« Produire son oeuvre », de Remi Hess (2003), note de lecture

Produire son œuvre

Le moment de la thèse

 de  Rémi Hess, Editions Téraèdre,

Collection L’anthropologie au coin de la rue,

2003, 179 p.

Selon le vœu de l’auteur, le contenu de ce livre se déploie sous le signe de la « transmission amicale » d’un savoir-faire entre compagnons d’un même métier. Pour réaliser cette transmission, la rédaction de la thèse est analysée à travers la théorie des moments que Rémi Hess travaille depuis plusieurs années.

Le livre  contextualise tout d’abord l’historique de la thèse en sciences de l’éducation depuis les années 1970, puis il souligne les interactions entre le chercheur, son objet et ses implications dans la recherche, pour en arriver à l’utilité de la thèse dans le vécu de son rédacteur.

 L’auteur avertit très tôt que sa pratique, dont il rend compte très directement, constitue une manière singulière de faire son métier d’universitaire, et que nombre de ses collègues pourraient envisager les choses sous un autre angle, témoigner différemment de leurs expériences et savoir-faire. Il n’existe pas de modèle-type de ce qu’est ce métier, chacun est pris dans un tâtonnement pour découvrir sa tonalité personnelle, la construction de la professionnalité s’élaborant au gré des directions de thèses successives, toutes différentes les unes des autres. Pour mieux pointer ce tâtonnement, Rémi Hess décrit son propre apprentissage de l’écriture universitaire, énumère le corpus des thèses qu’il a dirigées, s’interroge sur leur direction, sur la façon dont les étudiants entrent dans la recherche, sur les finalités de la thèse. Plusieurs moments jalonnent ainsi le livre : la direction et la production de la recherche, la lecture, l’écriture, la soutenance, l’après thèse.

 « Grand frère de la thèse » plutôt que « père de la thèse » et riche d’une expérience de vingt ans comme directeur de recherche, Rémi Hess a vu se transformer son métier d’universitaire ainsi que la réglementation des études qui est venue limiter le temps institutionnel de l’écriture. L’université a changé en quelques décennies, la tâche de l’universitaire oscille aujourd’hui entre une pédagogie de masse et un travail artisanal avec les étudiants inscrits en thèse. Dans cette évolution, une finalité de la thèse est pour Rémi Hess d’être socialement utile grâce aux écrits publiés qui en sortiront. Face à des institutions souvent périmées, elle peut contribuer au changement social, et en ce sens l’intérêt de la thèse est de réussir à donner une forme écrite à des pratiques sociales, ce qui crée un style de rapport au monde et constitue une identité à son auteur.

De fait, l’université a évolué très vite, et la thèse n’est plus ce qu’elle était. Et après ? semble s’exclamer l’auteur. Les fonctions de la thèse peuvent-elles encore s’exercer en dehors d’une réelle descriptions des pratiques actuelles ? Il est essentiel de partir désormais de ce que sont réellement devenus les étudiants, de ce que sont également les enseignants . Si l’université désire toujours jouer un rôle social, il lui faut tenir compte des caractéristiques des étudiants d’aujourd’hui, qui ne sont plus porteurs des mêmes spécificités que ceux de jadis. La vocation de l’université et de la thèse est de produire et non de reproduire la connaissance, d’où la nécessité qu’elles s’inscrivent dans le présent des réalités de la société.

La thèse, les étudiants, les enseignants changent, de plus il est à souligner que la rédaction d’une thèse en sciences humaines est très différente de celle d’une thèse en sciences de la nature.

La thèse en sciences humaines possède un statut pris entre des propriétés des sciences exactes tenant d’une logique expérimentale, et ce qui est nommé la question de l’œuvre, l’ensemble devant se concrétiser dans l’exposition d’une pensée et d’une écriture. Se pose sans cesse la difficulté de l’articulation complexe entre l’objet et le sujet, tant pour l’étudiant que pour le directeur de recherche. Cette liaison entre sujet et objet est souvent difficilement conscientisable, et pour Rémi Hess la direction de recherche en sciences humaines devrait toujours enjoindre l’étudiant à explorer et exploiter l’implication dans l’écriture et la recherche, pour mieux distinguer les raisons pour lesquelles il existe une telle implication par rapport à l’objet. Il peut s’agir en plus d’un excellent fil pour l’écriture. En ce sens, chaque écriture de thèse est une aventure existentielle spécifique, c’est une écriture en soi et pour soi donnant une légitimité à son auteur.

Tout porte à penser que l’écriture d’une thèse est bien un moment de production d’une œuvre à la fois individuelle et collective, qui doit être une synthèse d’un moment intégrant la théorie et la pratique, la construction d’une pensée et l’appropriation d’un terrain.  Même si un travail de synthèse ou de compilation peut naturellement participer de l’élaboration de la thèse, devenir auteur de son œuvre-thèse revient principalement à inscrire un point de vue spécifique sur l’objet, à développer sa pensée dans l’écriture.

Ecrire relève d’une complexité de facteurs, qui s’organisent autour de l’idée que l’on a une œuvre à produire. A ce moment il faut affronter l’autodidacte qui est en nous, et la difficulté à produire son œuvre par soi-même. En plus d’être un cheminement existentiel, une thèse en sciences humaines est aussi une épreuve d’écriture avant d’être une démarche purement scientifique. Ici, différentes des sciences dures, les jeunes sciences humaines ont encore beaucoup à inventer. Une thèse est une œuvre d’art, et cette œuvre de l’homme, c’est lui-même en devenir.

Si les sciences de l’éducation en France, en tant que discipline encore jeune, cherchent souvent à s’affirmer par des voies tentées par le scientisme, pour Rémi Hess les sciences humaines ne peuvent s’appuyer sur les mêmes fondements que les sciences de la nature. Il s’agit de considérer que les sciences humaines ne font encore que débuter, l’inventivité doit y prédominer. Il est important de s’approprier les outils scientifiques, mais il ne s’agit que d’un matériau, bien d’autres éléments entrent dans le « travail de thèse », qu’il faut mettre à profit

Si le lecteur pourra l’utiliser comme tel et en tirer largement bénéfice, ce livre n’est cependant pas strictement un guide ou un manuel de recherche et d’écriture de la thèse, nous avons aussi affaire à un témoignage impliqué tenant du récit de vie professionnel. Des manuels existent, qui font entrer dans le processus de la recherche et de l’écriture. Rémi Hess reprend des thèmes identiques, mais il les confronte à ce qu’est devenue aujourd’hui l’université française, au concret des étudiants contemporains, à ce qu’il est devenu lui-même grâce à son accompagnement de recherche et d’écriture.

Cette transmission amicale d’un savoir-faire rend la lecture aisée, en une sorte de promenade réflexive et impliquée au pays de la thèse. L’honnêteté de l’auteur, qui  pour mieux faire comprendre n’hésite pas à montrer les erreurs qui furent parfois les siennes lors de son apprentissage « tâtonnant » de la direction de recherche, achève de convaincre de l’utilité de cette lecture pour ceux qui désireraient entreprendre la rédaction d’une thèse, mais aussi pour ceux qui débuteraient dans le métier d’universitaire.

Christian Verrier (2003)