Méditation au cimetière Père-Lachaise

2009-2015, par René Barbier

Les sculptures du Père-Lachaise

Les sculptures du Père-Lachaise m’étonnent sans cesse. A la fois naïves et graves, touchantes et resplendissantes de toute la vanité humaine. J’en aime quelques-unes, d’une manière presque passionnée. Celle de Victor Noir, par exemple, ce jeune journaliste exécuté par un Prince bonapartiste, dont le bronze allongé séduit les femmes en mal d’amour.

Je passe souvent me recueillir devant le funérarium où sont inscrits simplement deux noms : Lou et Michel (Camus). Je n’oublie pas les insurgés de la Commune de Paris, fusillés comme d’autres rebelles aux pouvoirs bourgeois. Pas plus que la tombe d’Henri Curiel, cet oublié assassiné comme tant d’autres martyrs. Mais, plus encore, je passe toujours devant le carré des monuments aux morts des camps de concentration nazis. A chaque fois, je suis pris par une vague de tristesse infinie, un incendie intérieur qui me rapproche de tous ceux dans lesquels les innombrables victimes ont péri, dans une détresse sans nom.

Il n’est pas une seule fois où je ne m’arrête sur la tombe, simple comme une église romane, du poète Paul Eluard, dans le prolongement de ces monuments dressés, terribles. Là, dans une méditation poétique, je récite pour moi-même un poème d’Eluard qui commence par :
« Tout se résout – dit-elle – en s’éveillant… ». C’est mon mantra, c’est ma prière que j’offre à la brise légère qui caresse mon visage.

Je poursuis ma marche qui, de pas en pas, devient à la fois plus grave et plus profonde, comme si je reconnaissais comme mien, chaque pavé mal ajusté, chaque arbre envoûtant, chaque fleur jetée à tous vents sur l’herbe verte du « Jardin du souvenir », cet endroit où sont dispersées les cendres de milliers de défunts incinérés et inconnus. C’est ici même que je souhaite voir s’espacer la poudre de mon corps, dans le vent et la pluie, le soleil et le brouillard, sans aucune inscription, sans aucun miracle.

J’ai le sentiment d’une frontière introuvable entre les vivants et les morts. Un espace d’entre-deux, qui donne à voir autrement la vie plombée de tous les jours. Rares sont les fois où je quitte le Père-Lachaise, sans un état d’esprit d’une sérénité plus juste et, paradoxalement, sans un élan de vie extraordinaire. Plus que jamais, cet aphorisme de René Char retentit, alors, dans ma tête : 

À chaque effondrement des preuves

Le poète répond par une salve d’avenir 

Mon chemin de montagne

Aujourd’hui je remonte la pente du cimetière qui va du Père-Lachaise à Gambetta. C’est mon chemin de montagne à moi, parisien dans l’âme. Tiens, le caveau d’Héloïse et Abélard est encore en travaux. Une tombe, un peu plus loin, est complètement fleurie. « A ma propriétaire » indique une plaque en marbre blanc. Tant de morts de toutes nationalités, de toutes religions. Et un silence qui tombe sur vos épaules comme le pollen des arbres. Un corbeau perché tout noir sur le haut d’une statue. Je veux le prendre en photo, mais soudain il s’envole. La vie est toujours plus rapide que la mort, contrairement aux apparences.

Sur une pierre tombale d’un jeune homme de vingt sept ans, une inscription : « merci pour ces années d’amour et de joie ». Merci à toi aussi, jeune inconnu, pour ce message d’espoir.

Je marche encore un peu. Je passe le bac, je veux dire devant la tombe d’une famille Bac. Arrivé au carré des déportés, comme d’habitude je m’arrête un moment. Devant la dernière demeure de Paul Eluard, je récite un poème. Le soleil commence à donner signe de vie. Les tombes s’animent aux chants des oiseaux. Il est encore très tôt. De rares passants activent leurs pas pour aller au travail. C’est heureusement encore le temps de la solitude et de la méditation sur le sens de la vie.

Le camion

Comme à l’accoutumée, je me retrouve ce matin, de bonne heure, assis sur un banc après avoir remonté les allées du cimetière du Père-Lachaise. Mon siège, aujourd’hui, se trouve en face de la tombe de Paul Eluard et de celles des dirigeants communistes les plus importants du XXe siècle en France. Mais surtout derrière moi « le Mur des Fédérés » de la Commune de Paris et les différents monuments à la mémoire des martyrs de la Résistance et des camps nazis. Assis sur ce banc, je ferme les yeux et je commence ma méditation sans objet. Elle ne peut émerger que lorsque la personne méditative passe du flux de représentations (idées, concepts, images) au flux de perceptions directement liées aux cinq sens de l’être humain : goûter, voir, écouter, toucher, sentir.

Cela n’est pas évident. Il faut une certaine pratique pour arriver à un résultat réel. Le mental joue avec notre désir de méditation et se joue de nous. Il sait très bien, par exemple, non seulement, immédiatement, nous proposer des images ou des idées, avant toute perception. Mais, quand bien même nous arrivons à gommer ces images et ses idées, il nous incite presque aussitôt à penser à ce qu’elles signifient.

De nouveau nous entrons alors dans la « pensée » et nous nous éloignons de la perception de ce qui est et de la méditation sans objet. Cette dernière ne commence vraiment qu’à l’instant où la totalité du flux mental se tait pour laisser la place au flux perceptif et sensible. Mais sa profondeur est sans limite et il arrive que nous connaissions, en un flash existentiel, un état de non-dualité entre le monde et nous.

Cet état est joie tranquille, sérénité et compréhension de la vie. Il n’est jamais donné d’avance. Il n’a pas à être recherché. Seule l’ouverture de tous les sens et l’au-delà même de leur possibilité sont requis. J’appelle cet état « la parenthèse blanche de l’esprit », un beau fleuron de la spiritualité laïque.

Ce matin, sur mon banc, je descends vers l’intériorité de ma méditation sans objet. Bientôt je ne suis plus que la totalité de mes perceptions. Je vis ce que Krishnamurti nomme « l’attention vigilante et la perception directe de la réalité. » Non une centration sur un seul objet mais un élargissement de toutes mes perceptions à l’ensemble de mon environnement.

Ainsi j’ai la joie d’entendre les cris d’enfants d’une école toute proche, mais en même temps les croassements des corbeaux et de sentir sur ma peau la brise légère qui parcourt le cimetière, tout comme je sens également le parfum des feuilles et le bruissement des feuillages. Je sens ma main posée sur mon autre main, mes fesses sur le banc, mes pieds sur le sol. L’air qui pénètre dans mes poumons, le moindre écho au loin. Tout est présent.

Tout à coup j’entends le bruit d’un camion qui arrive lentement vers mon emplacement. Je conserve les yeux fermés et j’écoute. Le bruit se rapproche, va passer devant moi. Je m’aperçois que je suis ce bruit. Le camion et moi ne faisons qu’un. Puis il s’éloigne et je le suis en me distinguant de lui. Le camion est arrivé subitement, m’a traversé et confondu tout entier dans sa sonorité mouvante et est reparti vers je ne sais où. Ainsi de la mort, quand elle nous rejoint, mais sans faire de bruit.

Une grand-mère

Ce jour-là, près de la tombe de Paul Éluard, une grand-mère tient la main de sa petite-fille de six ans qui l’interroge sur les sculptures des monuments aux morts des camps de concentration. Toutes les deux regardent les sépultures et les sculptures des martyrs des camps de la mort nazis. La grand-mère parle doucement à cette enfant mais lui communique quelque chose de profondément humain.
« Tu vois, ma chérie, beaucoup d’hommes et de femmes se sont fait du mal, il y a longtemps et beaucoup sont enterrés à cet endroit ».
« Pourquoi Mamie ? »
« Parce que certaines personnes ne savent pas voir la beauté des roses, les couchers et les levers du soleil, le chant des oiseaux, la splendeur de la mer ou de la montagne, le rire d’une petite fille comme toi ».
« Parce qu’ils sont méchants Mamie ? »
« Méchants, peut-être, mais avant tout parce qu’ils ne savent pas que la vie est faite pour la joie de chaque être au monde, qu’il soit blanc, noir ou jaune, qu’il croit en dieu ou non ».
« Alors on ne les a pas punis pour leur méchanceté ».
« Si, ceux qu’on a pu attraper. Mais maintenant, tous ceux qui sont morts à cause d’eux, sont ici et on leur rend hommage pour ne jamais ignorer que l’être humain n’est pas sur terre pour tuer un autre être humain ou le faire souffrir ».

La petite fille écoute sa grand-mère avec attention. Puis, tout à coup, elle se met à courir en criant « Attrape-moi, Mamie ! ».
« Lou, ne va pas si vite, je suis trop vieille pour courir comme toi. »

Je reste saisi par ma situation. Lou, c’est aussi le prénom de ma propre petite fille. Aurais-je, moi aussi, le temps de lui glisser un mot clairvoyant sur la barbarie des hommes, sans la traumatiser, sans lui faire douter de la vie qui est en elle, mystérieuse et impromptue ?

La femme sensuelle

Au cimetière du Père-Lachaise, nous trouvons différentes sculptures et bas-reliefs qui nous offrent des représentations de la femme. J’en dénombre cinq types. Il y a la femme sensuelle, la femme laudative, la femme mère de famille, la femme consolatrice et la femme éplorée.

La femme sensuelle est assez rare. Elle est plutôt présentée en bas-relief, non sans une certaine intensité érotique. Elle entoure ou semble cheminer autour d’un illustre défunt, souvent un général, un académicien, un banquier ou un écrivain. Parfois on gratifie le disparu de deux égéries. Le sculpteur a pris soin de présenter les formes généreuses de la féminité. Le bronze reflète des courbes avantageuses de la hanche et la vigueur des seins retroussés et à moitié dénudés comme sous le coup d’une bourrasque de vent.

On a envie de toucher la silhouette, de la prendre dans ses bras. L’artiste, sans aucun doute, n’était pas du côté de la mort au moment de sa création. Il signifie véritablement un désir de vivre et semble dire qu’au-delà de la disparition, la vie, le désir érotique, sont toujours bien présents. Certes il ne s’agit pas de représentations sexuelles comme on en rencontre dans certains lieux sacrés en Inde, dans les temples. Cependant, tout à coup, un bas relief retient notre attention non sans une certaine admiration. Mais, en général, le lieu ici et surtout l’air du temps, l’idéologie religieuse du monothéisme chrétien ne se prêtent guère à ce jeu de la vie et de la mort sous le signe d’Eros. Pourtant, l’élan érotique est bien toujours là, à la surface des choses les plus graves.

La sculpture de Victor Noir, ce jeune journaliste assassiné sous la Commune, allongé dans sa robe de bronze, semble avoir séduit depuis plus d’un siècle des personnes en attente de sensualité, si l’on en juge par la brillance de son sexe ou de son nez particulièrement lustrés. Pourtant, en ce qui concerne la femme sensuelle, je n’ai pas retrouvé au Père-Lachaise ce que j’ai trouvé à Vérone, sur la statue de Juliette Capulet, dont le sein droit à portée de la main des visiteurs est caressé régulièrement de toute évidence [1]. Au Père-Lachaise, c’est plutôt la poussière grasse de la pollution qui se dépose et qui recouvre les corps harmonieux des femmes superbes aux formes figées pour l’éternité, au détour d’une allée.

La femme laudative

Au Père-Lachaise l’homme est toujours représenté dans la statuaire comme le « héros », celui qui est érigé le plus haut, dont le buste se trouve au sommet, ou qui, en soldat, se trouve arrêté par la mitraille en plein élan de cavalerie. Dès lors la femme va être celle qui, à ses pieds, lui offre la couronne des vainqueurs. La mort vient si vite que le héros meurt plus vite que son ombre. Reste la femme qui va lui donner, in extremis, sa couronne de lauriers. Mais il est souvent trop tard, à jamais trop tard. C’est le temps du « jamais plus » dont parlait le philosophe Vladimir Jankélévitch. Le bras retombe, la couronne, à quoi bon ? « Tout va vers la mort et vers le froid » comme l’écrit le poète Eugène Guillevic.

C’est la femme faire-valoir, la femme admirative « devant son seigneur et maître » comme dit la pensée asservie. On ne dira jamais assez à quel point cette position féminine accompagne parfaitement le mythe du soldat mort au combat ou de l’Académicien auréolé de gloire posthume. Sans la silhouette de la femme en extase que serait le « héros » acclamé ? Un pauvre homme, tout simplement, qui tout à coup prend conscience de l’ampleur de sa vaniteuse position sociale. Nous ne sommes pas loin de l’image d’Epinal du soldat épuisé par la guerre mais heureux de sa victoire et de la femme au foyer qui l’attend avec tout son amour. À moins que ce ne soit, plus réellement, la fille de joie qui est réservée au vainqueur.

Dans le meilleur des cas la femme laudative est celle qui va transcrire l’épopée de la victoire de son héros. Elle est là comme traductrice, narratrice d’un fait d’exception que tout le monde doit connaître. Rapidement, elle disparaîtra dans l’ombre en laissant son « héros » sous les feux de la rampe. Parfois la femme en attente d’un héros qui ne reviendra plus semble pensive, en train d’imaginer une vie révolue, en contemplant dans un ciel incertain, le bonheur perdu. Sous cet angle la femme laudative laisse ses pensées dériver vers le ciel pour y graver des mots d’une tendresse infinie. À moins qu’elle ne devienne soudain la femme sphinx qui interroge le destin de l’être humain, au-delà des formes et des univers.

Aujourd’hui 6 juin 2012 au Père-Lachaise

Ce matin, grande marche dans le Père-Lachaise. Arrêt d’une demi-heure de méditation profonde, sans pensée, sous mon bonnet, devant la chapelle. Nouvelle découverte d’allées et de nouvelles tombes. Plusieurs conférenciers sont là. Étrange de voir que des gens gagnent leur vie en parlant des morts et que tant d’autres entrent dans la mort en tentant de vivre simplement comme des êtres humains dignes de ce nom.

En remontant vers l’entrée près de la place Gambetta, je passe devant la sépulture de Malik Oussékine, ce jeune étudiant mortellement blessé par la police motorisée lors d’une importante manifestation d’étudiants en 1986. C’est peut-être la seule tombe réellement musulmane du cimetière. Je médite un moment devant cette absurdité de la mort de la jeunesse par l’Ordre policier soumis au diktat des pouvoirs en place. Certes nos sociétés inégalitaires ont besoin de police pour garantir un minimum de sécurité publique. Dans une autre conception démocratique, les choses pourraient être autrement, en se fondant sur l’aptitude radicale de l’être humain à aller vers l’autre dans un élan de solidarité et d’altruisme comme l’ont montré, a contrario des rumeurs diffusées par les médias, les initiatives sociales de soutien collectif lors de l’ouragan Katrina en Louisiane il y a quelques années. 

Mais, malheureusement, la violence est inscrite socialement et sert toujours les puissants. Certains membres de la police (pas la majorité pourtant) se croyant assurés de l’impunité et du soutien de certains partis politiques « sécuritaires », n’hésitent pas à provoquer des « bavures » vraiment tragiques et questionnantes (voir le rapport d’Amnesty International sur la France).
Dans quelques jours, dans mon quartier, on va commémorer l’étouffement voulu et techniquement programmé d’un jeune français d’origine africaine, seul et sans arme, par 300 kilos de chair humaine et policière, dans un car de police qui le transportait. Le cas « Lamine Dieng » âgé de 25 ans, depuis 5 ans n’est toujours pas jugé et les parents, les amis, restent dans l’impossibilité du deuil à faire. 

Dans un tout autre domaine, assis sur mon banc, un instant de repos me laisse aller vers une pensée issue de la nuit bleue du silence intérieur. Et si tout ce que nous sentons, vivons, pensons, imaginons n’étaient que des gouttes d’eau tombant, immédiatement, dès leur apparition, dans le grand océan de la présence du Fond aux formes multiples, sans commencement ni fin ? Et si, de ce fait, parce que nous sommes nous-mêmes ce Fond radicalement, nous connaissions toujours immédiatement, la totalité de ce vécu des êtres humains depuis l’origine de l’humanité ? Et si l’éveil spirituel prôné par les sagesses du monde était, en fin de compte, l’émergence soudaine dans notre conscience individuelle modifiée pour un instant, de la grande conscience de Cela, ce qui est depuis toujours ?

Notes

[1] Sur ce point, voir le livre de Jacques Lecomte sur La bonté humaine, altruisme, empathie, générosité, Paris, Odile Jacob, mars 2012, 393 pages, notamment pages 21 à 39