2011 par René Barbier
Il est un endroit où j’aime aller lorsque je déambule dans le cimetière du Père Lachaise dès le petit matin. C’est un véritable sentier peu connu des promeneurs du dimanche. Pour le trouver, il faut passer par la tombe de Bourdieu. En partant de l’entrée avenue du Père Lachaise à Gambetta, allez tout droit jusqu’à la sépulture toujours fleurie d’Allan Kardec. Puis prenez à gauche jusqu’à celles de Marie Trintignant et de Gilbert Bécaud. Ensuite, en face, prendre le chemin qui descend. Au bout de ce chemin, tournez à gauche et passez devant les tombes de Molière et de La Fontaine. Au bout de ce chemin tournez à gauche. À cinquante mètres sur la droite vous trouverez la tombe de Brillat-Savarin et juste derrière celle de Pierre Bourdieu. Sur ce chemin, immédiatement, se trouve également celle de Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon, l’économiste célèbre du début du XIXe siècle (1760-1825) fondateur du Saint-Simonisme et cousin éloigné du mémorialiste de la cour de Louis XIV. À la fin de ce chemin, tournez à droite. À cent mètres vous voyez un sentier qui s’ouvre à vous. C’est là.
Sentier méditant sur la vie et la mort
J’aime ce sentier car à l’heure où je m’y rend, vers huit heures quinze du matin, il n’y a absolument personne. On se croirait dans une forêt campagnarde. Le sentier est étroit. De chaque côté, des buissons verdoyants et des arbres touffus. Nous entendons des oiseaux qui chantent et pas seulement le croassement des corbeaux. Un peu sur la droite une magnifique sculpture sensuelle en bronze d’une jeune femme écrivant sur un mur. Encore quelques pas et un bas relief d’une beauté qui semble s’envoler vers un ciel en attente. Dommage que la pollution de l’air à Paris l’ait recouverte en partie d’une suie grasse et désastreuse. Le sentier n’est pas très long, hélas. Quelques centaines de mètres tout au plus. Mais quel silence et quelle solitude ! Il m’est arrivé plus d’une fois, dans la journée, d’y rencontrer une jeune fille ou un jeune homme, assis en surplomb sur un dalle, méditant sur la vie et la mort. Sur ce sentier, en plein Paris, j’ai le sentiment d’être le rêveur rousseauiste qui marche dans la nature ou le promeneur automnal de Lamartine dans ses “méditations poétiques”.
J’aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l’obscurité des bois !
Georges Snyders
Lorsque je reviens vers la sortie, en passant par le carré des déportés, je m’arrête près de la récente sépulture de Georges Snyders, ce collègue professeur de sciences de l’éducation que j’ai accompagné à sa dernière demeure lundi dernier. Ce n’était pas un de mes proches. Je le connaissais essentiellement par ses livres. Il est décédé à 94 ans. Grand résistant, déporté à Auschwitz, communiste jusqu’à la fin, il a toujours été présent pour résister à la barbarie sourde et plus ou moins minuscule mais réelle du capitalisme grandiloquent.
J’ai accompagné mon vieux maître en sciences humaines, Jacques Ardoino, un de ses amis qui le voyait régulièrement, depuis chez lui jusqu’au cimetière. Une petite marche de mille mètres mais combien douloureuse pour Jacques que le vieillissement handicapait de plus en plus. Mais je crois aussi que j’ai pensé à ma mère qui a 88 ans avant son décès pliait encore des tracts pour la cellule locale du parti communiste et pour ma tante déportée politique à Ravensbrück et pour mon beau-frère, fusillé à 23 ans comme FTP au Mont-Valérien. Je suis garant de leur engagement comme l’était Georges Snyders, athée et marxiste pourtant, mais ami du rabbin Sirat et qui jusqu’à la fin a jeûné un jour rituel pour honorer le sacrifice d’un groupe de juifs hongrois qu’il avait connus, l’espace de vie d’une rose, en déportation. Je m’étais un peu battu contre les idées de Georges Snyders sur la non-directivité en éducation qu’il critiquait violemment. Peut-être qu’il ne connaissait pas de l’intérieur, sur le plan de l’expérience intime, la vision de l’homme intrinsèque à ceux préconisant cette pratique pédagogique.
Peut-être qu’il voulait nous faire savoir que le “laissez-aller, laissez-faire” conduit à la dictature (ce que je pense aussi). Je préférais ses ouvrages plus récents sur la joie d’éduquer et sa passion pour la musique. Sa valorisation du “chef d’oeuvre” avait quelque chose d’un peu désuet déjà à l’époque mais me paraissait comme une caresse sur la beauté du monde. Souvent, en pensant à lui, me revenait ce vers du poète Paul Eluard, dont la tombe est à deux pas de la sienne désormais :
La jarre est-elle plus belle que l’eau ?