2001, par René Barbier
Communication au Colloque de l’Association Francophone d’Éducation Comparée « La formation des enseignants au XXIème siècle » (octobre 2001, Beijing, Chine)
Avant-propos
Il y a presque vingt ans que je me suis mis à l’ordinateur. À l’époque, c’était un PC « Tandy 1000 » et le disque dur n’était que de 127 Ko ! Aujourd’hui, mon simple agenda électronique comporte plusieurs mégaoctets. Sans doute ai-je eu l’intuition que cet instrument technologique allait bouleverser les attitudes et les comportements des intellectuels de la fin du XXe siècle. Dès 1998, j’ai créé plusieurs sites WEB, dont celui du Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social et l’Éducation (CRISE) parce que je savais, encore une fois, que nous étions avec Internet à la veille d’une révolution culturelle. Beaucoup de personnes vont vouloir se former et s’informer tout en travaillant.
En Sciences de l’éducation, de très nombreux étudiants sont déjà engagés dans la vie active. Ils ne pourront pas tous se déplacer facilement pour aller à l’université. Par ailleurs, nombreux seront les individus qui arriveront à l’âge de la retraite en ayant une culture suffisante et un potentiel de vie encore très riche. Le besoin de communiquer ne peut aller qu’en se développant à un niveau international. Le WEB le permettra, en partie, s’il n’est pas laissé aux seuls technologues et commerciaux. Il existe de plus en plus un « culte internet » qu’il faut savoir diagnostiquer et critiquer.
Les éducateurs, les psychosociologues, les chercheurs en sciences humaines doivent s’intéresser à Internet pour en faire un instrument de réelle communication humaine où le « présentiel » et l’esprit critique ne sont pas absents, mais au contraire, constituent un élément essentiel de tout cursus en ligne. Mais, attention ! Ne raisonnons pas comme Alain Finkielkraut (1). Il ne s’agit pas d’être fasciné, gourouisé parce nouveau média, comme il semble le prétendre. Restons proches du réalisme pédagogique du philosophe Michel Onfray et de son « antimanuel de philosophie (2). Laissons-nous la possibilité de constater ce que nous pouvons en tirer sur le plan éducatif.
La portée de l’enseignement en ligne : quelques chiffres
Nous devons nous rendre compte de l’explosion actuelle de ce phénomène d’enseignement à distance par internet que la France n’aborde sérieusement que depuis deux ou trois ans.Tant de questions restent à traiter, la plupart sont tout simplement humaines et sociales et non techniques.
Un des grands consultants américains Peter Drucker évalue les obstacles à la formation à distance et reste très prudent quant à son réel impact (3). Je pense qu’il a raison si nous, éducateurs, nous restons en deçà de cette révolution technologique. Actuellement, en Europe, la concurrence dans les Formations à distance (FOD) commence à battre son plein et les marchands sont au rendez-vous.
Le Massachusetts Institute of Technology a mis ses cours en ligne (plus de 2000) gratuitement pour attraper le client. Chaque internaute peut les consulter mais pour être diplômé du MIT, évidemment, il faut se faire inscrire aux cours, ce qui est très cher. Malgré tout, pas aussi cher que si l’étudiant devait venir faire un MBA aux Etats-Unis (frais d’inscription plus frais d’hébergement). À l’université de Maryland, par exemple, un MBA en ligne coûte 25 000 dollars en deux ans alors que cela revient souvent à plus de 80 000 dollars par an habituellement. À l’université de Floride, un MBA coûte moins cher en ligne sur deux ans : 30 900 dollars (27 mois de cours) dont 26 500 en frais d’inscription et d’éducation et 1 850 en frais de livres et matériels, au lieu de 48 161 dollars dont 12 450 en frais de logement et de nourriture sur le campus. Aux USA, plus de 1,4 million d’étudiants se forment sur le Net en 1997-98.
Aujourd’hui, ils sont plusieurs millions d’après le département américain de l’Éducation. Merryl Lynch affirme qu’ils seront 2,2 millions l’an prochain, contre 770 000 rien qu’en deuxième et troisième cycles (4). Des diplômes sont délivrés entièrement sur la Toile. Soixante-quinze pour cent des universités américaines publiques et privées sont déjà présentes en ligne. On peut s’inscrire à plus de 6 000 cours accrédités par les autorités compétentes. Le taux moyen de réussite est de l’ordre de 60 %, semblable à celui des universités traditionnelles.
Le Vice-président de l’université de Phoenix (UOP, Arizona) qui accueille 80 000 étudiants sur ses campus et en instruit 20 000 en ligne, affirme : « L’étudiant type âgé de 18 à 22 ans compte pour moins de 20 % de la population étudiante. Les autres, la majorité sont des adultes qui travaillent à plein temps et souhaitent en milieu de carrière compléter leur formation. Pour eux, le modèle d’enseignement traditionnel ne colle plus (5).
L’université de Phoenix fut une des premières à se lancer en ligne dès 1989. Dès 1998 la Concord University of Law de Californie a créé un Juris Doctor Degreesur le Web (6). Du Québec à Dar es-Salam les e-facs sont instituées, dans tous les domaines du savoir et du savoir-faire. Une université privée (www.u3k.fr) dispense déjà des cours au choix de droit par les meilleurs professeurs des grandes universités françaises. Chaque cours coûte de 100 à 150 francs de 3 à 6 heures. Les actions des sociétés de e-learning en bourse sont les seules à ne pas avoir suivi le Nasdaq dans sa chute récente concernant le e-business. Plusieurs projets de licence à distance en sciences de l’éducation sont en cours actuellement, avec la participation du CNED et des universités Lyon 2 et Rouen.
Sur ce plan, Paris 8, naguère université pédagogiquement d’avant-garde, se laisse distancer. Il existe déjà des Formation à distance (FOD) dans les universités de Limoges, ou de Nantes, comme au CNAM (10 000 inscrits en ligne avec une hausse de 50% par rapport à l’année dernière. Le danger est grand de voir les nouveaux étudiants « partir » (tout en restant dans leur pays natal) vers les Etats-Unis, Le Canada ou l’Extrême-Orient dans les années à venir, pour obtenir des diplômes de grandes universités très cotées. Comme le remarquait Jack Lang, notre ministre de l’éducation nationale, lors du Colloque européen sur l’enseignement supérieur à distance à la Sorbonne en 2000, « Il sera trop tard, demain pour défendre une conception différente de l’enseignement, la nôtre, celle du service public » (7).
Une licence en Science de l’éducation en ligne à l’Université Paris 8
Une opportunité
Je me demandais comment commencer à réaliser un cours en ligne lorsque le DESS « multimedia » de l’Université Paris1, dirigé par Bernard Darras, m’a ouvert une porte. Bernard Darras cherchait un terrain de réalisation pour une de ses « micro-agences » en e-learning. La micro-agence en question cherchait plusieurs cours à mettre en ligne en créant la charte graphique et toute la structure numérique. Bernard Darras a accepté de mettre sa structure pédagogique gratuitement, pour la première année, à la disposition du département des sciences de l’éducation de notre université Paris 8. L’idée me paraissait très intéressante par la créativité qu’elle impliquait. Je savais que tout engagement pédagogique dans ce projet allait être coûteux en temps et en énergie. J’ai donc demandé à un maître de conférences, Christian Verrier, responsable de la formation de licence en sciences de l »éducation, dont je connais l’implication éducative, et avec qui je m’entends suffisamment pour ne pas être paralysé par des querelles intestines et bureaucratiques, s’il voulait jouer le jeu risqué d’un cours disponible à l’ensemble de la communauté des internautes francophones de la planète. Ensemble, nous nous sommes mis à réfléchir pendant une année avec l’équipe du DESS qui comprenait : un informaticien, une infographiste, une documentaliste, une historienne de l’art et une spécialiste en sciences de l’éducation titulaire d’un doctorat (8). Nous avons écrit, spécialement, plus de 150 pages chacun. Nous avons participé à de multiples réunions de travail, aidés par un professeur associé de l’université Paris 1 (Claude Lemmel).
Un résultat encore partiel
Nous avons eu un souci à la fois de compréhension pédagogique, personnelle et collective, et un point de vue esthétique dans la réalisation de ce projet. Nous n’avons pas oublié le « présentiel » puisqu’un tiers des cours sont en face à face à l’université Paris 8. Le résultat de l’action se trouve désormais sur le site web des Sciences de l’éducation, à titre expérimental, pour deux cours en ligne offerts aux étudiants de licence qui voudront y participer dans les limites d’un quota nécessaire à cette pédagogie. Dans la foulée, et pour pouvoir continuer, éventuellement, à construire la totalité d’une licence de sciences de l’éducation en ligne, nous avons répondu, avec les responsables du DESS de l’université Paris 1, à un appel d’offre du ministère concernant les campus en ligne. En effet, le DESS de Paris 1 ne peut, indéfiniment, nous offrir ses services sans un minimum de dédommagement correspondant aux investissements en prestations spécialisées et en matériels informatiques nécessaires. Malheureusement, pour cette année (2001-2002), notre projet n’a pas été retenu. Il nous faudra donc différer le prolongement de notre expérience.
Elle n’est pas simplement une innovation pédagogique mais une véritable « recherche-action » en éducation universitaire, instituée dans le cadre du groupe de recherche sur la pédagogie de l’enseignement supérieur animé par Christian Verrier. Nous la considérons, en effet, comme une recherche portant sur une action et nous avons l’intention d’en poursuivre la réflexion sur le plan scientifique pour déterminer la portée et les limites de la mise en ligne d’un enseignement universitaire en sciences humaines d’un bon niveau théorique.
Les limites déjà reconnues à l’enseignement universitaire en ligne
Dans notre discipline (Sciences de l’éducation) nous pouvons déjà pointer les limites de l’enseignement à dimension théorique en ligne.
Premières limites aperçues
1°) L’Enseignement Universitaire en Ligne (EUL) suppose des étudiants motivés, dotés d’un ordinateur branché sur internet (ou pouvant y accéder) et du temps pour la formation. Ce sont plutôt des étudiants salariés, plus âgés que la moyenne, ou éloignés de l’université, que ce type d’enseignement intéresse particulièrement. On imagine également qu’il pourrait concerner tous les étudiants dotés d’handicaps physiques et hospitalisés.
2°) L’EUL demande un personnel d’enseignement supplémentaire, principalement un ou plusieurs tuteurs, médiateurs de savoir et de savoir-faire entre l’étudiant et l’enseignant. Dans le cadre actuel de l’enseignement universitaire, on voit la difficulté de recrutement puisqu’il n’existe pas encore de statut spécifique pour ce type de fonction. Pratiquement, c’est le règne de la « débrouille », de la « métis » grecque, avec des étudiants de troisième cycle ou de jeunes chercheurs membres de laboratoires. Il est vraisemblable que cette pratique n’aura qu’un temps.
3°) L’EUL implique, pédagogiquement, une bonne partie d’activité en « présentiel ». Nous avons décidé que la proportion serait de 3/10 dans nos cours en ligne à l’université Paris 8. Pour beaucoup de thuriféraires de la e-formation, il n’est pas besoin de présentiel ou très peu. D’ailleurs, le présentiel est difficile à mettre en œuvre lorsque les étudiants sont situés dans des lieux éloignés de l’université. Cette conception de réduire exagérément la coprésence physique des étudiants et des enseignants est directement liée à l’idéologie religieuse d’internet (voir plus loin).
4°) L’EUL en sciences de l’homme et de la société est plus difficile à diffuser qu’en sciences physiques, chimiques, biologiques ou mathématiques. Le corpus théorique prête encore largement à discussion et demande beaucoup de finesse dans la présentation. Les concepts sont souvent d’un haut degré d’abstraction intellectuelle, peu propices à la mise en ligne sans feed-back permanent. La construction graphique animée est plus difficile. Les textes, toujours courts dans un enseignement en ligne, doivent être redécoupés avec les risques d’un écrasement du style propre à l’auteur (essayez donc de « découper » un passage d’un texte théorique de Pierre Bourdieu !). L’abstraction théorique empêche toute tentative de produire une « loft-conférence » dont la platitude du sens commun sans bon sens éloignerait immédiatement les étudiants cherchant une connaissance plus élaborée.
5°) L’EUL à dimension clinique (par exemple « psychologie clinique de l’éducation ») est une gageure. La clinique suppose qu’une relation étroite s’institue entre un sujet et un chercheur, entre un malade et son médecin, entre un travailleur social et son client, entre un pédagogue et son élève. Elle demande du temps, de la présence et de la confiance éprouvées réciproquement, de la patience. Le contraire de la vitesse propre à internet. Elle recherche la réalité de l’interaction humaine qui passe nécessairement par le conflit assumé et travaillé. Elle débouche sur une dimension d’opacité et d’altérité inéluctables de toute relation humaine, le contraire de l’idéologie de la transparence si prônée dans le culte d’Internet.
6°) L’EUL à dimension de création véritable me semble également difficile à mettre en ligne. Une pratique d’écoute et de création poétiques en éducation comme je la réalise dans mes cours à l’université de Paris 8 me paraît quasiment impossible à produire sur le Net. Il me semble qu’une tentative de ce genre tomberait rapidement dans la gadgétisation des séminaires de « créativité » à la mode dans les entreprises.
La limite absolue : la mythologie sacrée d’internet
Le plus grand danger de l’enseignement universitaire en ligne serait de tomber dans cet effet de mode : le « culte de l’Internet » (Philippe Breton) (9). Examinons de plus près cette nouvelle dimension religieuse de la technologie du Web. Philippe Breton souligne très nettement les trois courants actuels concernant Internet.
- Un courant technophobe qui le rejette complètement et sans discussion. Laissons ce courant de côté car il n’est pas dans la vie.
- Un courant qui le conçoit comme un outil formidable et très puissant de notre temps, mais sans plus (10).
- Un courant quasiment religieux et prophétique qui fait d’Internet la Voie vers un autre type de civilisation et d’Humanité, bien formulée, en termes positifs, par Pierre Lévy dans sa « Word philosophie » (11). Pour Philippe Breton, ce deuxième courant gagne de plus en plus du terrain.
Le courant mystique d’internet en 15 points
C’est un courant complexe qui unifie plusieurs sources déjà anciennes. Celle qui vient de l’ancienne contre-culture américaine des années soixante, celle qui embraye sur le Nouvel Age et ses ouvertures vers des spiritualités orientales à la mode, celle qui prolonge l’idéologie de la toute-puissance de l’homme numérique et du monde ordonné de l’ordinateur. Plusieurs grands traits dominent cette sacralisation de l’Internet que Alain Finkielkraut et Paul Soriano n’ont pas hésité à nommer « Internet, l’inquiétante extase ». Bornons-nous à les énoncer présentement sans les analyser complètement dans le cadre de cette communication.
- La peur du conflit et l’harmonie à tout prix
- Le tabou de la rencontre directe et notion d’identité « à la carte », fluide et éphémère (Soriano) (12)
- La mondialisation des esprits dans l’instantanéité du réseau Internet
- L’ »adieu au corps » (David Le Breton) et la séparation physique nécessaire (13)
- L’isolement géographique contre la solitude existentielle
- La « transparence » (P. Breton)comme clé de voûte et la pensée dichotomique et manichéenne
- La liberté absolue et « fatale » (Alain Finkielkraut) : la folie versus démocrate (Dany-Robert Dufour) : l’alliance libérale-libertaire du Net et du Marché capitaliste
- Le refus du tiers et de l’intermédiaire superflu
- Le corps-machine imaginable sans peur et sans reproche
- L’interconnexion permanente contre la parole incarnée : par la diffusion des « formes » et de l’information
- La rationalisation démesurée et l’imaginaire du code (« la violence structurale du code » dont parle Jean Baudrillard) (14)
- Le culte de la vitesse (Paul Virilio) et de l’idéologie de la jeunesse (jeunisme)
- La perte de l’intériorité au profit de la spectacularisation de l’intime (« loft story »)
- La victoire de Platon sur Aristote (le réel n’est pas mieux que le virtuel) (15).
- Le triomphe posthume de la noosphère de Pierre Teilhard de Chardin sans le Point Oméga trop ouvertement porté par la mystique chrétienne.
Pour une critique lucide de la mystique Internet
Tous les points précédents sont évidemment exagérés, extrapolation d’une tendance que dégagent sociologues et philosophes mais qui n’est pas inéluctable. « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » écrit René Char. Pour ma part, j’insisterai sur un sens de l’éducation en ligne dans l’ordre de la complexité par : le passage réciproque et interférentiel de la sphère « séparation <——> interconnectivité » à la sphère « présence <——> reliance ». Ce sens de l’éducation suppose une profonde évolution de notre façon de concevoir notre rapport au monde, aux autres et à soi-même (16). Traduisons cela par un graphe.
L’EUL nous oblige à repenser notre rapport à l’outil électronique et à nos méthodes d’enseignement. Pour ne pas tomber dans la mystique d’Internet, il nous faut distinguer deux mondes : le monde numérique et le monde humain.
Le monde numérique est celui du principe de séparation physique des internautes, isolés devant leur ordinateur (même quand ils sont dans un cybercafé !). À la limite, la rencontre humaine réelle ne les intéresse plus ou leur fait peur. L’autre principe est l’interconnectivité en permanence, même dans la rue, chez ses amis, en vacances. Le tout régi par une pensée de la transparence en blanc ou noir, en 0 ou 1, suivant une logique complètement dichotomique qui exclut la complexité, l’ambivalence et l’équivocité.
Le monde humain, au contraire, demeure assez peu dans ce type de logique. Il vit essentiellement d’imaginaire, de projet, d’affectivité, de désir, de contradiction. Il est porteur de valeurs et de sens. Il est d’une tout autre nature que le monde numérique. Un être humain se dit toujours, avec le philosophe André Comte-Sponville : » Personne ne peut vivre à notre place, ni mourir à notre place, ni souffrir ou aimer à notre place, et c’est ce qu’on appelle la solitude » (17). Cette solitude, l’homme numérique l’ignore ou la fuit à toute jambe.
Un célèbre neurologue américain, Antonio Damasio (18), a montré que la conscience ne saurait être séparée des émotions d’un individu, à travers le cas qu’il a traité, un certain Elliott, qui avait été privé de ses « marqueurs somatiques » à la suite d’une lésion cérébrale. Elliott ne pouvait plus se représenter le monde, faire « comme si » et était totalement à la merci d’une logique de la connaissance abstraite qui ne lui permettait plus de prendre des décisions avec pertinence. Dans la perspective de Antonio Damasio, je nomme « effet Elliott » : cette inaptitude à gérer sa vie par une personne qui s’est coupée de ses émotions et de son corps au profit d’une gestion mentale totalement soumise à l’abstraction intellectuelle. Le « culte de l’Internet » va dans le sens d’une toute puissance de l’ »effet Elliott ».
Je pense que l’EUL doit savoir articuler ces deux mondes dans une dialogique directement reliée à la pensée complexe d’Edgar Morin et à l’approche transversale telle que je l’ai formulée. La dialogique n’exclut pas mais propose une approche en terme de tiers inclus (19). Le monde numérique est créé par l’homme et le monde humain relève, en partie dans son fonctionnement, du domaine du numérique. Le troisième terme, le tiers inclus, est justement l’assomption de leur dialogique inévitable. Un des points que ne comprennent pas les sociologues intéressés par les médias, c’est l’autre réalité qui s’ouvre, chez l’être humain, par une pratique (et non un discours) sur la méditation. Lorsque les sociologues assimilent le bouddhisme zen à un ensemble « fourre-tout » de la « culture de l’Internet » (P. Breton), ils ne saisissent pas phénoménologiquement, la nature de la méditation et s’en tiennent à son aspect rituel et spectaculaire. La méditation est une des données essentielles du monde humain et le contraire d’un impérialisme de l’ »effet Elliott ». Elle permet un contact direct avec la « conscience-noyau » d’A. Damasio, c’est-à-dire de la conscience au fondement de soi et en liaison essentielle avec les émotions. Le méditant reconnaît et perçoit toutes les dimensions de la vie et de sa propre vie, y compris de la vie de son corps intime. Une machine ne peut comprendre ce que veut dire « méditer », de même qu’elle ne peut savoir ce que veut dire « aimer ».
De même « la liberté fatale » d’ Alain Finkielkraut, est une méconnaissance de la nature même de la liberté dans une perspective de sagesse traditionnelle. Ce qui pour Finkielkraut est une catastrophe, de son point de vue réducteur, est une ouverture du point de vue de l’homme de connaissance. Pour ce dernier la liberté n’est jamais « fatale » (avec cette connotation tragique et négative qu’on lui prête). La liberté est le propre de l’homme réalisé et elle s’ouvre sur l’amour, la compassion de tout ce qui vit (20). L’homme réalisé est une personne chez qui il n’y a plus personne à nommer parce qu’il fait partie de la création permanente du monde.
Le monde humain requiert la « présence » et la « reliance » (21). Par la présence, l’être humain sait à la fois s’isoler au sens de se « déconnecter » de tout ce qui l’encombre, en particulier du monde numérique qui devient de plus en plus son monde quotidien. La méditation est sa pratique exemplaire, en dehors de tout dogme religieux. Elle est la « cinquième rêverie » de Jean Jacques Rousseau. Par la reliance , il sait voir sa place toute relative dans l’univers et se « reconnecter » aux autres et au monde naturel et social, dans un sens de « s’inclure dans » et participer, beaucoup plus vaste que celui attribué par le monde numérique. Pour ce faire, il passe par l’interconnectivité du monde numérique conçu comme outil à part entière. Ceux qui connaissent bien le monde numérique seront frappés, comme moi, par le nombre important de personnes de ce milieu qui pratiquent l’art de la méditation, les arts martiaux, le karaté, le taï ji, l’aïkido ou le kinomichi. Cette pratique n’est pas une idéologie mais une nécessité de rééquilibre intérieur et débouche sur une sagesse laïque contemporaine.
Notes
(1) Alain Finkielkraut, Paul Soriano, 2001, Internet, l’inquiétante extase, ed. Mille et une nuits, Les Petits Libres, 93 pages
(2) Michel Onfray, 2001, Anti-manuel de philosophie, Bréal, 334 pages
(3) Peter Drucker, 2001, « Comment je vois le monde après la révolution internet ? », in Newbiz, n°11
(4) Merryl Lynch, 2001, in « Futur(e)s« , n°7, juin
(5) in « Futur(e)s », 2001, n°7, juin, p.94
(6) Macha Séry, 2001, « La France en retard sur les études en ligne », in Le Monde de l’éducation, juin
(7) Jack Lang, 2001, in Le Monde de l’éducation, juin
(8) Voir http://educ.univ-paris8.fr/LIC_MAIT/weblearn2002/index.htm
(9) Philippe Breton, 2000, Le culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?, Paris, La Découverte
(10) Dominique Wolton, 2000, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, coll. « Champs »
(11) Pierre Lévy, 2000, World philosophie, Paris, Odile Jacob
(12) Alain Finkielkraut, Paul Soriano, 2001, ibid
(13) David le Breton, 1999, L’adieu au corps, Paris Métaillé
(14) Jean Baudrillard, 1976, L’échange symbolique et la mort, Gallimard
(15) Alain Finkielkraut, Paul Soriano, 2001,ibid., p.80
(16) René Barbier, 2001-2002, Le sens de l’éducation, cours de Licence en ligne de Sciences de l’éducation, Université Paris 8, http://educ.univ-paris8.fr/LIC_MAIT/weblearn2002/index.htm
(17) André Comte-Sponville, 1996, L’amour, La solitude, Vénissieux, Paroles d’Aube, p.27
(18) Antonio Damasio, 1995, L’erreur de Descartes. La raison des émotions, Paris, Odile Jacob et 1999, Le Sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience, Paris, Odile Jacob
(19) René Barbier, 1997, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris , Anthropos, 357 p.
(20) Voir Zeno Bianu, 1996, Krishnamurti, ou l’insoumission de l’esprit, Seuil, point sagesse.
(21) Marcel Bolle de Bal, 1996, La reliance. Voyage au cœur des sciences humaines, Paris, L’Harmattan, deux tomes