Préface de René Barbier pour : Myriam Lemonchois, “Pour une éducation esthétique. Formation de la sensibilité et apprentissage du discernement”, L’Harmattan, 2003

En 2003 René Barbier écrivait une préface fouillée pour le premier livre de Myriam Lemonchois. En voici le texte complet.

J’ai connu Myriam Lemonchois, il y a déjà de nombreuses années, lorsqu’elle a décidé de venir préparer un Diplôme Universitaire de Formateurs d’Adultes dans notre université. J’ai tout de suite vu une personnalité très attirée par le savoir et par la connaissance de soi animée par l’esthétique. Myriam Lemonchois a toujours été intéressée par la poésie et l’art, en particulier par les arts plastiques. Cette inclination l’a beaucoup interrogée sur les manières de transmettre le savoir et le contenu de ce dernier dans le monde académique. Une fois devenue formatrice professionnelle pour les adultes, elle a su mettre en œuvre cette interrogation dans la pédagogie pour la faire évoluer vers une dimension plus sensible, sans exclure cependant le pôle des savoirs à transmettre. Plusieurs années de pratiques lui ont donné envie de réfléchir sur l’éducation créatrice et, en particulier, sur le processus créateur en liaison avec la sensibilité. Elle a voulu comprendre plus précisément la complexité de cette aptitude à la création et réussi, me semble-t-il, à nous fournir quelques idées directrices pour approcher ce processus. Travaillant dans et avec la poésie depuis plus de quarante ans, on comprendra que l’ouvrage de Myriam Lemonchois a retenu toute mon attention

            Myriam Lemonchois retrouve l’enracinement sensoriel, la corporéité de la poésie, dont parle Merleau-Ponty. La poésie moderne, en effet, a eu tendance, dans quelques-uns de ses aspects, à dériver vers une intellectualisation de l’art pour l’art, qui a isolé le créateur de nombreux lecteurs ahuris par le goût de la lettre sur celui du sens. Je me souviens, jeune homme, à quel point je suis resté fermé à la poésie lettriste alors que j’évoluais dans les milieux artistiques de la Capitale dans les années soixante. Aux poètes de la revue Tel Quel, j’ai toujours préféré ceux de la revue Action poétique et à Saint-John Perse, la sensibilité quotidienne de Paul Éluard, ou la reconnaissance de l’infini mystère de vivre de René Char. Mais, il est vrai que le sentimentalisme et l’émotionnalisme, guettent les partisans de l’amour en poésie.

            Le grand intérêt du travail de Myriam Lemonchois consiste à conserver sa distance à l’égard de la création alors qu’elle y est pleinement engagée. Ce faisant elle nous entraîne dans une distinction fructueuse entre le saisissement et le discernement dans le processus créateur. Ces deux concepts sont les deux piliers de son échafaudage théorique. L’un ne va pas sans l’autre. Ils mettent en synergie des facultés diverses de l’intelligence multiple dont a parlé le psychologue américain Howard Gardner, professeur de sciences de l’éducation à l’université de Harvard. Justement, cet auteur vient de faire paraître en français un ouvrage fort important pour Myriam Lemonchois, les formes de la créativité (Odile Jacob, 2001). Howard Gardner travaille sur le même champ de recherche que Myriam Lemonchois, en étudiant la biographie de sept créateurs reflétant les faces de sa théorie des intelligences multiples. Sont ainsi examinés : Freud, Einstein, Picasso, Stravinski, T.S.Eliot, Martha Graham et Gandhi. Gageons que Madame Myriam Lemonchois voudra, dans un avenir proche, comparer son approche avec celle de ce grand psychologue américain.

Reprenons l’approche spécifique de Myriam Lemonchois.

Elle décide de travailler sur des biographies et des écrits personnels de plusieurs créateurs du monde des arts plastiques, de la musique et de la poésie. Ce qui l’intéresse, c’est la correspondance des arts – la synesthésie. Elle nomme “ création poétique ” cette faculté commune conduisant à la mise au jour d’un ensemble d’objets décrits comme œuvre d’art, qu’ils soient poèmes, tableaux, musique…

Elle cherche à comprendre le déroulement du processus créateur, de la période d’incubation à l’évaluation de la création poétique jusqu’au processus de reconnaissance de l’œuvre d’art par le public. Elle refuse d’entrer dans les poncifs concernant la création.  La création n’est pas un don du ciel, c’est un dur labeur. Ce n’est pourtant pas une “ aliénation ” au sens marxiste du terme. Myriam Lemonchois ne refuse pas le terme d’inspiration mais l’encadre par l’évaluation réflexive permanente sur sa pertinence, dès lors que l’artiste jette un regard rétrospectif sur son œuvre. L’originalité du livre de Myriam Lemonchois consiste à articuler sans cesse le saisissement et le discernement dans le processus créateur. Elle s’emploie à nous démontrer ce jeu complexe dans les biographies d’artistes retenues. L’ouvrage est truffé de citations venant soutenir son argumentation. Elle critique, chemin faisant, les théories psychanalytiques de Didier Anzieu sur la création.

            La première partie du livre examine la question des rapports entre création poétique et sensibilité pour entrer dans le saisissement (chapitre 1 et 2)

            Myriam Lemonchois dans son chapitre 3 s’ouvre à une réflexion sur les qualités purement esthétiques de l’œuvre aboutissant à la notion d’étrangeté et de sublime.

L’auteur aborde ensuite la question du discernement en étroite liaison avec le saisissement (chapitre 4).

La deuxième partie nous conduit à la complexité de la pensée sensible (chapitre 5), et à son apprentissage spécifique par l’initiation à la création poétique (chapitre 6), son accompagnement par l’éducateur (chapitre 7) et plus généralement elle débouche sur la formation de la sensibilité (chapitre 8).

Myriam Lemonchois insiste beaucoup sur la dimension sensorielle de la création poétique. Le saisissement de l’artiste est directement relié à cet enracinement corporel et plus largement matériel, physique même. Le matériau de l’artiste n’est pas neutre. Il interagit dans la création. C’est évident pour le sculpteur ou le peintre, notamment contemporain, mais également pour le poète ou le musicien. On a pu montrer l’importance du corps dans la création poétique proprement dite, du rythme respiratoire et de l’impact des sons très physique dans l’imagination du créateur. Comme le rappelle Myriam Lemonchois, André Spire note que la récitation poétique à voix haute permet des associations où sont engagés « des amples mouvements, des membres et du corps, ou même des mouvements plus restreints, mais d’effet souvent fort intense » (p. 96) de l’appareil respiratoire et laryngo-buccal. L’articulation silencieuse du poème durant le processus créateur est en liaison avec la plénitude du corps. Le poète est un être dont le corps devient un universel concret, loin des clichés du poète frêle et planant dans les nuages platoniciens. Il y a toujours quelque chose potentiellement de la tonitruance de Maïakovski chez chaque poète, même parmi les plus intimistes. C’est la raison pour laquelle l’artiste est toujours plus du côté du percept et de l’affect que du concept pour reprendre la distinction de Gilles Deleuze et Félix Guattari. L’artiste a besoin d’un contact avec la matière. Picasso remplit ses poches d’objets trouvés : galets, coquillages, morceaux de bois. Le poète Francis Ponge tente de redonner la force vitale de l’objet. Miro se nourrit de ses déchets. Léon Paul Fargue écoute le murmure de l’herbe, des gonds et des mots. Vincent Van Gogh se couche au pied d’un arbre pour observer les méandres, les crevasses, les couleurs du tronc. Myriam Lemonchois rappelle que cette attitude est très répandue et reconnue dans la poésie orientale, notamment dans la pratique du haïku chez Bashô ou Buson. Il y a un véritable rapport tellurique chez les créateurs qui les fait souvent aimer la marche en pleine nature chez Rimbaud, Schoenberg, Rousseau, Gauguin, Valéry. Kenneth White situe la genèse de la poésie dans un rapport sensuel à la terre en même temps qu’un rapport sensuel au langage. Comment l’artiste peut-il trouver un « juste milieu » une bonne distance entre l’envahissement par la sensation et la production de l’œuvre qui nécessite, malgré tout, de pouvoir se dégager de l’influence du milieu ? N’y a-t-il pas une faculté spécifique, à la fois intuitive et cognitive, qui agit sans être encore de l’ordre du discernement, au sein même de ce saisissement primordial ?

Myriam Lemonchois insiste beaucoup pour dire que le discernement est inséparable du saisissement (chapitre 4). Les deux relations au monde travaillent en synergie. D’origine religieuse, le discernement est une capacité de repérage et de retraitement d’une expérience intérieure bouleversante, en fonction d’une culture théologique dominante. Dans le discernement poétique, pour Myriam Lemonchois, le rôle de l’institué est beaucoup moins marqué. Il s’agit plutôt de percevoir l’objet de la création et son processus d’une manière claire et d’éviter la confusion pour se rendre compte de sa valeur. Double distinction qui tient d’une part à un regard quasi scientifique et d’autre part à une appréciation plus subjective.

Je me demande si le discernement n’est pas la mise en œuvre de ce que propose Edgar Morin lorsqu’il soutient que la démarche cognitive des sciences humaines contemporaines doit à la fois relier ce qui est séparé et distinguer ce qui est confondu ? C’est sans doute une faculté critique mais pas au sens où les intellectuels trop épris d’entendement logique l’entendent habituellement. La part de l’intuition y joue fortement. Myriam Lemonchois penche pour une simultanéité du saisissement et du discernement dans le processus créateur. Le discernement véritable, malgré tout, n’intervient-il pas après le saisissement pour reconstruire le sentiment radical du saisissement selon un ordre symbolique qui n’exclut pas les compromis liés au champ artistique ?

            Cet ouvrage est le résultat d’une thèse de sciences de l’éducation. Il faut souligner son intérêt d’autant plus grand que l’éducation artistique et poétique est le parent pauvre de l’éducation nationale. Les sciences humaines, elles-mêmes, passent souvent à côté d’une réflexion pertinente en la matière, comme pour la spécificité du fait religieux. Freud et la psychanalyse, la linguistique ou la sociologie ne réussissent pas plus à nous dire vraiment quelque chose d’éclairant sur ces deux points aveugles de la complexité humaine. Il faut sans doute être soi-même un poète et un artiste pour sentir ce qui vient d’être écrit. Malgré tout l’intérêt des essais et des rares thèses sur la question en éducation, il manque toujours l’essentiel pour nous conduire à l’interrogation bouleversante. Myriam Lemonchois s’est attaquée à cette lacune en sciences de l’éducation. Nous ressentons bien que sa pensée est liée à sa passion pour l’écriture poétique et pour l’art. C’est sans doute le secret d’une partie de la réussite de ce livre.

            Dans le domaine de l’art, vrai chemin de connaissance de soi et du monde, il en va de même qu’en philosophie. On peut être un philosophe de cabinet, un érudit d’une partie microscopique de l’histoire de la philosophie et ne rien connaître de la sagesse de la vie mais faire des discours savants sur sa réalité supposée. Parfois, nous avons de la chance. Un philosophe se dégage de ces ombres mouvantes et parle de cette union indissociable entre la vie et la pensée, entre l’expérience et le discours. Il convoque alors les philosophes de l’Antiquité, stoïciens et épicuriens comme Pierre Hadot ou les sages non-dualistes de l’Inde comme André Comte-Sponville. Mes étudiants savent bien que c’est du côté de Krishnamurti que je leur montre une région possible de la connaissance de l’être-au-monde. Là où « la vérité est un pays sans chemin ». Par son détachement soudain à l’égard de la poésie et sa mise en garde de tout symbole dans la perception directe de la réalité, Krishnamurti est le philosophe qui nous inquiète le plus lorsque, comme moi et Myriam Lemonchois, nous demeurons épris de la danse enflammée des images et des rythmes, des formes et des couleurs, pour le meilleur et pour le pire.