2006, par René Barbier
D’emblée, le dictionnaire nous propose ses balises sur le terme de voyage : « Déplacement que l’on fait, généralement sur une longue distance, hors de son domicile habituel » (Trésor informatisé de la langue française). Ainsi le « voyage » se laisse entendre par l’idée de « déplacement » avant tout, de mouvement d’un point à un autre. Or, dans le « voyage intérieur », on ne se « déplace » pas physiquement a priori. Sans doute, « bouge-t-on » dans sa tête ? Est-ce parce que nous sommes « en chemin » ? Mais vers où et « qui » bouge ? Ainsi j’irai plus loin : est-ce qu’on entre vraiment sur un « chemin » et qui irait vers quoi ? La réussite, le bonheur, l’amour, la vérité ? Le voyage intérieur est un espace-temps de conscience qui n’est pas de l’ordre de la durée, mais de l’intuition de l’instant. Ce n’est pas aller d’un point A à un point B, horizontalement, mais, au contraire, c’est une plongée à la verticale, dans la Profondeur.
Qu’est-ce que la Profondeur ?
Un mot qui me sert de métaphore pour nommer ce que l’on ne peut énoncer, ce qui est de l’ordre de l’ineffable parce qu’il s’agit de la totalité du Réel. Un « réel voilé » comme le pense un physicien comme Bernard d’Espagnat ? Le Cosmos des philosophes stoïciens de l’Antiquité grecque ? La déité subtile sous tous les noms de dieu, comme le propose l’apophase des mystiques rhénans ? Le noumène kantien sous tous les phénomènes ? La Nature spinoziste où le « conatus » s’affirme ? Ou encore le Tao des anciens Chinois au sein duquel le « Vide médian » (F. Cheng) puise ses ressources ? Le Chaos-Abîme-Sans-Fond » de Cornelius Castoriadis ? L’ »Otherness » de Krishnamurti ? Je ne me prononce pas à cet égard. La Profondeur nous propulse dans l’errance en tant que nous sommes parties intégrantes de la Nature. Le poète le sait d’emblée :
Terre qui nous a fait
Ces errants que tu portes
Incertains du local
Incertains du parcours
Eugene Guillevic
Dans le voyage intérieur, on ne se prépare pas. Il se peut même que toute préparation empêche ainsi le véritable voyage sur ce plan. Programmer son itinéraire revient à ne jamais comprendre de quoi il s’agit. D’ailleurs l’ultime « voyage », vers la mort, peut-il se « programmer », excepté en cas de suicide ? Tout voyage intérieur est de l’ordre de l’itinérance personnelle, en synchronie avec, radicalement, l’Errance du Monde, et, principalement, « la poéticité du jeu du monde » dont parle le philosophe Kostas Axelos dans son oeuvre [1].
Reconnaître l’inconnu et la non-maîtrise
Sous cet angle, le voyage intérieur va de « commencement et commencement », sans fin. Il est porté par les ailes de l’improvisation. Contrairement aux créationnistes intégristes, je ne vois aucun « dessein » divin dans cette errance. Plutôt un « déploiement » de ce qui est. Il implique la reconnaissance de l’inconnu, de la non-maîtrise, de la surprise parfois difficile à assumer. Mais surtout, il nous fait vivre le saut qualitatif dans un autre niveau de réalité. Ainsi, dès la naissance, lorsque le nouveau-né, sortant du ventre de sa mère, respire pour la première fois à l’air libre et découvre le « cri primal » et le sens (ici avant tout sensoriel) d’être en vie. Tout voyage intérieur est de cet ordre : surgir dans un autre niveau de réalité, au risque de s’y perdre, d’en mourir sur un plan de conscience rassurant. Le voyage intérieur nous conduit à une réflexion sur la naissance, d’instant en instant, de nous-même, de notre relation aux autres et au monde. Hannah Arendt a beaucoup médité sur ce concept. Elle en tire une philosophie qui enrichit l’existence humaine(cf. Françoise Collin, « Agir et dormir ») [2].
Cinq naissances
Peut-être faut-il parler de cinq naissances, comme je le pense, dans ce voyage intérieur vers un état instable de « sérénité crispée » (René Char) ? Une naissance potentielle au niveau du désir de nos parents, qui nous enracine à jamais dans la complexité et l’imaginaire. Une naissance viscérale, qui nous met au jour, avec le premier cri, et nous fait entrer dans le tragique de l’humain. Une naissance symbolique que la fonction paternelle nous impose en nous décortiquant de la sphère maternante. Une naissance sociale qui nous fait comprendre le sens du mot « nous » et « responsabilité ». Une naissance sacrale qui nous ouvre à la relation d’Inconnu et au dépassement de toute singularité dans une totalisation en cours. A chaque naissance son risque spécifique, ses rituels, ses obstacles, ses réussites relatives.
Pas de voyage intérieur sans prise de risque. Son déploiement constitue une série d’événements qui bousculent le caractère institué d’une existence « adulte ». C’est du côté de l’inachèvement qu’il faut regarder pour comprendre le sens même du « chemin qui mène vers l’intérieur » dont parlait Novalis. Avec le risque (et la « peur » qui l’accompagne) une brèche est introduite dans les hauts murs de l’existence établie. Un doute se profile sur le « qui l’on est ». Le « je » perd de sa consistance absolue. Au fur et à mesure, il se délite. Souvent, cela se fait tout à coup, sans pouvoir le prévoir. Dans un premier temps du voyage intérieur, le monde environnant est remis en question. Le sujet voyageur plante ses questionnements en son sein comme le toréador sur le dos musclé du taureau. Il peut se complaire dans ce jeu, souvent intellectuel. Il capitalise alors son savoir livresque sur le monde et se cache derrière les mots, comme les Sophistes. Un jour il comprend que les mots cachent trop souvent le désert de la pensée. Parfois, une phrase suffit, malgré tout, à l’éclairement de toute une partie de l’essentiel, de la Profondeur.
Le voyage devient un « Profond »
Le Profond représente tout être créé qui est relié à la Profondeur comme partie indissociable. Tous les êtres vivants sont des êtres « profonds », mais également tous les objets du monde. Toutefois, il faut distinguer les êtres profonds capables de ressentir la Profondeur de leur être, voire de la nommer, de l’exprimer d’une manière ou d’une autre et ceux qui restent muets sur ce plan (un rocher par exemple). L’être humain est un « Profond » qui parle. Le plus subtil parle comme la fleur donne son parfum. Le plus lourd s’hérisse de citations. Un lien intrinsèque unit Profondeur, Gravité et Reliance. Le voyage intérieur fait découvrir ce lien imperceptible. La Profondeur invite à l’intuition. Celle-ci conduit à la Reliance qui reconduit à une intuition supérieure. Celle-ci, tôt ou tard, débouche sur la Gravité. La Gravité constitue le moment éthique du Profond humain qui prend conscience de sa Reliance avec tout ce qui est. L’écologie de l’esprit élabore la philosophie fondamentale de ce processus. Tout sage est « grave », jusqu’à dans son rire torrentiel, à la manière d’un maître zen. Tout acte, même infime, est « grave » de conséquences parce que non-séparé de tout le reste, même s’il apparaît comme distinct. Un battement d’ailes de papillon ici, déclenche une tempête là-bas. Mon absence de parole ou une parole trop tranchante un jour, entraîne un suicide d’autrui un autre jour.
Dialogique entre Profondeur et Profond
Entre la Profondeur et le Profond, une dialogique permanente se construit. La dialogique dans la ligne d’Edgar Morin, maintient les deux termes en relation, sans pouvoir en éliminer l’un ou l’autre, sans pouvoir opérer une « synthèse » hégelienne. La dialogique n’a pas peur du paradoxe. « Pourquoi y-a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » s’interroge le philosophe occidental (Heidegger), cherchant, du même coup, par le Logos, une vérité qui lui échappe sans cesse. Le sage chinois, lui, se contente d’aller rendre hommage à la « pierre de rêve » dans sa plus splendide réalité, sur un chemin de montagne. D’un côté, chez le philosophe depuis Aristote, le Logos implique un postulat sur l’origine et la fin de toute chose nommée. La parole aurait toujours pour finalité de dire quelque chose. De l’autre, chez le penseur chinois traditionnel, il s’agit plutôt de « nourrir la vie », les « souffles », l’énergie qui nous mettent en mouvement, sans discuter indéfiniment des origines ou des finalités. Ce n’est que chez les stoïciens de la Grèce antique que l’on trouve des analogies troublantes avec les anciens penseurs chinois, notamment sur la question du Mal (en Occident) ou du « négatif » (en Chine). Le voyage intérieur a affaire avec la façon dont nous pensons ces deux concepts : Mal et Négatif (F. Jullien) [3].
Mal, négatif et la logique de tiers-inclus
Rester au niveau du « Mal », nous entraîne vers une existence dramatique, qui requiert l’appel à la religion, à une transcendance qui nous rassure sur le Bien, toujours là, mais avec lequel nous ne savons pas vivre. Évoluer vers son remplacement par le « négatif » dans tout « positif », nous achemine vers une sérénité stoïque, dans un dépassement permanent de nos affects vers une totalité plus vaste, mais réduit peut-être nos possibilités d’exister comme sujet capable de projet et de choix. Le voyage intérieur de la personne contemporaine doit passer sous les fourches caudines de ce dilemme : Mal ou Négatif pour entrer dans une sorte de médiation/défi, de métissage culturel. Le Mal permet l’émergence de l’éthique, après dépassement du religieux. Le Négatif implique le devenir permanent de toute certitude établie vers une incertitude radicale, un horizon ouvert. Il est intéressant de noter qu’un intellectuel et poète chinois, formé en l’Occident, comme François Cheng, réussit à vivre sur ces deux plans apparemment antinomiques. Dans son livre sur Cinq méditations sur la beauté, il développe une pensée taoïste, notamment de l’art et de la poésie, et, en même temps, il se démarque d’un absolu du « Négatif » pour aborder de front la question du Mal [4].
Certains diront qu’il manifeste ainsi une personnalité dotée de « dissociation ordinaire » : tantôt il est un Occidental pris au piège du Mal et de sa dramaturgie ; tantôt il est l’Asiatique qui transforme le Mal en négatif au sein d’un mouvement universel. J’aurai plutôt tendance à le voir comme un « clairvoyant » qui concrétise une logique du tiers-inclus et qui dérange, du même coup, le bel édifice linéaire d’une pensée de l’identité, de la non-contradiction et du tiers exclu.
Hypermodernité et tiers-exclus
La société contemporaine, considérée comme hypermoderne, plus encore que postmoderne, déconstruit toute forme de sentiment, en éléments disjoints, séparés, dont le sujet ne peut plus reconnaître le moindre sens. Le mot sentiment, lui-même, devient tellement « mou » qu’on ne saurait le discerner de l’émotion ou de la passion. Tout se vaut dans une équivalence généralisée fondée sur la marchandisation de l’humain. Entre les hypermodernes « flamboyants » (Nicole Aubert) [5] et ceux qui sont laissés pour compte, exclus, les « loosers », les sociologues, les philosophes de la modernité n’en peuvent plus de disserter et d’interpréter des données sans cesse répétitives. Ils débouchent sur « la fatigue d’être soi » (Alain Ehrenberg), le « désenchantement du monde » (Marcel Gauchet), le constat d’un « art de réduire les têtes » (Dany-Robert Dufour), sans compter tous ceux qui n’arrêtent de vilipender les pédagogues du haut de leur énorme suffisance médiatique (Alain Finkielkraut). Mais ils en arrivent, nécessairement, à poser des équivalences, mettre en relation intrinsèque des instances qui s’appellent mutuellement : l’hypermoderne « flamboyant » demande le « looser » pour exister ; le premier de la classe nomme le dernier ; la star des médias indique, ipso facto, l’anonyme qui se sert à rien, le « chef d’entreprise » suppose le salarié convaincu de sa légitimité.
Logique trinitaire
Tous ces raisonnements sont de l’ordre d’une logique identitaire, fondée sur le tiers exclu et le principe de non-contradiction. Nous appelons de nos voeux une autre logique trinitaire ouverte sur la complexité, dans laquelle un processus d’actualisation et de potentialisation lupascienne est en jeu. Nous devons, pour nous faire comprendre, proposer un schéma pour montrer deux espaces de sens de notre modernité :
Une zone 1 qui réunit les discours habituels sur la société hyper ou postmoderne, avec ses membres hypermodernes « flamboyants » et ceux qui sont en perte de vitesse, les « loosers ».
Une zone 2 qui introduit un troisième terme (les « clairvoyants ») et qui vient bouleverser la logique du oui ou du non du premier espace.
L’émergence de ce troisième terme n’est pas sans relation avec celle d’une troisième Renaissance spécifiquement contemporaine, sous la Première Renaissance humaniste, rationnelle, scientifique, laïque, et la deuxième, coexistante, mais cachée, plus ou moins traquée par la première à cause de son intérêt pour l’approche « imaginale » (H.Corbin) [6] de la réalité.
Trois Renaissances
L’épistémologie contemporaine ne peut méconnaître la manière dont s’est nouée l’histoire de la pensée sur le monde depuis l’Antiquité (Mohamed Taleb) [7]. On sait que la Renaissance au XVe-XVIe siècles à repris à son compte l’apport de la Grèce et de Rome, dès le Moyen-Age. C’est à travers la pensée d’Aristote, puis de Saint-Thomas d’Aquin en Occident, ou d’Averroès en pays musulmans (Cordoue, 1126 – Marrakech, 1198), et d’un nouveau regard sur l’art et la littérature antiques, qu’elle s’est constituée. Pour Thomas d’Aquin, et malgré ses accusations de trahison à l’égard d’Averroès à la fin de sa vie, celui-ci est le « commentateur » par excellence d’Aristote, l’autorité qui fait loi. Attaquant Averroès, les augustiniens du XIIe siècle, avec saint Bonaventure, seront persuadés d’atteindre Aristote, de même que les averroïstes, avec Siger, croiront suivre le philosophe grec. Il semble bien en effet qu’Averroès ait surtout visé à être un disciple fervent d’Aristote, dont la doctrine lui apparaissait comme « la souveraine vérité » et dont il sut expliciter certains aspects mal éclairés.
La Renaissance s’est affermie avec le siècle des Lumières (XVIIe-XVIIIe) durant lequel les philosophes ont proposé une autre façon d’être au monde inspirée par la raison, la science et l’humanisme. C’est le triomphe de ce que je nomme la Renaissance affichée. Mais sous cette Renaissance, une autre existait, plus ou moins cachée, occultée. Cette Renaissance cachée remontait, elle aussi, à l’Antiquité, mais se refusait à rester dans l’orbite intellectuelle d’Aristote. Elle prenait ses racines dans l’alchimie, l’occultisme, la puissance du mythe, un rapport différent à la divinité. Elle fut traquée et étouffée, en apparence, à commencer par les femmes, les « béguines » qui dès la fin du Moyen-Âge jusqu’à la grande purge des « sorcières » sous l’Inquisition payèrent un lourd tribut à la Renaissance affichée.
L’apophase des théologiens (théologie négative de Maître Eckhart) qui s’est ouverte sur l’hénologie (la philosophie de l’Un) fut un des fleurons de cette Renaissance cachée, depuis la fin du Moyen-Âge. Pourtant la Renaissance cachée n’a jamais disparu. Ses membres sont restés dans l’ombre mais ont oeuvré. On peut dire, avec René Lourau, qui raisonne en terme révolutionnaire, que nous avons assisté jusqu’à nos jours à un « continuum onirique révolutionnaire » de ce type de Renaissance. Bien des scientifiques jouaient sur deux tableaux : une face diurne fondée sur une raison aristotélicienne et une face nocturne animée par une expérience et une interpellation plus magique ou imaginaire. Ainsi ils conciliaient la science et la foi.
Une renaissance moderne
Nous assistons aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, avec la transition du XXe siècle qui a vu un bouleversement complet dans les représentations scientifiques du monde, à un retour du refoulé, une Renaissance moderne qui prend deux voies essentielles. Une liaison avec l’« Imaginal » (Henri Corbin) et ses archétypes, ses mythes et ses symboles, bien analysée par Gilbert Durand et relayée par la psychologie des profondeurs de Carl Gustav Jung. Une expérience de la déité, l’Un, sous le dieu apparent (avec sa théologie négative chez Maître Eckhart), la nomination d’un « réel voilé » dans la science des hautes énergies (Bernard d’Espagnat), le sens de la nature chez Spinoza ou encore la notion de « noumène » chez Kant. Mais plus encore, peut-être, une troisième voie se dessine qui comprend les deux premières. C’est la complémentarité des approches et des visions du monde, avec une conception plus immanentiste proche de la pensée chinoise (F. Jullien) [8]. Il se peut que la reconnaissance de la pensée chinoise soit le germe d’une pensée de notre siècle qui s’ouvre. Le philosophe Liang Shumming soutenait que la culture chinoise était celle qui convenait à notre modernité libérale, dès les années vingt. Peut-être avait-il raison ? Je pense, également, que la philosophie non-dualiste de Krishnamurti correspond à cette attente spirituelle de notre temps.
Troisième Renaissance vers la complexité
Cette troisième Renaissance, propre sans doute au XXIe siècle, nous indique la voie vers la complexité assumée, la multiréférentialité, la transdisciplinarité. Elle est la voie des « clairs-voyants », à la fois rationnels et mythopoétiques, corporels et spirituels, mortels et ouverts à l’éternité. Le clairvoyant voit « clair » dans l’opacité de la réalité car ses deux capacités de compréhension le saisissement et le discernement. Par le saisissement il vit, dans son corps même, dans ses sensations, les effets immédiats de l’environnement. Par le discernement, il prend ses distances sans se désimpliquer, sans se séparer du monde pour considérer ce dernier avec un regard intérieur à la fois d’intellection et d’intuition. Car le clairvoyant sait réunir l’intuition et la reliance.
Intuition et reliance
L’intuition est centripète. Elle relève d’un processus interne à la personne. Elle va vers l’intérieur du psychisme, au sein d’une vision du monde dont les représentations dessinent le rapport qu’entretient le sujet avec son monde. La reliance est centrifuge. Elle part du sujet pour aller vers les autres et le monde. Cette interaction et cette interférence lui rappellent à quel point il est toujours un élément d’un ensemble plus vaste que lui-même, inscrit dans une dynamique complexe qui le dépasse et l’inclut en même temps. Une dialogique incontournable des deux concepts s’ouvrant sur une pensée paradoxale.
L’intuition s’ouvre sur la reliance, dans la mesure où cette faculté humaine, au-delà de toute raison raisonnante, impose au sujet l’idée qu’il n’est jamais qu’un élément d’une totalité vivante dotée d’une énergie spécifique dont la source demeure largement inconnue. La reliance pleinement vécue permet au sujet de co-construire sa propre vie et la vie collective dans la relation avec les autres et la nature. Mais, au fur et à mesure qu’elle s’approfondit, la reliance débouche sur une relation d’inconnu par la complexité qu’elle découvre et par le sens de la finitude et de la mort, qui s’impose à elle. Aucune formation complexe, de la vie individuelle et sociale, économique et politique, culturelle et religieuse, ne résiste au temps. Sous cet angle, la reliance est une lutte contre la mort qu’elle intègre à la vie, mais dans un regard lucide qui ne l’élimine pas magiquement. Au fond de la reliance, la personne s’aperçoit qu’elle n’est plus « personne » justement, qu’elle remet en question sa supposée identité, pour s’insérer dans une totalité dynamique dont la non-dualité est la nature profonde. À la fois du monde et avec le monde, le sujet reconnaît pourtant qu’il n’y a plus personne à nommer, au terme de sa reliance accomplie. Ce constat est bouleversant et réanime une intuition nouvelle qui lui fait voir d’autres niveaux de réalité. Le processus ne finit pas et le sujet demeure sur une voie qui n’a pas de chemin car tout est là, dans l’attention vigilante de soi-même, des autres et du monde.
Philosophie apophatique
La pensée qui résulte de ce processus est paradoxale. Elle exige de conjoindre des choses opposées, contradictoires, sans qu’une dialectique ne débouche nécessairement sur une synthèse acceptable. La logique identitaire, sans être refusée, devient secondaire et perd son impérialisme occidental. C’est plutôt le goût de la métaphore, de l’analogie, du suggéré qui s’impose. La personne comprend bien mieux la poésie et l’art en général. Elle accepte les zones d’incertitude, les déraillements du sens. L’homo sapiens devient le frère de l’homo demens pour reprendre E. Morin. L’homo demens toujours en arrière-fond de l’homo sapiens. C’est le coup de tête inimaginable de Zinédine Zidane lors de la finale de la coupe du monde de football, le 9 juillet 2006 et son exclusion. La pensée chinoise lui paraît plus claire et la philosophie apophatique plus pertinente, d’autant qu’elle rejoint le « neti neti » (ni ceci, ni cela) de la philosophie non-dualiste du Védanta de l’Inde traditionnelle. Dans son voyage intérieur, le clairvoyant voit clair sans nier la nuit la plus épaisse dont il fait un négatif heuristique pour son propre devenir.
Notes
[1] Kostas Axelos, 1969, Le jeu du monde, Paris, les éditions de minuit
[2] Françoise Collin, 1992, in Hannah Arendt et la modernité, Paris, Vrin, p. 27-46
[3] François Jullien, 2006, Du mal/Du négatif, Paris, Points-essais, 182 p.
[4] François Cheng, 2006, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 160 p.
[5] Nicole Aubert, 2004, L’individu hypermoderne, Paris, Erès, 320 p.
[6] Henri Corbin, 2005 (réed), Corps spirituel et Terre céleste, de l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite, Paris, Buchet-Castel, 303 p., Le Prélude à la deuxième édition (1978) s’intitule « Pour une charte de l’Imaginal ». On peut y lire ceci : « La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages. »
[7] Mohamed Taleb, 2003, Sciences et archétypes, Dervy
[8] François Jullien, 2006, Si parler va sans dire. Du logos et d’autres ressources, Seuil