yin et yang, en wuxing (cinq éléments : terre, eau, bois, métal, feu), c’est-à-dire en forces agissant au plus profond de la nature, difficilement imaginables mais saisissables par la réflexion appliquée à la raison des choses. Dans le surnaturel converti, la dimension de transcendance devient une dimension de profondeur dans l’immanence. Mais les Chinois diraient plutôt de « hauteur » jusqu’aux niveaux les plus essentiels du déploiement cosmique de ce qui est. Le sage tient un discours cosmologique, non religieux, et n’élabore pas le concept de transcendance, comme celui de divin.
Une pensée chinoise sans théologie
Pas plus que de théologie, la pensée chinoise ne connaît de pensée métaphysique. Il n’y a rien au-delà du monde physique, comme chez Aristote. Mais il y a quelque chose de « plus haut que » ou d’ »antérieur à » toute particularisation phénoménale. La réalité existe sous la forme d’une sorte de continuum, qui échappe à toute appréhension par les sens, et qui pénètre les « dix mille êtres ».
Doté de plusieurs degrés, ce continuum développe celui du yin et du yang, dont la dynamique interne anime les cinq phases du wuxing, ; puis celui du de (puissance cosmique), dont la dynamique commande celle du yin et du yang ; puis celui du Tao (dao) (voie cosmique), source elle-même de la dynamique du de.
Différence radicale avec le christianisme et les conséquences
Les jésuites essaieront bien, au XVIe siècle, de réduire le « Ciel » chinois au Dieu chrétien. Mais la nature des deux représentations est totalement différente. Chez les fils de Han, il y a homogénéité de la réalité cosmique du ciel à l’homme. Un continuum radical de l’univers qui éclate, au niveau du sensible, par la manifestation des « dix mille êtres ». Dans le christianisme, il y a toujours « deux » : Dieu et sa créature, fût-elle à l’image du dieu créateur. En Chine, la psychologie humaine est cosmologisée. Dans le christianisme, nous assistons à un anthropomorphisme divin.
Les conséquences culturelles sont importantes.
- D’abord la Chine traditionnelle ne produit pas de guerres de religion, comme celles qui ont bouleversé les pays sous l’égide de religions monothéistes (christianisme, islam, judaïsme). Les confucianistes n’engagent pas de débats avec les jésuites sur l’existence de dieu. Les Chinois se préoccupent essentiellement des rites.
- Mais les rites ne sont reconnus comme valables que s’ils sont intériorisés et dans la mesure où ils relient tous les membres du corps social. Il ne s’agit pas simplement d’un décorum mais d’une activité très existentielle et sincère, sans discours théologique.
Cosmologisation du monde
La pensée scientifique chinoise est influencée par cette cosmologisation du monde. Loin d’être un enchaînement linaire de causes et d’effets, le monde dans son évolution est perçu comme une série de passages. Marcel Granet écrit, à ce propos : « Au lieu de constater des successions de phénomènes, les Chinois enregistrent des alternances d’aspects. Si deux aspects leur apparaissent liés, ce n’est pas à la façon d’une cause et d’un effet : ils leur semblent appariés comme le sont l’endroit et l’envers… » (La pensée chinoise, 1934, p. 329-330).
La seule école de la pensée chinoise qui se soit rapprochée d’une tendance théologique, celle des moïstes (de Mozi) pour consacrer une raison causale, n’a pas survécu.
Taoïsme populaire et taoïsme philosophique
Le taoïsme populaire a récupéré la tendance magico-religieuse des Chinois. Les pratiques taoïstes, au fil des temps, ont intégré le surnaturel au sein d’innombrables sectes. Une partie de la dimension théologico-métaphysique sera, malgré tout, réinsérée dans le taoïsme philosophique influencé par le bouddhisme. Le bouddhisme chinois, le tch’an, concoctera cette approche et passera, par la suite, en Corée et au Japon pour donner le bouddhisme zen.
Que reste-t-il de la pensée chinoise aujourd’hui ?
La mondialisation, sous des dehors apparemment reliés en réseaux, nous impose une civilisation de fragmentations généralisées. Elle va à l’encontre de la culture ancestrale de l’Asie et de la Chine en particulier. Le confucianisme, réinterprété dans les fameuses “valeurs asiatiques” (morale confucéenne, valeurs familiales, respect de l’État et des rôles sociaux, sens du travail, etc.), réussira-t-il à sauvegarder l’essentiel de la sagesse chinoise ? Ou bien verrons-nous peu à peu émerger deux Chines : l’une des villes industrielles, aimantée par l’argent et le “progrès” teinté d’individualisme ; l’autre des campagnes, en attente d’un progrès économique et social plus quémandé que réellement obtenu ?
Conclusion
Assisterons-nous à l’émergence de deux classes de Lettrés ? :
- l’une traditionnelle, plus avancée en âge, s’activant sur des textes anciens et en perte de vitesse ;
- l’autre, plus jeune et moderniste, soucieuse d’esprit occidental, férue d’informatique et de communications avancées, progressant et s’enrichissant sans cesse dans le commerce et l’industrie, les “affaires”, en oubliant petit à petit le fond de sagesse qui a fait la civilisation des “fils de Han” ?
Mais cette vision demeure encore trop “occidentale” et “aristotélicienne”, dans sa dichotomie du “ou bien, ou bien”. Si nous nous plaçons dans l’optique du “procès”, du cours du monde, il se peut que son déroulement actuel s’inscrive dans cette phase de mutation, sans pour autant s’y enrouler de manière définitive.
Les retombées et la question en l’éducation
- Une culture traditionnelle critiquée et dévalorisée chez les jeunes, notamment à l’égard du confucianisme depuis le début du XXe siècle (1919) et par le Marxisme.
- Une culture technologique et actuelle valorisée, y compris dans sa dimension libérale.
- L’ambivalence d’une culture de médiation en éducation. Le retour d’un certain nationalisme et des « valeurs asiatiques ». La question des droits de l’homme. Le problème du Tibet. Celui de la peine de mort. Quelle éducation pour quelle vue sur l’homme ?
La grande question de la polution et de l’écologie politique
Par ailleurs, les philosophies actives des écologistes occidentaux réinterprètent les sagesses traditionnelles à la lumière des données actuelles de la science du vivant. Leurs poids politiques gagnent du terrain, certainement beaucoup plus en Occident qu’en Orient. Ils développent ces “poches de résistance” contre les méfaits de la mondialisation que Edgar Morin appelle de ses voeux.
On ne construit plus une usine en France comme on peut la construire presque partout dans les pays en voie de développement. Les coûts sur l’environnement sont nécessairement intégrés. C’est loin d’être le cas en Chine comme ailleurs, dans les pays qui luttent pour leur développement économique. On imagine pourtant le formidable bouleversement que va opérer sur l’équilibre écologique de la planète, le fait de voir de plus en plus de Chinois et d’Asiatiques accéder au bien-être matériel qui utilise une énergie considérable. Sans une remise en cause intégrale de la voie occidentale de développement à l’échelle du monde, l’avenir est plutôt sombre. On sait que les États-Unis d’Amérique accaparent actuellement la plus grande part des ressources énergétiques mondiales.
Si les autres continents veulent accéder au même niveau socioéconomique, il faudra une réorganisation complète de la politique économique internationale. Ce qui existe présentement en Occident ne peut se développer et s’organiser à l’échelle planétaire sans une catastrophe écologique irréversible. Il nous faut choisir entre une inégalité socioéconomique s’installant de plus en plus en Occident comme en Orient et entre le Nord et le Sud, au risque de bouleversements sociaux sans précédent, ou une révolution des mentalités à l’égard de la politique économique mondiale.
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