par René Barbier
La poésie ne saurait être du ressort de la vérité car la vérité est sans chemin et la poésie est une voie de connaissance fondée sur l’expression créatrice.
La vérité est un mot que la philosophie occidentale a pris pour argent comptant. C’est le maître mot de la quête philosophique dans notre région du monde alors que ce concept n’a pas la moindre importance dans la pensée chinoise. D’ailleurs celle-ci ne connaît pas le verbe être et ne s’intéresse qu’à l’efficacité.
Au nom de la vérité, la religion, puis ses successeurs, la politique et la science, ont engendré un siècle de barbarie, notre siècle. La vérité implique que “ce qui est” se présente comme nécessairement divisé : il y a celui qui la connaît et les autres, il y a la vérité et l’ignorance. Or, dans le domaine de la vie spirituelle, ce qui divise éloigne toujours de la connaissance de “ce qui est”.
Lorsque la poésie veut singer la philosophie, elle parle de la vérité et plaque ses catégories dans sa trame expressive. Ce faisant, elle devient lourde et ennuyeuse. Au mieux, elle peut servir d’outil mnémotechnique pour les étudiants philosophes.
Lorsque les philosophes s’intéressent à la poésie, c’est toujours pour “parler sur” elle et jamais pour la pratiquer. Certes, parfois, leurs propos sont particulièrement subtils dans l’ordre de l’intellect. Songeons à Heidegger dissertant sur Hölderlin. Mais, trop souvent, que de mots creux pour éclairer la transparence poétique.
Quelques-uns, comme Bachelard, se refusent à discourir sur la poésie et préfèrent retentir. Une image ne peut être comprise que par une autre image. Parler de poésie revient, finalement, à en écrire.
Chercher la vérité, dans le domaine spirituel, consiste à faire comme si elle était à atteindre quelque part et selon un certain chemin. Les religions instituées veillent à ce qu’on n’oublie jamais ce désir. Nous devenons alors des chercheurs spirituels. Mais ces deux termes sont antinomiques. Un être authentiquement “spirituel” ne cherche rien, ne veut rien, n’attend rien. Partir à la quête d’un bien spirituel, c’est se dérouter par rapport à ce qui est. C’est penser en termes de futur et, du même coup, refuser de voir le présent face à face. C’est comparer entre ceux qui connaissent (les “éveillés”) et les pauvres hommes que nous sommes. Les philosophes pensent qu’avec les mots, les concepts, nous atteindrons sans doute un jour une région de nous-mêmes qui nous intégrera au monde. Ils ne ressentent pas ce que pressent le poète : le concept n’est-il pas toujours plus ou moins l’artisan d’une fuite, comme le remarque Yves Bonnefoy ?
Il n’y a pas de “recherche” spirituelle. Il n’y a que des individus insatisfaits qui ont besoin d’imaginer autre chose que ce qui est. Mais “ce qui est” commence à vivre dans le banal et le quotidien, dans notre souffrance la plus immédiate, dans nos rencontres les plus inattendues, dans nos joies les plus simples. S’ancrer dans cette immédiateté de la vie quotidienne, sans chercher autre chose et faire transparaître la réalité : telle est la tâche de l’être spirituel.
Mais n’est-ce pas également la fonction du poète ? Plus exactement, n’est-elle pas de tenter d’exprimer, justement, cet ancrage bouleversant et instantané ? À travers les mots, les images, les rythmes, les situations décrites ? Il ne s’agit pas de chercher la vérité pour le poète, mais de vivre la réalité et de la mettre au jour. Le langage manque toujours pour parfaire l’expression et le poète doit l’inventer. La réalité n’est ni la surréalité, ni la sous-réalité pour le poète. Elle est à sa place. Elle est ce qui, sans cesse, advient. Elle est ce qui ne demeure pas. Elle est le “procès” du monde. Le flux ininterrompu de l’être dans lequel et par lequel il n’y a jamais ni naissance, ni mort. Seules les formes surgissent et finissent pour retomber dans le fond, le Sans-Fond, de ce qui est. Le poète contemple plusieurs niveaux de réalité à la fois. Sa passion consiste à faire passer une émotion qui relie un niveau de réalité à un autre. Une simple image, parfois, et c’est le miracle : “fascinante, on la tue en l’émerveillant” écrit René Char à la mort de l’alouette en plein vol. Image rare, car la contemplation simultanée de deux niveaux de réalité est improbable, inattendue, secrète et son expression pertinente encore plus difficile à trouver. On écrit dix mille vers, comme les dix mille êtres de la pensée chinoise et seul un vers, correspond à la surprise.
Le poète n’est pas un créateur, au sens habituel du mot. Il n’exprime rien de son petit moi pour “créer”. Il est plutôt la voix de la création du monde par lui-même. À force de contempler les bambous, il est devenu le bambou et peut parler en son nom. Il sait crier car il est devenu le cri de ceux qui ne crient plus. Il entre dans le rire car il peut entrer en soi-même, c’est-à-dire dans le rien qui contient tous les possibles. Le poète parle parce qu’il ne peut pas faire autrement. Demande-t-on à la rose pourquoi elle donne son parfum au monde ? Il ne parle pas pour dire la vérité mais pour continuer à être, pour continuer à vivre. Son dernier souffle est encore une parole d’être.