Le sens du divin chez Marc Halévy

2014 par René Barbier

La manière dont l’être humain tente de donner du sens au monde, rencontre des voies diverses de connaissances. Deux d’entre elles sont à distinguer. La première voie passe, aujourd’hui plus qu’hier, par des représentations, des modèles de recherche, qui se veulent « objectifs » et elle « dit » le Réel en se fondant sur la raison. C’est avant tout la voie logique des scientifiques et des philosophes. La seconde, directe et immédiate, veut exclure les représentations mentales et sociales et les croyances instituées. Elle vit le Réel et se fonde sur une capacité à résonner. C’est la voie mystique. Le livre de Marc Halévy[1], Le sens du Divin. Au-delà de Dieu et des dieux, publié chez Oxus, avec une préface de Bertrand Vergely, philosophe chrétien, en 2011, est certainement un des ouvrages les plus pertinents, les plus intéressants, les plus intelligents que j’ai eu à lire depuis de très nombreuses années.

Mon propre itinéraire intellectuel en liaison impliquée avec mes conditionnements et mes enracinements culturels, familiaux, sociétaux, me rapproche d’une manière tout à fait subtile de l’interprétation que nous propose Marc Halévy dans son livre sur le sens du divin. Mais le livre d’un auteur ne sera jamais le livre d’un autre. Sur le plan existentiel et des interprétations de cette grande Inconnue nommée Réel, chacun construit sa propre compréhension. Marc Halévy est marqué à la fois par son origine juive mais aussi par les courants de lectures et d’influences qu’il a pu découvrir dans le cours de sa vie.

Apport philosophique de Marc Halévy

Marc Halévy s’enracine dans la réflexion et l’apport du taoïsme philosophique, celui de Laozi et de Zhuangzi. Sa pensée se continue par l’apport décisif de Friedrich Nietzsche et de Baruch Spinoza. Elle est constamment sous-tendue en filigrane par une réflexion approfondie de la kabbale juive. Mais surtout elle s’appuie sur une réflexion scientifique tout à fait contemporaine des processus de complexité qui agissent sur l’organisation du monde. Marc Halévy a travaillé pendant des années dans le laboratoire de l’un des plus grands noms de la physique contemporaine, auteur de la théorie des structures dissipatives, en sciences de la complexité auprès du prix Nobel 1977. Il y a Prigogine. Secoué par la lecture du physicien Fritjof Capra et son « Tao de la physique », il a entamé des études de philosophie et d’histoire des religions jusqu’à niveau doctoral. Plus tard il a mis son savoir au service d’une conception du management d’avant-garde tout à fait d’actualité et axée sur la connaissance des processus complexes dans l’organisation de l’entreprise. Son livre sur Le sens du divin est, sans conteste, un ouvrage de réflexion finale, mûrie, sur le sens d’une vie humaine englobée dans celle du devenir universel. Il s’agit bien d’une théologie du devenir qui s’affirme, en fin de compte, comme une sotériologie, une voie de salut, par une pensée ouverte sur ce qui sans cesse s’écoule et s’invente.

Philosophes contemporains et M. Halévy

Sur ce plan, l’oeuvre de Marc Halévy[2] est à mettre à côté de celles de philosophes contemporains sous les feux de la rampe, comme La Révolution de l’amour de Luc Ferry, de la spiritualité laïque d’André Comte-Sponville, ou encore de l’hédonisme solaire et libertaire de Michel Onfray. Mais la grande différence entre ces auteurs, c’est que Marc Halévy est un outsider, un « excentrique » dont pourrait nous parler l’écrivain Michel Dansel[3], un de ces auteurs qui reste à la marge de la pensée philosophique légitimée, reconnue, par les instances académiques. Il reste ainsi plutôt dans l’ombre des médias. Marc Halévy évolue ces dernières années, dans la sphère des nouvelles spiritualités,[4] qui s’affichent de plus en plus dans l’imaginaire social contemporain, au grand dam des figures bien pensantes de la légitimité académique. J’ai certainement une grande connivence de lectures, de références multiples, d’interrogations radicales, avec Marc Halévy, notamment par rapport à l’Asie et de la physique de la complexité. Krishnamurti représente mon auteur magistral non-dualiste depuis les années 60. C’est la raison pour laquelle je me sens proche de certains de ses concepts comme celui du Réel, ou encore de la Reliance ou de l’Intuition. Mais mon origine sociale, l’athéisme foncier dans ma famille, mon itinérance existentielle plus ancrée sans doute dans la dimension populaire socialiste et libertaire, plus proche de Jean Jaurès que d’un Marx relu par Althusser, m’inclinent à prendre certaines distances critiques à l’égard de sa pensée élitaire et mystique.

Sans avancer avec lui sur la voie de son propre mysticisme, je reconnais que sa manière de comprendre le Réel me parle suffisamment et se rapproche de ma propre conception de ce qui est et advient sans cesse. La problématique du Devenir, chère à Héraclite et de l’impermanence des phénomènes, me semble une évidence. Je n’entre pas facilement dans la croyance actuelle du « principe anthropique fort » de certains auteurs scientifiques (Trinh Xuan Thuan)[5] concernant l’évolution de l’univers et encore moins dans l’ »Intelligent design” de sa retombée fanatisée.

Le Réel pour M. Halévy

Le Réel pour Marc Halévy, dans sa totalité, est de l’ordre de l’inconnu et de l’inconnaissable, notamment par les voies et les voix de la raison. Il est pourtant ce dont nous sommes constitués et ce qui nous englobe. Le cheminement du Réel se perd dans la nuit des temps. Il n’a ni commencement ni fin, il se développe en structurant des ensembles complexes tout en les déstructurant au cours de processus qui n’en finissent jamais. De l’infiniment petit examiné par la physique quantique à l’infiniment grand des astrophysiciens, tout paraît se jouer au niveau universel dans cette activité processuelle, d’interdépendance, d’interactions, de ce qui est. Néanmoins, pour notre auteur, ce jeu processuel de l’univers n’est pas chaotique, il reflète une orientation, un ordre, une cohérence, qui nous suggère d’imaginer un sens du divin qu’il ne faut pas réduire aux religions instituées et un Réel lié à l’Un, que Marc Halévy tente de nous faire comprendre (p.126-129).

Le savoir scientifique de Marc Halévy, et sa limite quant à l’usage de la raison, le pousse à réfléchir sur la notion de Dieu, et du sens divin de l’existence humaine qui s’ouvre sur une sagesse en mouvance (p.131)-134). Cette orientation le conduit à privilégier la notion de mystique, fondée sur l’intuition et refusant la toute puissance de la raison (toute la deuxième partie de son livre p 62 à 134). La mystique révèle la peur fondamentale qui réside au fond de l’usage de la raison lorsqu’il s’agit de se confronter au Réel inconnu, émergent et imprévisible dans son déploiement. Personnellement j’y vois la manifestation de « la poéticité du jeu du monde » proposée par le philosophe Kostas Axelos (1924-2010), ce spécialiste d’Héraclite, que j’ai eu l’honneur de connaître, dans son oeuvre trop méconnue[6]. Si les religions du Livre paraissent contenir cette peur en leur sein par un acte de foi et proposer des réponses qui sont toujours des pis-aller pour la réduire, les spiritualités d’Asie, notamment le taoïsme philosophique, semblent plus pertinentes au penseur Marc Halévy.

Dieu et le monde

Dans sa volonté intellectuelle de nous proposer une sotériologie fondée sur une connaissance mystique (mais nécessairement en porte-à-faux par rapport à la nature même d’une mystique qui reste du domaine de l’intuition et du non savoir rationnel et conceptuel), l’auteur ne peut que nous affirmer l’existence de Dieu au cœur du Réel. Pour lui le réel est Un. Dieu et le Monde sont ses deux faces. Dieu est un mystère à l’homme dont le monde seul lui est accessible. L’Un est un processus en marche. Il est mû par un désir, par une intention, par une volonté : s’accomplir en plénitude tout en favorisant l’accomplissement de tout ce qui est. Tout ce qui est et advient – émane – de lui, de l’Un et vise à son accomplissement. « S’accomplir soit en accomplissant le Tout : c’est la grande alliance entre le Tout et toutes ses parties » (page 210).
Dès lors et dans l’esprit spinoziste, du point de vue anthropologique, le Mal, ce que l’homme ressent comme une souffrance, n’est rien de plus que le constat du degré d’inaccomplissement du réel. Inversement, ce que l’homme appelle Joie est le sentiment et la jouissance d’un pas d’accomplissement accompli. Le salut pour Marc Halévy « n’est rien de plus que l’inscription profonde et permanente dans ce processus d’accomplissement cosmique à tous les niveaux, même le plus anodin, le plus quotidien, le plus banal. Et ainsi de suite » (p. 211).

Reliance chez Marc Halévy

La Reliance chez Marc Halévy est nécessairement accolée au Réel. La Reliance est la capacité de se mettre en résonance. La résonance est un phénomène gnoséologique de parfaite communion avec le réel : la connaissance s’acquiert immédiatement, directement, sans que la pensée discursive intervienne. La syntonie est cet art et ces techniques de la résonance (p.213). L’intuition devient la faculté de capter et de créer de la connaissance sans passer par la pensée discursive. L’intelligence est la capacité à relier. Au sens le plus riche et le plus profond, elle est : « alliance des savoirs pour en faire émerger des connaissances, tolérance des données pour en faire émerger une des idées, alliance des actes pour en faire émerger des œuvres, reliance des hommes pour en faire émerger des communautés, alliance des intentions pour en faire émerger des projets, reliance des comportements pour en faire émerger de la valeur » (p. 214). Il y a ainsi chez Marc Halévy une pensée fondée sur l’impossibilité de connaître rationnellement qui, bien qu’ouverte sur l’incertitude du réel, « voilé » en quelque sorte comme le propose le physicien quantique Bernard d’Espagnat, paraît parfois déboucher sur une sorte de dogmatisme mystique.

Pensée dualiste et séparatiste

Ma posture beaucoup plus agnostique, bien que sensible à une mystique poétique du monde et du Réel, m’oblige à me distancier de certaines affirmations péremptoires de Marc Halévy concernant son antihumanisme et sa diatribe à l’encontre d’un christianisme rétréci à ses erreurs historiques. Ainsi il écrit : « La Mystique est une sempiternelle et incontournable rébellion contre toutes les vérités toutes faites. Une révolte, même. Les mystiques sont des révoltés qui ne disent même plus « Non », et qui ne rétorquent que par un terrible silence à la bêtise des masses ignares (…). La Mystique est élitaire. La religion est populaire. D’un côté l’ermite, de l’autre les ouilles » (p. 84). « Regarder le monde avec les yeux de Dieu, c’est changer radicalement de perspective, c’est assumer cette insignifiance humaine, c’est se libérer de l’humain au regard de l’humain » (p.237). La violence de ses propos, dans la foulée de Nietzsche, m’incline à penser que sa sagesse demeure encore trop intellectuelle, trop livresque et dichotomique, retrouvant ainsi une pensée dualiste et séparatiste (comme dans la page 151 par exemple), malgré son parti-pris de complexité processuelle. Sur ce plan Edgar Morin est plus subtil en réunissant, inéluctablement, homo sapiens et homo demens. 

Comme beaucoup de penseurs occidentaux qui s’inspirent de la pensée chinoise taoïste, cosmique où, du point de vue de Sirius l’humanité n’est vue que comme un ensemble abstrait de « chiens de paille », ou d’un bouddhisme philosophique intransigeant proclamant le néant de tout phénomène, le discours livresque tombe souvent dans l’incompréhension de l’altérité chrétienne liée à la foi comme mystère en un Dieu qui s’est fait homme et qui a proclamé un salut spécifique. C’est un postulat indémontrable, dont on peut critiquer les conséquences humaines et sociales, mais pourquoi tant de violence verbale ? Dans sa préface d’ailleurs Bertrand Vergely semble vouloir atténuer ce feu du langage : « On pourra, bien sûr, discuter telle ou telle thèse, notamment concernant le Christ et le christianisme. Tout n’est pas que désastre dans la tradition chrétienne » (p. 11).

Risque à vouloir demeurer nietzschéen

Personnellement je demeure dans le non-savoir absolu à ce sujet, ne possédant ni la foi, ni l’inscription dans la croyance chrétienne. Par contre je revendique un sens profond de la sensibilité humaine[7] qui ne correspond pas à la caricature donnée par M. Halévy ou d’autres sous le terme de sensiblerie raillée comme faiblesse inexcusable. À vouloir demeurer nietzschéen à tout prix, on risque de devenir simplement totalitaire et faire les choux gras d’un antihumanisme plus ou moins fascisant. Dans ce cas, n’est-on pas aussi très bien dans l’air du temps de la montée des autoritarismes politiques ?

Il est certain que la vie pratique et la sensibilité réelle de Marc Halévy ne tombent jamais dans cette dérive qui ne correspond en rien à la profondeur de sa pensée, mais son désir d’intellectualiser son interprétation mystique du monde dans son livre présente les prémisses possibles à cette aventure de l’esprit. Gageons que d’autres, moins sérieux et plus dilettantes, réduiront drastiquement sa pensée pour en tirer des conclusions humainement tragiques comme a su si bien le faire la sœur de Nietzsche dans sa manière très personnelle de diffuser son oeuvre.

Notes

[1] Marc Halévy,  (2011), Le sens du Divin. Au-delà de Dieu et des dieux, Oxus, éd.Piktos – Collection : Spiritualités – Essai – 254 pages
[2] Marc Halévy, vidéo de 35 minutes, http://logostep.fr/ – /marc-halevy. J’aime cette vidéo dans laquelle Marc Halévy répond très sincèrement et simplement à une jeune étudiante en questionnement spirituel. Mais « l’homme est-il vraiment une espèce infantile ? » comme le dit M.Halévy et la notion d’ « adulte » demande également à être discutée, comme l’a travaillée Georges Lapassade dans son ouvrage-clé L’entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme (Economica, réed 1997, (1963), 219 p.)
[3] Michel Dansel, (2012), Les excentriques, Robert Laffont, coll. Bouquins, 828 p.
[4] Il participe chaque année par exemple aux rencontres de Font-Romeu, dans les Pyrénées, en juillet, autour de la thématique de la « spiritualité laïque ».
[5] Sur cette question voir l’article de wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_anthropique, l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan défend la croyance dans le « principe anthropique fort »
[6] Voir la notice de wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Kostas_Axelos
[7] René Barbier, (1997), L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos, 357 pages.