2001, par René Barbier
Parler de « projet de vie » est typiquement occidental et inscrit dans une philosophie de la vie déterminée par l’idée de « maîtrise ». Une autre conception de l’être au monde, sans doute plus inspirée par les philosophies de l’Orient non dualistes, ne propose pas ce type de réflexion. Réfléchir sur le sens de la vie, à partir des épreuves existentielles de souffrance, de mort, de vie et de joie, conduit à une autre attitude : celle du non-attachement, du non-agir, du « lâcher-prise ».
Le « projet » nous attache à une idée, une image, dans un futur que nous voudrions assuré. Il bloque notre vie dans un programme dont la rigidité dépend de notre degré de maturité ontologique. Cependant, l’être humain ne peut, dans la plupart des cas, se passer de l’imaginaire. Une construction imaginaire qui le rassure devant la mort, la finitude, l’écroulement de tous les projets. Qui peut dire, avec le poète André Frénaud : « mes chiffres ne sont pas faux. Ils forment un zéro pur » ? Avec Castoriadis, on peut même dire que l’imaginaire est « radical », à la base de la constitution de la psyché. Il est au cœur de ce qu’on nomme la pensée depuis Aristote. Dès lors, nous trouvons sans doute deux attitudes possibles dans une sorte de complémentarité dialogique.
- l’attitude méditative qui consiste à laisser passer les pensées et les images (donc le « projet ») comme des nuages qui se dessinent dans le ciel et qu’un souffle de vent disperse à l’horizon.
- L’attitude mytho-poétique qui reconnaît la fonction de l’imaginaire comme inscription et enracinement dans un passé tissé par le symbolique (les mythes structuraux de l’humanité) et comme surgissement, bouleversement, surprise instantanée de tout ordre institué (le poétique).
C’est dans ce second cas que l’on peut reprendre l’idée de « projet de vie »
Il nous faut distinguer le « programme » du « projet ». Le programme est lié au temps chronologique et à l’aspect factuel. J’établis un programme pour la formation DUFA que je dirige, plusieurs mois avant le début des cours. Mais c’est un canevas qui ne deviendra réel qu’au moment de sa réalisation dans un temps de formation. C’est le « projet-programme » de J. Ardoino, forcément réducteur de la complexité de la vie et gorgé d’imaginaire leurrant, d’impérialisme de la dialectique du pur et de l’impur.
Le « projet-visée » de J. Ardoino soutient encore la notion de projet mais pour l’évaluer (et non la soumettre à un contrôle) dans un mouvement permanent de pensée critique. C’est le regard sur les fins, le sens de la vie humaine, personnelle et sociale. J. Ardoino, très à cheval sur l’idée de temporalité (et ipso facto critique à l’égard de toute pensée liée à l’instant), pose la notion de projet-visée comme fondamentale et la notion de projet-programme comme son corollaire nécessaire mais insuffisant en tant que telle.
Pour moi, le projet s’inscrit dans la notion d’imaginaire radical. Il n’est que l’étincelle, sans cesse renouvelée, d’une flamme incompréhensible appelée vie. Tout se passe comme si nous ne pouvions pas réussir à calmer notre esprit et notre imagination. Alors sans discontinuer, comme le pense Castoriadis, nous sommes dans un flux de représentations de formes, figures, symboles incessant. Sous cet angle nous dirons que le « projet » jaillit d’instant en instant, de commencement en commencement, comme un segment de sens dont la continuité nous apparaît que parce que nous ne sommes pas capables de voir le film, image par image, de notre pensée en acte. A la fin d’une vie, le sens de vie peut être ainsi comptabilisé dans l’illusoire mémoire d’un passé révolu.
Pour en finir avec le projet de vie, à 20 ans ou à 65 ans, consiste à réaliser en soi-même, cette sagesse liée à l’intuition de l’instant, sans perdre pour autant la faculté d’imaginaire radical. Mais on imagine, on produit une image, comme on fait un pas sur le chemin. C’est le premier pas qui compte dans le fait de se déplacer. Or tout pas est un premier pas. Toute marche accomplie est une marche qui n’existe plus. Inutile de se retourner ou de calculer le nombre de pas à faire avant d’atteindre le bout de la route. Quel bout de route d’ailleurs ? Dans cette philosophie de la vie, la route est incertaine, l’itinérance plus imprévue. Qui peut dire où ira sa propre vie et la vie de l’humanité aujourd’hui ? Malgré toutes nos soi-disantes « maîtrises » techniques, économiques et sociales, nos ordinateurs, nos planificateurs et les discours de nos politiciens, l’avenir est plus que moins sûr. A la fin du XXIe siècle, lorsque le réchauffement de la planète sera ce qu’il est prévu compte tenu de notre inconscience mercantile, le niveau de la mer aura augmenté de 50 cm à 2 m et les déserts recouvriront une grande partie des terres cultivables actuellement. La lutte fratricide pour l’eau sera très meurtrière. Une grande partie du Bangladesh n’existera plus. Les déserts envahiront l’Afrique, Les Etats-Unis, la Russie, etc… Seule la petite Europe sauvera encore la mise, assaillie de toute part par une horde de miséreux. Alors le « projet de vie », toujours soumis à la quantification dont on connaît l’empreinte économique, sombrera encore plus dans la montée de l’insignifiance.
En finir avec le projet de vie, c’est commencer à vivre et à être responsable de sa parole, de ses actes et de sa solidarité avec les autres et le monde, aujourd’hui, tout de suite, d’instant en instant.
Bibliographie
J. Ardoino, Education et politique, 2e édition, Paris, Anthropos, 1999
R. Barbier, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997
R.Barbier et G.Pineau (ed), Les eaux écoformatrices, Paris, Harmattan, 2001
C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996
J. Krishnamurti, Le Livre de la Méditation et de la Vie, Paris, Stock, 1997