Mon souvenir des événements de Mai-Juin 1968

par René Barbier

En mai 1968, j’avais 29 ans. Je travaillais dans un lycée de la banlieue parisienne. Un an auparavant, j’avais tenté, dans le cadre d’un club de poésie que j’avais monté avec les élèves, de créer une manifestation poétique, à partir des poètes contemporains, d’une filmographie et de réflexions et analyses sociologiques, économiques et culturelles sur le thème de  « l’enfant d’une autre part ». Elle n’avait que modestement réussi.

Un an plus tard, ce sont les Événements de mai-juin 1968 : l’explosion de la liberté d’expression et la floraison de poèmes partout dans la ville et dans mon lycée.

Je n’en reviens pas de voir toute cette effervescence, ces liens qui se tissent entre tous les êtres, cette envie d’être ensemble, de partager, de créer du  « vivre-ensemble »  dans un Principe espérance dont le philosophe Ernst Bloch un avait écrit naguère entre 1938 et 1959 les quelques 1600 pages.

Dans toutes les universités occupées, c’est l’explosion des discours, des querelles idéologiques, des formes de solidarités. Nos modernes philosophes qui crachent sur cette période de l’histoire, dans la ligne de la pensée de droite bien actuelle, (je pense par exemple à Luc Ferry) n’ont apparemment rien compris à ce qui a été vécu à ce moment. Sans doute un effet de leur habitus de classe.

Le jeune Sarkozy, même à cheveux longs, lui, était au moins congruent avec les gens de son bord.

Ceux qui ont senti le tremblement de la société durant ces quelques mois, sont restés marqués définitivement par l’espoir d’une autre culture à créer tous ensemble. Une culture moins inégale, plus juste, plus morale, plus humaine, non seulement au niveau national mais international. Une culture où on ne donnerait plus un million et demi d’euros à un PDG qui a failli à sa tâche ou qui ne distribuerait plus à son principal actionnaire quelque 27000 montants de SMIC en simples dividendes annuels[1].

Nous étions tous concernés par cet espoir. Marxistes, socialistes jaurésiens, chrétiens de gauche, libéraux ouverts au dialogue, non sans discussions souvent assez vives mais riches d’ouvertures et d’aventures collectives.

Derrière tous nos discours, c’est une autre éthique à la fois personnelle et une autre morale sociale qui s’annonçaient.

Plus jamais, l’aphorisme de René Char entrait dans nos vies :  « Être du bond. Ne pas être du festin, son épilogue ».

Nous étions prudents à l’égard des politiciens, des raisonneurs, des calculateurs de l’économie, de tous ceux qui n’ont que la mesure à la bouche, au détriment de l’humain. L’art était à la fête. Les poètes dans les rues. La libre parole circulait comme un rai de soleil dans le flux du monde.

De Gaulle, malgré son aura issue de la Seconde Guerre Mondiale, y perdait son latin.

Un an plus tard, l’université de Vincennes ouvrait ses portes, dans le prolongement institutionnel des Événements de mai-juin 1968.

Quelques jeunes universitaires comme moi, s’y inscrivaient immédiatement, persuadés qu’ils pourraient contribuer à rénover l’université française dans le sens à la fois du  « plus humain », moins mandarinal, et d’un savoir pluriel, décloisonné, interculturel.

Pendant quelques années nous avons cru réussir

On sait que le sens éthique préfiguré allait s’ouvrir sur un post-modernisme esthétique mais complètement désillusionné.

Alors aujourd’hui, face à la montée des nouvelles figures de l’autorité instituée, souvent héritières mais oublieuses d’ailleurs, de cette époque, que dire, que faire… ? Qui retrouvera le sens de l’invention du social et de l’éducation dans notre modernité ?


[1] Bernard Arnault a touché l’équivalent de 27000 années de SMIC, en 2006, à la tête du groupe LVMH, cité p.68 dans  « Quelle justice voulons-nous », de Catherine Halpern, Les Grands Dossiers des Sciences humaines, n°10, Les grandes questions de la philosophie, mars-avril-mai 2008.