Lettre à Christian Bobin

1997, par René Barbier

Cher Monsieur,

J’ai besoin de vous écrire comme on écrit à un ami.
Car vous êtes mon ami sans le savoir.
Sans doute parce que j’aime la poésie depuis toujours.
Sans doute parce que j’enseigne le sens de la sensibilité en sciences humaines à l’université.
Sans doute parce que votre mouvement d’être me fait penser à ce philosophe connu depuis trente ans et dont l’oeuvre m’a inspiré un groupe de recherche : Krishnamurti.

Mais ce besoin que je ressens aujourd’hui est lié à un événement, une mort brutale, celle de ma compagne. Elle avait quarante-cinq ans.
Elle est décédée dans mes bras à trois heures du matin, subitement, en cinq minutes.
Crise cardiaque a-t-on dit.
Impuissance, Abîme, Folie à deux pas.
Besoin des autres, de l’autre, de l’ami, de ma fille et de sa mère.
Je croyais connaître la mort intime par expérience, tant de fois répétée.
On n’a jamais fini avec la mort. On ne connaît rien de la douleur de la perte. C’est toujours à revivre. Toujours à recommencer jusqu’à la fin.

Je fais le tour de ma douleur comme un Oriental tourne autour de sa montagne sacrée au Tibet.
Comme un fait de synchronicité, un mois avant sa mort, j’avais lu votre livre La plus que vive.
Je lui en avais parlé. J’avais dit à quel point j’aurais aimé écrire un tel ouvrage pour la femme aimée. J’avais également informé mes étudiants en sciences de l’éducation de la qualité humaine de cet ouvrage. Un prérequis pour entrer en éducation avec une écoute sensible.
Je le relis aujourd’hui et un flot d’émotion m’envahit.
Que de points communs entre cette femme Ghislaine et Agnès, ma femme.
Une allure d’existence qui s’ancrait dans le moindre geste, le plus simple mot.
Une invention permanente. Une attention de chaque instant à la vie dans sa plénitude.
Un rire et un sourire, comme deux terrains d’aventure pour nous, hommes, qui restons des enfants, comme vous l’écrivez si justement.

“Ton rire me manque”.
Agnès avait fait trente-six métiers. Sans cesse son sens de la création était à l’oeuvre.
Elle était libre et comme Ghislaine conjuguait intelligence, liberté et amour.
Elle était la générosité même. Ses repas étaient des offrandes, des “festins de Babette” – ce film dont elle me parlait souvent.
Elle était impliquée dans la vie sociale – une vraie politique – sans être une politicienne, depuis son plus jeune âge. Une rage de justice tissée d’une infinie tendresse. Elle n’était pas de ceux qui demandent des certificats d’hébergement à leurs amis étrangers.
Un amour sans possession.
Une Ouverture d’être.

“Tu as toujours tenu ton impatience serrée contre ta douceur”. Comme vous dites si bien ce que je ressentais d’Agnès.
Agnès, c’était également une blessure primordiale. Une blessure réouverte à chaque regard sur le monde. Une cécité impossible sur les maux et les mots institués. Une fragilité de fleur sauvage.

Nous avons écouté tous ensemble le Requiem de Fauré devant son lit de mort.
Nous, sa famille, son fils, ma fille, ses amis, mes collègues et étudiants, tant de monde…
Un impressionnant moment de recueillement, de partage, d’amitié vraie.
Un sens du sacré sans être un code religieux, sans église ni prêtre.
Mais son amie a dit une prière juive pour elle.
Mais j’ai pensé à Krishnamurti.
Mais d’autres amis ont peut-être prié dans leur langue et selon leur culture.

Trois jours avant sa fin elle avait fait un cauchemar. Elle m’avait vu partir, les pieds devant, de sa maison. C’était une séparation radicale, absolue. Jamais plus nous nous reverrions…
Je ne m’étais pas inquiété puisqu’il s’agissait de moi.
Spécialiste de l’imaginaire, j’ai été déjoué par l’imaginaire.

Maintenant je te porte en moi et j’avance prudemment vers toi comme le colibri sait si bien faire avec l’étamine d’une fleur qu’il ne veut pas détruire.
Des larmes coulent pour dire la pluie de l’âme.
Des rires jaillissent pour affirmer l’étincelle dans la pierre noire.
Comme Ghislaine, tu avais peur de vieillir, Agnès. Tu me disais que tu mourrais jeune.
Tu as tenu ta promesse.
“Le temps déborde”
Mon temps, notre temps, avec celui d’Éluard et de Bobin.

Les poètes ne savent pas vraiment refermer les cercueils.
Avec toute ma reconnaissance*

René Barbier
* J’ai reçu depuis une lettre très chaleureuse de Christian Bobin.