L’IA peut-elle être considérée comme un chercheur ?

Par Christophe Forgeot, poète, diplômé de Sciences de l’éducation, chargé d’enseignement à l’Université de Toulon, membre du GRAPPE (Groupe de Recherche en Anthropologie Poétique des Pratiques Éducatives).

Qu’est-ce qu’être un chercheur ? Est-ce être comme mon cher père à la recherche de ses lunettes dans toutes les pièces de sa maison, en disant avec humour « je suis chercheur » ? Ou bien est-ce être comme « l’Intelligence Artificielle » à la recherche de données et qui, grâce à des algorithmes, ne fait que copier et coller des paquets de mots en les combinant « à la vitesse de la lumière », sans payer de droits d’auteur ? Certainement ni l’un ni l’autre…

Pour le cas de mon père, c’est vite vu. Pour le cas de l’IA, c’est moins évident, tant il nous est asséné le fait que ce soit une « intelligence ». Il est donc intéressant de s’y attarder un peu en reconnaissant d’abord le fait que si, certes, l’IA fait des recherches, elle les fait uniquement dans l’univers de mots virtuels amassés par l’intermédiaire de techniciens, dans l’océan de phrases qu’elle va elle-même collecter (étant programmée pour cela) ; c’est-à-dire, par exemple, que ChatGPT va puiser dans un corpus de mille à deux mille milliards de mots [1] pour en combiner certains sous forme de phrases avec une prodigieuse rapidité. Au regard de cela, n’est-on pas alors en droit de se demander si « l’Intelligence Artificielle » n’est pas seulement qu’une chimère, une illusion générée par son nom même… qui n’est autre chose qu’une figure de style associant deux mots contradictoires et nommée oxymore. En tout cas, nous constatons que certains croient qu’une analyse, qu’une étude et qu’une recherche peuvent être réalisées par l’IA, alors que d’autres n’hésitent pas, dans le même temps, à l’appeler l’Imbécillité Augmentée [2]Aussi, au lieu d’être dévoyée car prétendument capable de remplacer le cerveau humain, l’IA ne devrait-elle pas être prise simplement pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un outil qui rend des services dans des domaines pénibles pour l’être humain, comme l’ont été et le sont encore d’autres outils telles que la roue, l’électricité et la machine à laver ? Sinon, on peut penser qu’à force de prendre l’IA pour ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire une intelligence, on risque d’artificialiser et de dénaturer toutes les activités humaines, comme on artificialise et on dénature des sols, en les badigeonnant d’un « goudron technologique ». Un chercheur, en sciences humaines comme dans les autres sciences, n’est-il pas avant tout celui qui est en mesure de se défendre des a priori, des idées reçues, des idées préconçues (au sens propre comme au sens figuré), d’observer et de démonter les faits, les mythes et les phénomènes de société afin de mieux les comprendre ? Être chercheur, n’est-ce pas celui qui fait preuve d’intuition et d’imagination ? n’est-ce pas celui qui est capable de douter ? Et, par ailleurs, une machine peut-elle être intuitive ? Une machine peut-elle être imaginative ? Une machine peut-elle douter ? Peut-elle avoir des incertitudes à l’instar d’un chercheur ? Bref, une machine peut-elle être intelligente ? Peut- elle verser dans l’empathie, dans la cruauté ? peut-elle ressentir ? a-t-elle une conscience ? C’est ce dont nous sommes témoins dans certains films tels que 2001, L’Odyssée de l’espace ou Terminator. Mais ces films sont des fictions et ils le resteront. L’ingénieur et informaticien, co-inventeur de l’ancêtre de l’assistant vocal, Luc Julia, reconnaît même que seul l’être humain possède une intelligence et que l’IA n’est qu’une boîte à outil pour l’aider à améliorer sa condition, comme le fait un marteau ou un tournevis [3].

Afin de conclure cette brève réflexion, j’émets cette hypothèse que, au-delà d’être la faculté de connaître, de comprendre, et de s’adapter ainsi que d’être l’ensemble des fonctions mentales ayant pour objet la connaissance rationnelle [4], toute intelligence – et celle d’un chercheur n’y échappe pas – se manifeste notamment par l’intuition, par l’imagination et par les doutes dont elle peut faire preuve. Et, si je file cette hypothèse comme on filerait une métaphore, avec la volonté de garder un peu d’humour face à cette envahissante supercherie qu’est, à mon avis, le rôle que l’on veut faire tenir à l’IA dans notre monde, j’en viens à me dire que, finalement, mon père se rapprochait plus du chercheur que l’IA ne pourra jamais le faire elle-même, car lui, au moins, était en proie au doute ; lui, au moins, devait faire preuve d’intuition et d’imagination pour retrouver ses lunettes, sans lesquelles il ne pouvait pas lire son dictionnaire.


[1]    L’intelligence artificielle n’existe pas, par Luc Julia. Discours d’introduction de la conférence “IA & éducation”, organisée par France Université Numérique, et qui s’est déroulée les 8 et 9 juin 2023 à Pantin. Vidéo de 56 mn sur YouTube le 21 juin 2023 et sur Production : France Université Numérique. Réalisation Christian Carves : cliquez ici

[2] IA : Intelligence Artificielle ? dAv, Creuse-Citron n°79 février-avril 2024, p.18.

[3] L’intelligence artificielle n’existe pas, par Luc Julia, op. Cit.

[4] Dictionnaire Le Robert.