Le rythme de la vie. Variations sur les sensibilités postmodernes

UN NOUVEAU LIVRE DE MICHEL MAFFESOLI

par René Barbier (2004)

La vie présente-t-elle un rythme fondamental qui ferait éclater notre besoin individualiste de contrôle de soi, de maîtrise de la nature et des autres ? C’est le sens du nouveau livre de Michel Maffesoli : Le rythme de la vie. Variations sur les sensibilités postmoderrne [1] Ecrit dans un style remarquable, toujours clair et, en même temps, très alimenté par de nombreuses lectures, l’ouvrage de Michel Maffesoli retient aujourd’hui mon attention. L’auteur est, on le sait, un sociologue « essayiste », comme disent les détracteurs de ce type de sociologie dans lequel se sont illustrés aussi bien Edgar Morin ou Pierre Sansot, que Alberto Albéroni. Les fanatiques de la croyance en une sociologie  « scientifique », même si elle est « un sport de combat », n’aiment guère une sociologie de réflexion à dominante philosophique, d’une philosophie de l’expérience humaine.

Son livre synthétise et prolonge son œuvre antérieure dont la dimension nietzschéenne et dionysiaque n’échappera à personne. Il semble urgent, en effet, de réfléchir sur les nouvelles formes de socialités qui émergent en ce début du XXIe siècle. Michel Maffesoli s’y emploie, au fil de son œuvre, depuis longtemps. Il donne à voir, dans une perspective radicalement phénoménologique, une effervescence sociale dans les interstices de la société que d’aucuns ne veulent pas saisir, embrigadés qu’ils sont dans des schémas classiques de la pensée du XIXe siècle.

Michel Maffesoli montre que ce  « refus de l’officiel »  n’est pas nouveau. Il perdure à travers l’histoire. L’instituant social ne peut être compris par une pensée qui s’étaye et s’alimente d’un schéma moniste qui unifie les approches chrétienne, cartésienne et marxiste de la vie. Derrière elles, en ombre gardienne, se profile l’omnipotence du sujet individualiste, maître de soi-même et de l’univers. Le grand danger réside dans les à-coups, les dérangements, les imprévus, les choses déraisonnables « qui surgissent dans les plis de la société. Toute anomie doit être réduite à la règle et à l’explication rationnelle. Comment comprendre, en effet, qu’un SDF préfère mourir de froid dans la rue que survivre, au chaud, dans un « refuge » institué pour les nécessiteux ?

Michel Maffesoli nous parle d’une sensibilité primitive, instinctuelle, vivante dans les sociétés premières, « primitives » comme on dit, mais toujours présente dans la nôtre, sous des formes postmodernes. Les théories ne suivent pas pour comprendre ces phénomènes. Il nous faut l’instauration d’une « raison sensible » et d’une  « connaissance ordinaire » comme il le souhaite. Il s’agit de comprendre le passage d’une ontologie à une ontogenèse. D’un individualisme séparateur à un Soi inclus dans une communauté. C’est l’avènement du temps des tribus et du nomadisme

Il est difficile de sortir du « présent progressif », qui impose son obsession du travail au détriment de la part de création où l’énergie du corps, les dérives du rêve et l’aventure au quotidien, demeurent des clés de compréhension. L’homo faber et l’homo sapiens excluent l’homo demens et l’homo imaginalis de leur activité. Tout ce qui n’y entre pas devient insignifiant, à bannir, à anéantir. Malgré tout, les  « frénésies corporelles, les trémoussements musicaux, les contorsions théâtrales, les hystéries propres à la religiosité contemporaine, sont là comme autant d’indices d’une chorégraphie sociale à l’accent, essentiellement, chtonien » (p.43). L’« émotif » individualiste devient de plus en plus de l’« émotionnel » à soubassement collectif. L’ascétisme et la contrainte d’une époque judéo-chrétienne sont balayés. La consumation de l’instant, le carpe diem, apparaissent comme la nouvelle donne. L’imaginaire du progrès, toujours axé sur un avenir radieux, s’engloutit dans un  « présentéisme » parcellisé mais collectif, non sans violence, qui ne regarde pas le futur et qui ne perçoit pas souvent ses propres racines mythiques dans un passé ancestral. L’éthique de l’esthétique remplace celle de la perfectibilité du Progrès. Le « sauvage et l’artifice s’allient ». La transe voisine avec l’ordinateur. La mystique échevelée avec le game-boy. Le jeu du monde devient le jeu « de la poéticité du monde » comme l’écrivait Kostas Axelos.

Nous assistons à une sorte d’obscénité des faits sociaux contemporains au quotidien. Tout est mis en scène et ne devient signifiant que par cette mise en scène sous le regard des autres, non sans cruauté parfois. Être, c’est « être-avec »      l’autre, dans une disparition du petit soi au profit du Soi collectif, ce qui rapproche le processus ontogénétique d’aujourd’hui de l’individuation jungienne et non de l’individualisation du libéralisme et de son cortège de grandes figures symboliques (Dieu, la Science, l’Histoire, l’État).

Mais les archétypes fondamentaux et toutes les images mythologiques et fantastiques sont, de nouveau, réinvestis dans un nouvel imaginaire social. De ce fait, une reliance s’impose à tous.

Le concept de reliance que Michel Maffesoli utilise semble être indispensable au sociologue des mœurs en ce début du XXIe siècle. On sait qu’il a été repris et développé par Marcel Bolle de Bal [2]. Désormais on le retrouve sous la plume, non seulement de Michel Maffesoli mais également et très largement d’Edgar Morin, notamment dans son dernier ouvrage sur l’Éthique [3]. Ce concept fait intégralement partie de ma conception de l’Approche Transversale [4]. Il nous rapproche de la vision du monde de l’Orient.

Le fait de la reliance n’est qu’une conséquence du triomphe de la vie, « car la vie est, justement, quelque chose qui ne se fragmente pas. On l’exalte ou on la dénie »     écrit Michel Maffesoli (p.52). Cette exaltation de la vie est, avant tout, celle des formes multiples qui se déploient dans l’historicité d’une société, d’un groupe ou d’un individu. Michel Maffesoli, dans la lignée de Georg Simmel, a dénommé ce processus le « formisme » dont l’enjeu est de « mettre en place un cadre analytique, permettant de faire ressortir le jeu des phénomènes sociaux, permettant de faire ressortir, au mieux, c’est-à-dire d’une manière restant partielle, l’inconscient collectif (…) en rappelant que la forme à la fois accumule, sur la longue durée, les informations de l’espèce humaine et les redonne dans le présent. Elle est archaïque et actuelle » (pp.64 et 66).

Nous assistons alors à un « enracinement dynamique » suivant l’expression de M. Maffesoli, une croissance à partir des racines qui n’est pas sans évoquer la notion de rhizome de Deleuze et Guattari. Cet enracinement porteur d’un élan vital est le propre de Dionysos, le dieu qui dit « oui », le « dieu enraciné, dieu de la jouissance » mais également dieu amoral. Les tribus d’aujourd’hui ne se déterritorialisent plus, au contraire. Elles ont besoin d’un « terroir » pour se reconnaître. Elles spatialisent le temps et faisant prévaloir un monde imaginal. Le « trajet anthropologique » de Gilbert Durand articule de mieux en mieux, de plus en plus, un fondement instinctuel avec un environnement localisé et en correspondance, débouchant, en fin de compte, sur une sorte de réenchantement du monde.

Dans cette perspective, la conscience se métamorphose. Loin d’être un narcissisme exaspéré et exaspérant, comme des analystes aveugles le pensent, elle devient de plus en plus une conscience reliée dans le groupe, la communauté. On voit apparaître un socialité sans finalité ni emploi, une socialité pour rien d’autre que l’être-ensemble, qui retentit de l’antique notion grecque de philia et qui s’ouvre sur l’empathie. Il n’est pas impossible de dessiner alors la figure archétypique de « l’âme du monde » platonicienne, comme principe moteur d’un dynamisme universel.

Michel Maffesoli comprend bien que cette énergie originaire, cette énergie fauve, qui anime les groupes postmodernes, peut comporter certains excès. Il reste proche de Jung dans son constat d’un Soi individué qui dépasse le moi individuel en s’insérant dans des collectifs enracinés, mais sans déboucher sur un Soi cosmique incréé. On sait que Jung n’avait pas voulu aller jusqu’à s’immerger dans la pensée traditionnelle de l’Inde védique, qui revendique un regard non-duel sur le monde. Même s’il n’allait pas jusqu’à parler, comme Freud, de « jungle hindoue ». Parfois, on le sent proche d’un dépassement de cet ordre, lorsqu’il éclaire son propos par des rapprochements avec la pensée orientale, notamment chinoise, par le Taoïsme. Le « boucher » de Tchouang Tseu (Zhuang zi) le fascine, de toute évidence. Mais, en fin de compte, il ne s’engage jamais sur la voie d’un Soi autre que communautaire. Ce Soi n’entreprend pas de se fondre, sans se confondre, dans « l’intelligence du monde » dont parle, par exemple, Deepak Chopra. Je trouve, dans la pensée de Michel Maffesoli, des retentissements avec le sage qui m’a le plus influencé : Jiddu Krishnamurti. Mais chez Maffesoli, en quelque sorte, ce serait un Krishnamurti circonscrit à la psychologie des profondeurs. Un Krishnamurti dont on ne peut comprendre, tout à fait, l’Otherness dont il parle dans ses Carnets, à moins de vouloir réduire son propos à du  « déjà-connu ».

Une autre interrogation, pour moi, dans cette exaltation de la force sauvage et première de la nature, qui se collectivise dans une nescience postmoderne de ses fondements, ce sont ses risques sociaux et humains. Au moment où les grandes Figures de l’Histoire sont tombées dans l’abîme du temps (voir Marcel Gauchet, Dany-Robert Dufour), célébrer à ce point la vision nietzschéenne et celle de Baal-Dionysos, ne conduit-il pas à accepter les visages masquées de la haine, du racisme, de la xénophobie, au nom d’un retour à la nature ?

Sans doute suis-je ici de parti pris. J’ai des difficultés à entrer dans les transes collectives, les dérives tonitruantes de la musique techno. Je préfère écouter la musique baroque et religieuse. Je suis plutôt un être de la solitude philosophique. Comme Michel Maffesoli se réfugie pour écrire dans ses montagnes alpines, mon Himalaya, ma grotte à moi, sont un deux pièces au cinquième étage d’un immeuble, sur les hauteurs de Ménilmontant, loin des bruits de la ville. Dans le silence, je reconnais l’énergie noire qui me dépasse…

Paradoxalement, ce que je vis, ce que j’ai vécu, me rapproche cependant de ce qu’écrit Michel Maffesoli. En particulier ce « primum relationis », cet être-ensemble relié que je pressens dans toutes les formes du sens commun. Je le vois, tous les jours, dans le cimetière du Père Lachaise, autour des tombes d’Allan Kardec ou d’Édith Piaf, de Jim Morisson ou de Marie Trintignant. Mais, j’avoue qu’à côté des foules qui s’y pressent et des monceaux de fleurs qui s’amoncellent, j’aime à voir une seule rose rouge sur la tombe, simple comme bonjour, de Paul Éluard ou d’Apollinaire. Si, aujourd’hui, le double s’électronise et le bordel se généralise, comme l’affirme Michel Maffesoli, la question demeure : une fois ce constat effectué, quelle est notre responsabilité dans le dire et l’action ? Le passage qui semble inéluctable de la fission de naguère à la fusion d’aujourd’hui, mais une fusion qui ressemble fort à la « multiplicité générique » du philosophe Alain Badiou [5], doit-il s’arrêter à l’applaudissement des groupements fanatiques de football, de mangeurs d’andouillettes authentiques ou des silhouettes « people » qui paradent sur la croisette ?

Reconnaître, comme Michel Maffesoli, qu’il s’agit bien là d’une résurgence d’une vie souterraine, chtonienne, qui demande à vivre, est une chose. L’évaluer avec une  « éthique problématique » dont parle Kostas Axelos [6] en est une autre. C’est alors Cornelius Castoriadis, et son projet d’autonomie [7], qui vient à ma rescousse pour me questionner sur une trop grande séduction dionysiaque.

En fin de compte, le livre de Michel Maffesoli m’entraîne à mettre en relation et en synergie trois concepts majeurs : la  « reliance », évidemment, la « résilience » de Boris Cyrulnik [8] et la  « solidarité »  de Jean-Marie Pelt [9].

Mais cela est une autre histoire…


[1] Michel Maffesoli La Table Ronde, 2004, 220 p.

[2] Marcel Bolle de Bal, Voyages au cœur des sciences humaines. De la Reliance, T.1, Reliance et théories, Paris, L’Harmattan, 1996, 332 pages et T.2, Reliance et pratiques, 1996, L’Harmattan, 340 pages

[3] Edgar Morin, Éthique, La méthode 6, Paris, Seuil, 2004, 242 pages

[4] René Barbier, l’Approche Transversale. L’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997. Voir également La voie de l’homme relié sous/dir. Jean Mouttapa, Question de, Paris, Albin Michel, 1997

[5] Alain Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, 202 p.

[6] Kostas Axelos, Pour une éthique problématique, Paris, Editions de Minuit ,1972.

[7] Cornelius Castoriadis, Sujet et vérité dans le monde social-historique, Séminaire 1986-1987, La création humaine 1, Paris, Seuil, 2002, 496 p.

[8] Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999.

[9]Jean-Marie Pelt, La solidarité, chez les plantes, les animaux, les humains, Paris, Fayard, 2004, 196 p.