2014 par René Barbier
à Michel Chaillou, in memoriam
Le film que je suis allé voir hier soir, (les Drôles de Poissons-Chats, un film de Claudia Sainte-Luce, 2014), se passe au Mexique. Une femme d’origine modeste, Martha, une mère célibataire de quarante-six ans, avec quatre enfants, tente de survivre encore quelque temps avant d’être emportée par la maladie de notre temps. Une jeune femme, Claudia, un peu perdue et solitaire depuis ses deux ans, a été accueillie récemment dans la famille après avoir rencontré Martha à l’hôpital. Elle va vivre, dans la rencontre humaine source de vie avec toute la famille, l’agonie de la mère et son impact sur les enfants. La rencontre nécessaire, indispensable, entre des personnes solitaires, supposées isolées, séparées, me semble le thème central de ce film et l’entrée en matière de ma réflexion sur le sens de la création chez Michel Chaillou.
Parcours de M. Chaillou
Mon ami Michel Chaillou mort récemment était un romancier de grand talent. Son sens de la création littéraire m’a toujours époustouflé. J’ai connu Michel Chaillou au début des années 1970 parce que nous sommes rentrés tous les deux comme collègues à l’IUT de Saint-Denis à l’université Paris XIII.Nous avons rapidement sympathisé sans doute parce que nous étions tous les deux assez marginaux dans la sphère universitaire. Lui et moi nous venions de milieux modestes et nous avions suivi un cursus particulier et pluridisciplinaire à l’université. Après des études secondaires difficiles, Michel Chaillou avait suivi un cursus de philosophie, de littérature et aussi de spécialiste en média pédagogique. Mais surtout, passionné de littérature, il avait commencé à publier des ouvrages d’une originalité évidente dans le domaine romanesque. Il était devenu enseignant en techniques d’expression. Personnellement j’enseignais la psychosociologie. Nous discutions souvent sur la problématique de la pédagogie en IUT de gestion des entreprises, face à des étudiants qui y étaient sélectionnés mais qui parfois restaient ambivalents par rapport à l’université.
Enseignant romancier
Michel était avant tout un créateur d’une originalité extrêmement développée. On peut s’en rendre compte, dès son premier roman, Jonathamour, écrit à 38 ans (émission INA.FR). Son cours était passionnant et portait complètement sa marque personnelle. Il me souvient d’une séance où je l’avais invité à venir parler de la création dans notre association des enseignants et des chercheurs en sciences de l’éducation (AECSE). Il avait nettement bousculé les tabous à cet égard et avait dérouillé bien des portes dans le domaine de la recherche en éducation. Nous sommes restés collègues pendant 18 ans pour moi et pour lui encore un peu plus longtemps, avant qu’il ne réussisse à intégrer l’université de Paris VIII, comme moi-même dès 1988. Dans cette université nous sommes ainsi demeurés encore collègues pendant longtemps puisque j’ai pris ma retraite de professeur en 2007. Michel était parti un peu avant pour pouvoir écrire à plein temps une œuvre qu’il chérissait par-dessus tout jusqu’à son dernier roman publié quelques mois avant sa mort.
Origine de l’inspiration de M. Chaillou
Dans un film de Pierre Samson « Michel Chaillou, le métier de la langue » réalisé sur son oeuvre en 2001 et présenté lors de la journée d’hommage le 3 juin 2014 au Centre National du Livre, il soutient que son inspiration lui venait non de la tête mais du ventre. Peut-être d’une zone inconnue de lui-même. Je me demande si cette région obscure n’est pas ce que le penseur physicien des hautes énergies Basarab Nicolescu nomme « le Tiers Caché » [1]. Un espace-temps à l’intérieur de nous-mêmes qui nous relie à une sorte de trame invisible et impossible à définir et même à comprendre. Un champ de relations et d’interdépendances porteur de toutes les potentialités créatrices que chaque créateur dans son domaine fait fructifier, vient exciter et faire vivre dans l’acte instituant. Un tiers caché minuscule qui s’amplifie d’une façon infinie sans que nous le sachions dans le « vide médian » du poète François Cheng.
J’imagine volontiers ce Tiers Caché comme un grand rouleau de papier de Chine, volontiers suspendu sur les murs, sur lequel on inscrivait jadis les poèmes des sages de l’ancien temps de haut en bas. Souvent ce rouleau était lu en le dépliant petit à petit. Ainsi décryptait-on le Dao de Jing de Lao Tseu. Pour moi dans mon imaginaire, le Tiers Caché est ce Rouleau infini, invisible, sans commencement ni fin, constitué d’un flux d’énergie par lequel s’inscrivent des « idéogrammes », des formes éphémères, nos vies individuelles et collectives, phénomènes apparents susceptibles d’être saisis et inventés par nos sens dans la vie quotidienne, jusqu’à la fin des temps à notre niveau de réalité. L’art est cette expression humaine et sensible qui permet d’une manière tangentielle de le « donner à voir » comme l’écrivait Paul Éluard.
Le scientifique classique, newtonien et cartésien, examine et analyse ce rouleau en le plaçant debout et immobile, ignorant l’histoire, l’espace et la temporalité. Le poète le contemple et l’enrichit en le dépliant et en écrivant sur son parchemin de flux ininterrompus. Le sage ou le véritable penseur est capable à la fois de considérer lucidement et dans la tranquillité de l’esprit, et non sans émerveillement, le Rouleau debout (apparemment immobile) et se déroulant et vibrant sans cesse, dont lui même fait partie, pour en comprendre intuitivement le sens profond.
Poète avant tout
Michel Chaillou pensait qu’il était un poète avant tout. Je suis d’accord avec lui pour l’avoir connu. Il écrivait des romans qui arrivaient au fil de la plume comme les images d’un poète et dont il cherchait le sens ultime dans le titre final. Le roman montait dans son écriture comme une vague de fond, soulevée par la vibration de ce Tiers Caché. Pour moi ce processus est semblable à celui qui animait Krishnamurti dans ses conférences improvisées. Les mots, les phrases, ne venaient pas de la tête, mais d’ailleurs. Ils étaient pourtant toujours en relation directe avec les personnes rencontrées et l’environnement, comme si jamais rien n’était séparé.Krishnamurti unifiait totalement et à chaque instant l’amour, la création et la mort. Je suis persuadé que Michel Chaillou dans sa création jaillissante exprimait cette alliance spirituelle subtile et numineuse.
P.-S.
Prenez 5 minutes pour écouter Michel Chaillou : un écrivain c’est quelqu’un « qui laisse tomber des mots sur la page et qui entend le bruit de la chute »https://www.youtube.com/watch ?v=ZlO2f49MGC8
Notes
[1] Basarab Nicolescu, 2013, Théorèmes poétiques, Theoreme poetice, Curtea Veche Publishing, Bucarest, 267 pages en deux langues française et roumaine.