Comparés à ce qu’il sont en présentiel, dans la salle de cours, que deviennent nos corps en visioconférence ? Quelles privations, quelles éliminations, mais aussi, peut-être, quelles nouvelles possibilités, quelles inventions pédagogiques possibles dans nos échanges en ligne à caractère pédagogique et éducatif ? Une ébauche de considérations sur le sujet, par Christian Verrier.
Le corps en réunion en ligne à fins éducatives et pédagogiques
Pour ce qui est du corps dans l’enseignement supérieur en ligne dans les moments où il se décline via les systèmes de visioconférence, de réunion en ligne, précisons d’abord que nos générations, malgré leurs dextérités variables, ne sont pas encore vraiment familières de ce nouveau langage des corps en ligne et en direct, chose tout à fait nouvelle dans l’histoire humaine, ce qui vaut aussi pour l’histoire de l’éducation et de la pédagogie (comme l’arrivée du livre imprimé et sa généralisation ont pu être un bouleversement, ou même, plus modeste et plus près de nous, la télévision scolaire qu’ont pu connaître les élèves des années 60 ; bien remarquer que dès qu’apparaissent des innovations techniques, il est fréquent que des pédagogues tentent d’en faire quelque chose, parfois sans grand succès et sans avenir).
Nos corps (étudiants et enseignants) ne se manifestent pas de la même façon en salle et en visioconférence, différentes facettes corporelles sont interrogées, les angles de vue et les représentations différent, influençant inévitablement les attitudes, dans leurs expressions et réceptions.
Juste quelques mots beaucoup trop hâtifs sur la visioconférence utilisée dans des contextes pédagogiques universitaires, dont il faudrait avoir le temps d’examiner de manière approfondie les dérives mais aussi les vertus.
Pour ce qui est du corps en visio, plusieurs points peut-être, intuitivement :
1°) La salle de cours est un théâtre, la visioconférences presque une sorte de film cinématographique, dans les deux cas les corps sont en représentation, mais sans relief en visioconférence.
2°) Ce qui reste du corps vivant en ligne : la vue, l’ouie, la voix. Le toucher et l’odorat disparaissent. Mais vue, ouie et voix sont altérées par la technique numérique (peut-être la voix est-elle la plus fidèle à notre voix en présentiel ?). Voir réflexions de Robert Bresson sur l’image et le son au cinéma (Notes sur le cinématographe, Folio, 1988, surtout Vue et ouie, à partir de la page 62).
3°) En règle générale, je suis étonné/déçu par l’image de nous-mêmes que nous renvoyons par visio, sous forme amputée : buste, visage, quelquefois les mains, presque jamais le bassin et le bas du corps. Nos corps y sont presque toujours partiels (un peu d’ailleurs comme en salle, les étudiants et enseignants sont assis, mais il y a au moins les entrées et sorties du cours, les pauses, ou les corps peuvent se déplier).
4°) Nos corps en ligne sont emprisonnés par l’orientation de la webcam ; sauf quand on les voit très fugitivement se lever, quitter le champ de l’écran en moins d’une seconde. Emprisonnés aussi par le rapprochement d’avec l’objectif. En salle, au moins l’enseignant peut-il éventuellement se déplacer, évoluer parmi les corps assis des étudiants.
5°) Contrairement à la salle, on se voit soi-même dans la mosaïque de la visio comme dans un miroir, étudiants ou professeurs, en direct ; contrairement à la salle, cette fois chacun peut observer sa propre gestuelle de l’extérieur, la présentation qu’il fait de son corps, corps que les autres participants se représentent d’après les images filmées, toujours partielles, des corps.
6°) Notre corps y apparaît dans un environnement généralement personnel, et non banalisé, le même pour tous comme en salle – mais le dispositif permet souvent de modifier artificiellement le décor, le fond de l’écran, des choix sont possibles (ce qui peut être signifiant quant à notre façon de mettre notre corps en scène). En tout cas c’est une possibilité offerte de s’émanciper de l’architecture des universités, de proposer de l’ailleurs, d’autres environnements visuels pour les rencontres en ligne (écologie visuelle de nos visios ?).
7°) On se voit en couleur, jamais en noir et blanc (ce qui serait beaucoup moins couteux d’un point de vue énergétique, ainsi d’ailleurs que pour l’envoi de photographies) ; ne pas oublier que la vidéo et le streaming sont catastrophiques pour le coût écologique qu’ils représentent. Penser que la « mise en scène » de nos corps en présentiel est mêlée de couleurs ; du coup le noir et blanc pourrait être une tentative de stylisation de la rencontre. L’architecture d’intérieure d’une salle de cours pourrait être stylisée, une visioconférence également, d’une façon autre, avec autant de styles que de participants « mosaïqués ».
8°) Pour étudiants et professeurs, pas de possibilité de choisir ou placer son corps dans la mosaïque (du moins je crois), contrairement à la salle. Le dispositif technique s’en charge. Inventer une technique permettant de rétablir la possibilité de choix de place pour chacune/chacun (en salle, pour le regard du psychosociologue, le choix de la place dans le groupe est hautement signifiant, parmi bien d’autres éléments).
9°) D’autant plus que telle personne, indépendamment de sa volonté, peut changer de place sur mon écran au fil des départs et arrivées dans la séance (glisser horizontalement ou verticalement vers une autre position décalée par rapport à la position initiale). Les corps changent involontairement de place dans la mosaïque, contrairement au groupe en salle durant une même séance.
10°) Fractionnés en mosaïque, nos corps ne font pas vraiment « corps goupal », au sens de groupement. Morcellement du groupe-classe. Illusion groupale inconsciente contrariée. De plus il n’y a pas de porte en visioconférence, qu’on ferme au début de la séance, et qu’on ouvre à la fin, comme en présentiel. Si la porte d’un cours en salle n’était pas fermée, j’avais le sentiment qu’une bonne partie de l’énergie du groupe s’échappait par là. Qu’en est-il en visio ?
11°) La vision et les regards, parties prenante du corps, sont aisément repérables en salle, on voit qui regarde qui. C’est du moins possible sans trop de difficulté. Et c’est naturellement chargé de sens. Mais, en visio dans la mosaïque, je peux en parlant regarder Paul ou Virginie dans leur rectangle sans qu’ils en aient conscience. L’inverse est valable bien sûr. Nécessité de penser la circulation des regards en visio ? (mais est-ce possible ?)
12°) Il faudrait apprendre et inventer une grammaire du corps pédagogique en ligne. Le corps enseignant et les corps étudiants n’y ont pas le même rendu, pas exactement les mêmes effets symboliques (l’écran mosaïque met comme à égalité tous les corps dans l’espace, tandis qu’en salle le corps de l’enseignant généralement est en position de focaliser les regards, la vue, l’audition aussi – disposition épidaurienne). Une position de pouvoir, spatiale au moins, qui s’en voit modifiée. Mais je ne pense pas qu’elle en soit annulée pour autant : alors que devient-elle, selon quelle(s) métamorphose(s) ?
13°) En ligne, on perd indéniablement par rapport aux corps en salle, ne serait-ce qu’avec la suppression du « pouvoir toucher », même s’il est plutôt rare qu’un professeur touche un étudiant, et inversement. Inventer des formes de « massages intellectuels en ligne », des moments assez longs de détente-méditation en visio ? Sous des formes à inventer.
14°) Couper sa caméra (volontairement, hors impératif technique) : violence faite à son propre corps ? ; devenir « fantomatique », être là sans y être, peut-être voyeur du corps des autres. Pouvoir quasi surnaturel d’apparaître/disparaître à volonté ? D’un seul coup scandale/mystère de ce que devient ce corps rendu invisible mais toujours connecté, ramené à un nom ou pseudonyme en blanc sur noir (un peu semblable lorsque, micro coupé quelqu’un s’adresse à une personne hors-champ dans le lieu où il se trouve). Rectangle noir dans la mosaïque : évanouissement du contact possible, incertitude sur ce qui a lieu, comme une béance dans le groupe « troué ». Réfléchir à ces « présences absentes », voir ce qu’il serait possible d’en faire sur le terrain pédagogique
Bien d’autres points à soulever, qui ne me viennent pas à l’esprit dans l’immédiat. Mais, en l’état il faudrait, en tenant compte à la fois des techniques numériques actuelles, aussi de celles qu’on peut raisonnablement supposer demain :
– Pas d’étudiantes ou étudiants devenant subitement invisibles en salle, aussi ne pas faire disparaître l’image du corps par extinction de la caméra ; l’amélioration des transmissions internet supprimeront les surcharges techniques contraignant à éteindre sa caméra ; penser à cette question : liberté ou pas de disparaître sans prévenir et justifier ?
– Apprendre à développer et cultiver sa présence corporelle en ligne ; nouvelles présentations des corps en visioconfénece : partie de la formation de soi.
– Apprendre la mise en scène de son corps en ligne (en salle, le corps est toujours mis en scène, mis en espace, même de façon non consciente).
– Restituer au corps en ligne la station debout, ou même allongée (pas aisé en salle, mais possible en ligne) – se pose la question de l’éloignement du micro, mais soluble techniquement.
– Sortir de la logique face-caméra (réinventer les profils, les trois-quarts, voire le dos).
– Sortir de la logique gros-plan et plan rapproché (buste) Avec les matériels contemporains, penser aux possibilité du plan américain, au plan large, quand le corps se donne à voir différemment.
– Apprendre à jouer des fonctions du corps, au moins quelques-unes décentes : boire ou manger en ligne. Re-biologiser les corps dans l’univers machinique de la visioconférence.
– Se poser la question des interrelations des corps en visio : de quelle façon peuvent-ils se relier (reliance) différemment du présentiel ? Les imaginaires des corps doivent être différents en salle et en ligne.
– Aussi, marcher en visio, se déplacer (possible dès maintenant avec l’extrême légèreté et maniabilité des GoPro par exemple). Montrer les conséquences du corps en mouvement, en marche, ce qu’il voit et entend : « Dépayser » et « repaysager » nos discours, nos discussions, en visioconférence.
– Penser et inventer des formes-temps-espaces pour les avant et les après-visio (accueil avant début et accompagnement après la fin, afin que les corps ne soient pas jetés brutalement dans la réunion, ni abandonnés tout aussi brutalement à la fin). Imaginer des équivalents des « effets couloirs » en arrivant à plusieurs avant l’ouverture de la salle de cours en présentiel, aussi l’effet escalier en fin de cours. Créer des sortes des sortes de sas conviviaux d’entrée et de sortie. Instituer des rituels de l’avant et de l’après.
– et pour en rester là, en presque totale contradiction avec ce qui précède, éliminer l’image : pourquoi ne pas couper totalement la webcam pour tout le monde, pour ne conserver que l’audition ? Une discussion à distance, les échanges ayant lieu dans le noir complet (réunion audio en somme), ça peut être excellent pour la concentration et la profondeur d’écoute (se demander ce que l’image de la visio apporte de plus au son, aux propos ; occasion de se poser aussi la question du non verbal en visio). Si je devais faire un expérimentation pédagogique dans l’enseignement en ligne, ce serait peut-être ça : à une heure du matin, chacune et chacun chez lui dans l’obscurité complète, ordinateur connecté mais avec écran noir, pour échanger en groupe sur des thématiques conceptuelle poussées, avec juste la vibration des voix venues des corps, laissant en même temps se déployer l’imaginaire et le poétique à la faveur de l’obscurité : les clartés sonores de l’obscurité, en somme… Serait-ce une bonne façon, complémentaire de l’image (quid de la visio pour un étudiant aveugle ?), d’appréhender autrement son corps-apprenant, et celui des autres, en chemin de formation et d’auto-co-éducation des sensorialités ?