Le retour du « sensible » en sciences humaines

1994, par René BARBIER

(Ce texte a été préparé pour le colloque de l’île de Spetsaï, en Grèce, « Psychosociologies des années 90 : histoire, recherches, pratiques », en hommage à Max Pagès, proposé par les Universités de Paris 7 et d’Athènes, 12-15 mai 1994. Il a été publié par la revue Pratiques de Formation/Analyses, Microsociologies, s.dir. G. Lapassade, Université Paris 8, Formation Permanente, 1994)

Seul l’être qui aime est un esprit réellement libre. Car seul il affronte chaque phénomène avec cette capacité ou cette propension à l’accueillir, à l’apprécier pour ce qu’il est, à en ressentir pleinement toutes les valeurs – qui n’est limitée par rien d’antérieur ni de préétabli.

Georg Simmel (Philosophie de l’amour)

Introduction

Depuis quelques années nous assistons à un double mouvement en sciences humaines : d’une part les sciences sociales, après une phase originelle d’objectivisme explicatif, au moins en France, ont été influencées par l’ethnologie et par la méthode d’histoire de vie. La sociologie, naguère très durkheimienne, a été de plus en plus gagnée par une centration sur le vécu, l’implication et le retour du sujet. De l’autre, la psychologie semble revenir à ses débuts, ouvertement positivistes, par l’impact qu’a sur elle l’émergence des neurosciences. Qu’en-est-il alors de la psychosociologie, science-carrefour par excellence ?
La question reste de savoir si les neurosciences en psychologie ne vont pas déboucher sur une vision beaucoup plus complexe et reliée de l’homme en société, avec des conséquences imprévisibles sur le plan paradigmatique. De même, la centration sur l’individu, par l’ouverture sur la sensibilité qu’elle implique, mais également sur un retour au social nécessairement inclus dans toute histoire singulière, promet peut-être, également, une évolution vers une représentation de l’homme dans laquelle le psychosocial aura une place privilégiée.

1. Le double mouvement opposé et croisé des sciences humaines

1.1. La psychologie et les neurosciences

Il ne fait pas de doute qu’en France, ces dix dernières années, l’impact des neurosciences se fait particulièrement sentir en psychologie. La psychologie expérimentale, dès l’origine de la discipline s’est démarquée d’une psychologie trop influencée par la philosophie, et de ce qu’on a appelé le « mentalisme ». Elle accepte d’emblée le concept de « loi » comme produit obligé de la science expérimentale. Au nom de cette science, on bannit tout introspection, tout subjectivisme. Ce qui est étudié doit pouvoir faire l’objet d’expériences contrôlables et répétables visant à l’établissement de lois. Pour cela les psychologues vont inventer la notion de « comportement » qu’ils vont ensuite décomposer, pour les besoins de l’expérience, en séries de réponses mesurables, tandis que le « milieu » sera réduit à une suite de stimulus de tous ordres, individualisables et manipulables.

Au début du XXe siècle les psychologues décident de bannir la « conscience » du royaume de la connaissance. Watson déclare en 1913 « Le temps est venu où la psychologie doit écarter toute référence à la conscience… sa seule tâche est la prédiction et le contrôle du comportement, et l’introspection ne peut jouer aucun rôle dans cette méthode ». Alors que le subjectivisme introspectif en place centre son attention sur les principes internes de la pensée, les instincts, les émotions, les béhavioristes refusent cette « métaphysique » et affirment la nécessité d’étudier l’influence du milieu.

La psychologie expérimentale a peut-être perdu un peu de terrain avec le développement de la psychologie clinique et de la psychanalyse, principalement en France, en Grande Bretagne, en Italie et dans certaines régions d’Amérique latine, avec l’apport de la théorie lacanienne et celle de l’école psychanalytique anglaise autour de Mélanie Klein et Donald Warren Winnicott. Mais, au début, la reconnaissance du problème de la sexualité en psychologie a déclenché les sarcasmes de la bourgeoisie, même progressiste. Pavlov et Watson vont constituer les fers de lance du combat contre la psychanalyse dans le champ thérapeutique. Le courant sera prolongé par Skinner, Eysenck, Wolpe, et beaucoup d’autres, dans la deuxième moitié du XXe siècle. L’Homme est vu essentiellement sous l’angle du « comportement » et la maladie du « symptôme ». Il faut se débarrasser du symptôme pour en finir avec la névrose, par des techniques appropriées : « inhibition conditionnée » ou pratique négative, « l’immersion » (flooding) anxiogène, « l’aversion » par ingestion de produits émétiques, en cas de déviances sexuelles ou de toxicomanies. Faut-il signaler que ces méthodes existent encore aujourd’hui et même qu’elles semblent passer pour innovatrices. Ainsi du « monitoring de l’érection » inventé par Bancroft (1969) qui envoie un choc électrique sur le sexe à chaque érection socialement inadmissible. Actuellement au Canada, l’Institut Pinel de Montréal, qui est une prison-hôpital, traite par cette méthode des pédophiles récidivistes (Le Nouvel Observateur du 11-17 novembre 1993).

La psychanalyse

La psychanalyse, à l’origine, ne se voulait d’ailleurs absolument pas en marge de la science. Freud était, avant tout, un neurophysiologue et entendait inscrire sa théorie dans le champ de l’explication scientifique classique, c’est-à-dire expérimental (biologisme, modèle thermodynamique). La psychanalyse dut se battre, malgré tout, avec les tenants de la science du comportement – le behaviorisme – pendant toute la première moitié du XXe siècle. Certes, la psychanalyse se prétendait « révolutionnaire » et imaginait pouvoir apporter « la peste » aux Etats-Unis, comme le pensait Freud à son époque. Récupérée par le pragmatisme américain, elle est devenue un moyen psychologique moderne d’adaptation, voire de conformisme, aux modèle social dominant contre lequel Jacques Lacan s’est justement élevé. Néanmoins, on trouvait en France, parmi les tenants du « moi autonome », des psychanalystes comme Sacha Nacht qui redonnaient une ampleur insoupçonnée au « silence comme facteur d’intégration », dans un sens qui ouvrait, sans conteste, la perspective freudienne sur une dimension plus ontologique de la personne.

La neuroscience

Rogers et les psychothérapeutes du Mouvement du Potentiel Humain ont eu, quelque temps, leur place dans ce mouvement (entre 1970 et le début des années 1980 en Europe). Depuis plus d’une dizaine d’années le parcours psychanalytique de la psychologie semble s’être arrêté ou a été cantonnée dans quelques lieux universitaires spécifiques (Paris VII, Paris VIII). Nous assistons à l’arrivée en force des neurosciences qui bouleversent le paysage habituel de la psychologie en l’entraînant vers une sorte de néo-objectivisme. D’aucun, comme Jacques Van Rillaer, parle volontiers des « illusions de la psychanalyse » à partir de ces neurosciences. Venu de la psychanalyse, l’auteur a enfilé le manteau de la « science » comme un scaphandre. Il me paraît trop « plombé », en vérité, pour comprendre la complexité de la psyché/soma humaine. Toutefois sa critique de la psychanalyse permet d’avoir un recul certain par rapport à l’idéologie psychanalytique française. Sans doute l’auteur aurait-il intérêt à lire les scientifiques qui, en cette fin du XXe siècle, se posent des questions sur la scientificité classique à partir de la Mécanique Quantique, de l’Astrophysique et des autres disciplines et théories scientifiques de pointe (Schrödinger, Capra, Bohm, Sheldrake, etc.). Mais la question n’est-elle pas celle-ci : « les sciences humaines relèvent-elles fondamentalement du type de scientificité habituellement reconnu dans les sciences de la nature » ? Je n’ai pas le sentiment que nous ayons tranché cette question à l’heure actuelle.

Malgré tout, les travaux des neurosciences démontrent, avec force d’arguments expérimentaux, la non fiabilité des concepts freudiens (mises à part certaines formes de « néo-freudisme » très américanisées) et la valeur des neurosciences en éducabilité et en remédiations cognitives. C’est principalement du côté de la théorie de « l’apprentissage », de la théorie de la mémoire, et de l’intérêt de l’a-symétrie fonctionnelle des hémisphères cérébraux, du point de vue de la cognition, que les neurosciences ont fait leur percée en psychologie de l’éducation. La dernière Biennale de l’éducation et de la formation, à la Sorbonne en avril 1994, confirmait tout à fait ce point de vue sur l’évolution de la discipline psychologique : un important carrefour d’exposés était consacré à la thématique de « l’apprentissage, des remédiations et des neurosciences », avec trois conférences et une table ronde.
Ce mouvement conduisait Philippe Meirieu, lors de cette Biennale, en s’interrogeant sur la question de la « manipulation éducative » à opposer, puis à réconcilier en les dépassant, la pédagogie centrée sur la personne et la pédagogie centrée sur le comportement, Rogers et Skinner. Il fut très applaudi.

1.2. La sociologie et le retour du sujet

De son côté, la sociologie semble suivre un mouvement inverse. Partie d’une position qui, avec Durkheim, ne tenait pas compte du sujet et approchait les faits sociaux comme des choses, après avoir éliminé les tendances d’investigations plus personnalisées de ses contemporains, notamment Le Play et ses continuateurs, voire d’autres précurseurs de l’enquête sociologique, comme l’a montré Antoine Savoye récemment, la sociologie paraît être gagnée depuis une dizaine d’années par la fièvre du sujet. Elle s’achemine ainsi vers une sorte de néo-subjectivisme qui vise à gommer l’inféodation trop abrupte de l’individu à la structure sociale. Sans doute faut-il faire la part des choses.

La sociologie américaine

Aux Etats-Unis, la sociologie naissante, notamment avec l’Ecole de Chicago dans les années 1920, reconnaissait la dimension clinique de la recherche. Mais, déjà à cette époque, les tenants de cette école empruntaient quand même des instruments plus « expérimentaux » comme les échelles d’attitude. De plus l’Ecole de Chicago reçut, dès les années 1930, les foudres de Samuel Stouffer, dans son Ph. Doctorat, qui tenta de démontrer le caractère faillible de la méthode d’histoire de vie par rapport aux méthodes plus quantitatives. Les contrats de recherche de l’armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale, vont accentuer inéluctablement la tendance de la recherche en sciences sociales vers le quantitativisme. Chicago laisse la place à l’école fonctionnaliste fortement implantée à l’Université de Columbia et à Harvard, avec trois piliers : Parsons, Merton et Lazarsfeld. Succombant sous les poids à la fois de ce que C. Wright-Mills a nommé « la Suprême Théorie » (de Talcott Parsons) et de « l’empirisme abstrait » (des enquêtes par questionnaires), on sait qu’il faudra attendre les années 1960 pour voir réapparaître l’histoire de vie avec Oscar Lewis.

Le courant spécifique en Europe

Les années 1970 suscitent une « seconde Ecole de Chicago », comme la nomme Alain Coulon, avec l’orientation interactionniste, puis le courant spécifique de l’ethnométhodologie. En Allemagne, par contre, la sociologie développera une théorie plus qualitative avec Max Weber, mais il faudra attendre Raymond Aron pour qu’elle commence à être connue en France. Un temps subjugué par la sociologie structuro-fonctionnaliste de Bourdieu, au moment de La Reproduction, nos contemporains sociologues ont pris appui sur la méthode des histoires de vie et sur le caractère inéluctable de l’implication, bien connus des anthropologues de terrain et de certains psychosociologues, pour pousser la sociologie vers une dimension clinique et interventionniste dont elle n’avait cure jusqu’à présent. C’est ainsi que les recherches du type « recherche-action » sont de plus en plus présentes sur le marché des bien symboliques concernant les recherches en éducation, comme en témoignent justement les publications récentes des deux Biennales de l’éducation, des Congrès et colloques de l’A.E.C.S.E. ou de l’A.F.I.R.S.E.
Sans parler de l’individualisme méthodologique de Boudon, essentiellement conceptuel, de la sociologie de l’événement de Morin, de l’analyse institutionnelle de Lourau, du retour du sujet et de la sociologie permanente de Touraine, de la sociologie de l’acteur et du système de Crozier et Friedberg, je me cantonnerai à repérer les lignes de force de ce que je nomme actuellement, dans cette foulée, le retour du sensible, avec quelques auteurs remarquables.
D’abord avec Bourdieu, que nous n’attendions pas à voir à cette place.

Pierre Bourdieu et La misère du monde

Déjà avec Réponses, en collaboration avec Loïc J. Wacquant, Pierre Bourdieu semble se démarquer d’une réputation de rigueur scientifique un peu « sèche », qui lui était imputée. D’abord je découvre dans ce livre une chaleur humaine, une sensibilité qu’il dissimule beaucoup plus que d’autres, plus prodigues au « spectaculaire » à cet égard. A propos de ce livre Réponses, je reste, sans doute, sur les critiques qui m’ont fait sortir de la sociologie, il y a quinze ans, pour gagner les Sciences de l’éducation, plus ouvertes à mon inclination de chercheur « multiréférentiel ». L’insistance justifiée de commencer le travail sociologique par un travail de recherche sur la sociologie de la position de sociologue, pris dans un champ spécifique, me paraît être une condition nécessaire mais non suffisante de l’exploration des situations d’objectivation participante de l’objet de connaissance en sciences humaines.

Si beaucoup de facteurs d’origine sociale interviennent dans la détermination de l’attitude du chercheur, son « imaginaire » est également fécondé par des rapports d’influence que d’autres modes d’approches doivent éclairer (psychanalyse freudienne, psychologie des profondeurs jungienne, histoire et phénoménologie des religions, etc.). Peut-être P. Bourdieu n’insiste-t-il pas suffisamment sur cette dimension lacunaire de toute pratique exclusivement disciplinaire. Il ne s’agit d’ailleurs pas de prétendre totaliser la connaissance exploratoire. La « relation d’inconnu » doit rester ouverte pour nous permettre d’être sans cesse interrogés par des chercheurs plus jeunes ou plus curieux. Mais je retiens de son approche l’exigence de reconnaître le « double bind » dans lequel il situe le sociologue.

L’habitus et le sujet conscient

J’ai une question de fond concernant l’habitus, concept-clé à mon avis dans les sciences humaines, malheureusement employé un peu n’importe comment aujourd’hui. Elle résulte de mon inclination pour la philosophie de Cornélius Castoriadis et, du même coup, pour son effet en sociologie par le biais de l’analyse institutionnelle. Il s’agit de l’apport de la dialectique.
Il me semble que ce qui est dialectisable dans la théorie de l’habitus, c’est la dialectique possible du champ social et de l’habitus. Par l’habitus le sujet conscient (disciple de Bourdieu) peut « jouer » avec les facteurs sociaux qui, en état de méconnaissance instituée, s’imposeraient à lui au sein même de l’illusion de la liberté. Il retraduit en quelque sorte à chaque fois, le langage institutionnel au sein de son action, bien que conduise nécessairement par son habitus et par la logique du champ. Ce faisant s’opère en lui, au fil du temps, une véritable « socioanalyse » comme l’affirme P. Bourdieu (étonnant, chez lui, ce concept plus habituel en analyse institutionnelle !).

Limites du concept d’habitus et théories de Castoriadis

Mais le concept d’habitus n’est pas dialectisable en son sein. P. Bourdieu affirmait encore récemment, dans une émission télévisée sur FR3/La Sept où, d’ailleurs, il se découvrait en tant que personne humaine très à l’écoute de l’autre, que l’habitus était comme une sorte de logiciel, un programme d’ordinateur. L’image est éclairante. Jamais un logiciel fonctionnant sur le système binaire, ne pourra « travailler » selon un mode dialectique et encore moins dans une perspective d’ambivalence, de paradoxalité et d’équivocité. Ce qui est le propre de beaucoup de pratiques et d’attitudes humaines pour tout clinicien. Si l’habitus peut jouer avec les éléments relationnels venant du champ, se jouer de lui en partie, voire être enjoué par lui surtout si ce champ correspond parfaitement et homologiquement aux structures sociales qui ont engendré l’habitus en question, il reste un « joueur » qui ne saura jamais, par lui-même, de par sa propre évolution, sortir du champ des déterminations. Il ne possède pas intrinsèquement une dynamique dialectique instituée, certes, mais instituante également, comme je le pense à partir des théories de Castoriadis sur l’imaginaire radical. Je crois que ce postulat, en fin de compte philosophique, possède une valeur heuristique dans l’action pédagogique si je peux en juger par ma propre pratique depuis des années.

Bourdieu devenant un intellectuel plus « impliqué »

L’ouvrage récent qu’il a dirigé sur le thème de La misère du monde prolonge l’ouverture esquissée dans Réponses. Nous ressentons bien que Bourdieu et son équipe s’interrogent sur le sens de l’activité du sociologue surpris par l’âpreté des « problèmes sociaux » de cette fin de siècle. Même avec une visée « objectiviste », ou pour le moins « praxéologique », le sociologue ne peut plus se tenir à distance comme il l’aurait cru en suivant la méthodologie expérimentale de Claude Bernard. Non seulement il doit dégager la sociologie de sa sociologie, mais il rencontre la sensibilité dans et par sa recherche. Elle l’oblige à reconsidérer à la fois ses méthodes d’investigation et sa façon d’exposer et de faire connaître son travail. Bourdieu présente son ouvrage de manière qu’il puisse être lu par le non spécialiste, puisqu’il concerne, avant tout, le travailleur social, l’éducateur, le citoyen, soucieux de comprendre la question sociale contemporaine.

Paradoxalement, Pierre Bourdieu, très réservé sur la méthode des « histoires de vie », reprend, d’une certaine façon, le récit de vie des personnes en difficultés sociales, précédé d’une courte introduction resituant et éclairant la problématique concernée par les propos prononcés. Plus encore, il n’hésite plus à se « lancer dans l’arène » des médias, y compris à côté de l’abbé Pierre, pour faire connaître son travail d’équipe. Il use de sa notoriété pour accepter les invitations à la télévision, dans les journaux ou les revues. Tout se passe comme si, aujourd’hui, il acceptait, peut-être au nom de l’urgence sociale à témoigner, de devenir un intellectuel « impliqué » par son objet. Il a même accepté de voir réaliser une mise en scène théâtrale de son livre sur La misère du monde au théâtre de Stains par Xavier Marcheschi. Cette attitude nouvelle s’ouvre sur une épistémologie où la compréhension l’emporte sur l’explication.

Sociologie existentielle

Il s’agit bien là d’une sociologie existentielle : « Nous livrons ici les témoignages que des hommes et des femmes nous ont confiés à propos de leur existence et de leur difficulté d’exister » écrit-il dans son introduction au lecteur. D’emblée il accepte de renvoyer en fin d’ouvrage les considérations méthodologiques et théoriques qui auraient risqué d’alourdir les témoignages. Certes Bourdieu reste hostile à toutes les « mises en garde anti-scientfiques des mystiques de la fusion affective » (p. 903). Il demeure, quoi qu’il en soit, dans la stricte scientificité sociologique. Peut-être mêle-t-il sa voix à celle de Jean-Claude Passeron, pour accorder à la scientificité de leur discipline, une particularité liée à l’histoire, qui l’exclut du champ de l’épistémologie popperienne ? Du moins reconnaît-il le fait de « l’intrusion » du chercheur qui enquête, par entretien, auprès de personnes appartenant à un autre monde, et ipso facto exerce alors une violence symbolique ?

Seule « l’écoute active et méthodique » qu’il propose, ni dirigiste, ni laisser-aller, permet de réduire cette violence symbolique de l’enquête sociologique. Il s’agit d’entrer dans l’univers symbolique, affectif de l’autre, mais en restant au clair des conditions objectives des diverses positions de la situation d’enquête. P. Bourdieu, reste égal à lui-même sur ce plan, et pense pouvoir juguler les effets de l’imaginaire et de l’inconscient de l’interviewer et de l’interviewé. En cela il demeure sur les mêmes positions épistémologiques que les tenants de l’ethnométhodologie qui n’accordent pas de statut à la question de l’imaginaire (au sens de Cornelius Castoriadis) ou de l’inconscient (au sens de Georges Devereux) dans la recherche. Néanmoins la pratique de l’entretien devient pour lui, comme la poésie pour certains poètes, un « exercice spirituel ».

On en arrive à « l’oubli de soi » par une « véritable conversion du regard » que nous portons sur les autres. P. Bourdieu parle même « d’amour intellectuel » dans ce cas, en invoquant Spinoza, comme le fait Bernard d’Espagnat pour comprendre le « réel voilé » de la Mécanique Quantique. Le chercheur atteint-il alors ces « conditions de félicité » de l’entretien, où miroitent des « bonheurs d’expression », dont nous parle Bourdieu ? Et, dans cette foulée, le chercheur ne devient-il pas un maître de sagesse, voire une sorte de thérapeute par « l’auto-analyse provoquée et accompagnée » qu’il engendre chez son interlocuteur ? On sait que les praticiens de l’histoire de vie acceptent la richesse de ce dialogue, comme l’a montré Gaston Pineau avec Marie-Michelle. Mais chez Bourdieu, nous avons l’impression que la réciprocité n’existe presque pas. Qu’est-ce qui bouge chez le chercheur dans son contact avec la tragédie d’autrui ?

On sait que les sociologues travaillant avec des malades du sida ont vu vaciller leurs conceptions du monde et de la science, comme le soulignent Rommel Mendès-Leite et Pierre-Olivier de Busscher. On ne travaille pas des années durant sur la question de la mort, comme le regretté Louis Vincent Thomas, sans en être affecté d’une manière ou d’une autre. Elisabeth Kübler-Ross en a été profondément transformée. On ne ressort pas indemne d’une recherche sur la sorcellerie dans le bocage de l’ouest de la France (Jeanne Favret-Saada) ou sur l’usage des plantes hallucinogènes chez un sorcier Yaqui (Carlos Castanéda). On devient « tout autre » en travaillant sur la vie d’un saint musulman du XIIIe siècle comme Al Hallaj (Louis Massignon). Si la sociologie est à la fois « rencontre humaine » et « histoire », alors nous sommes nécessairement « altérés » par la situation d’enquête. Nous devenons « autre » au fur et à mesure que nous sommes confrontés à l’univers dramatique d’autrui, dès que notre sensibilité accepte d’être non armée et surtout présente aux « choses de la vie ». René Lourau, dernièrement, a bien mis en relief cet aspect de ce qu’il nomme « les actes manqués de la recherche », notamment dans les remords de Lucien Lévy-Brühl, dans ses ultimes Carnets, à propos de sa célèbre théorie d’une « mentalité prélogique » des peuples primitifs, au début de sa carrière scientifique.

Difficulté de reconnaître l’imaginaire individuel

Pierre Bourdieu semble discret sur cette transformation du chercheur. Est-ce l’effet d’une pudeur qui lui est propre ou le résidu d’une épistémologie qui résiste aux bouleversements actuels des visions du monde ? Jusqu’où peut-on accepter, sans s’illusionner, l’état « d’indifférence méthodologique » des chercheurs de l’ethnométhodologie dans leur mode d’insertion pour devenir « membres » d’un groupe, décrire un impératif et saisir les processus « d’affiliation » spécifiques, en particulier en éducation, comme semble l’admettre Alain Coulon ? Et, quand bien même on reconnaîtrait le caractère problématique de l’imaginaire individuel, peut-on laisser de côté l’influence des imaginaires sociaux dans l’acte de recherche ? On sait que les différentes théories de « l’exclusion sociale » ont été largement dépendantes de « l’air du temps » de chaque époque, comme nous pouvons nous en rendre compte dans l’analyse de l’histoire de cette théorisation (Martine Xiberras).

Néanmoins, inutile de se leurrer, les temps sont durs pour voir les sciences humaines se renouveler réellement sur ce plan de la sensibilité. En 1992, Armand Touati, éditorialiste du Journal des Psychologues, critiquait pertinemment les déclarations très scientistes de Jean-Pierre Changeux, nouveau président du Comité d’éthique : « C’est bien sûr au nom des Lumières, que la démarche « scientifique » s’arroge le droit d’être au fondement de l’éthique par sa quête de la vérité. La morale, issue de la religion ou d’autres croyances, édicte des normes de conduites a priori. L’éthique, version neuroscience, suivrait l’exigence de vérité en pourchassant l’irrationnel car en définitive tout comportement s’expliquerait par la mobilisation interne d’ensembles topologiquement définis de neurones ».

Luc Boltanski et La souffrance à distance

Un sociologue comme Luc Boltanski, peut-être sous l’influence de son jeune reporter de fils dans les régions du monde sans dessus-dessous, me paraît aller plus franchement vers le questionnement radical du chercheur en face à face avec la souffrance humaine. Il n’hésite pas à faire l’analyse de cette confrontation avec la douleur de l’autre par le truchement des médias, de La souffrance à distance, en quelque sorte. Il s’agit bien de prendre la souffrance à bras le corps, noyés que nous sommes dans ses effets d’images quotidiennes. Ce faisant, il nous entraîne dans une réflexion nécessaire sur la dialectique de la compassion et de la pitié, du rapport privé, mutique et peu expressif, au rapport public, émotionnel et loquace, à la souffrance.

Trois logiques de la souffrance

Notre parole sur la souffrance passe alors par trois logiques : celle du « ressentiment », avec son cortège émotionnel lié à « l’indignation », à la « dénonciation », à « l’accusation », celle du « sentiment », avec ses modalités d’ »attendrissement » et de « gratitude » à l’égard du « bienfaiteur », ou celle de « l’esthétique », comme troisième voie, qui accepte l’injustice de la souffrance du malheureux et refuse de s’attendrir pour valoriser le « sublime » de la situation, en suivant l’introduction bouleversante de l’argument de la pitié en politique dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Car la question reste posée, inébranlable et insidieuse : que faire ? Il ne suffit plus de fermer les yeux. L’émotion surgit à chaque détour du regard. Il ne sert à rien de se consoler avec la célèbre formule de Chamfort : « il faut que le coeur se brise ou se bronze ». Nous sentons bien qu’il est temps de sortir du réalisme cynique de certains technocrates qui, dans la nouvelle « bureaucratie céleste » étatique, pensent pour l’ensemble de la société civile.
C’est « l’urgence » de l’action qui s’impose.

Objectivité ou implication

L’abbé Pierre en a fait un principe sans discussion dès l’hiver 1954, instituant ainsi une des premières « souffrances à distance » par ses interventions mass-médiatiques, dont l’étude relève peut-être d’une nouvelle discipline la médiologie selon Régis Debray. Le chercheur sur le terrain des « quartiers chauds » est souvent pris dans la contradiction entre l’objectivation et l’implication. La « galère » qu’il étudie devient, d’une certaine façon, la sienne également. D’autant plus qu’il habite souvent sur place, pour connaître, de l’intérieur, la vie quotidienne des gens. Loïc J. Wacquant, aux Etats-Unis, s’inscrit dans un club de boxe fréquenté par les membres de la communauté étudiée.

En France, François Dubet loue un appartement en plein coeur de la cité, constitue des groupes de parole de jeunes, animés par deux sociologues, et découvre que la « bande » n’existe plus comme entité sociale, contrairement aux idées d’une sociologie issue de l’Ecole de Chicago et qu’il règne plutôt le « chacun pour soi » allié à la « combine » et fortifié par une « rage » omniprésente et une « violence sans objet ». Elle désarçonne les militants les plus chevronnés. Il doit revoir son langage jargonnant de sociologue, et préférer le mot « connerie » à celui de « délinquance » par exemple, ressenti comme une violence et une exclusion. « Le travail des sociologues consiste à lire les propos et la vie des groupes aux divers niveaux de l’action et à restituer ces lectures aux acteurs. Cet effort ne suppose aucune tentative d’imposer une interprétation déjà faite puisque le sociologue laisse le discours se développer et se construire de façon plus ouverte et plus complexe que dans le cadre d’un entretien. Le matériau produit par les groupes est fort, peu contrôlable, et impose au chercheur un foisonnement de significations qui échappe à tout modèle préalable ».

Travaillant dans les ZEP, Bernard Charlot et son équipe déplacent le regard habituel du chercheur qui cherche avant tout la « reproduction » dans les situations scolaires, partent d’un principe de positivité et de la mobilisation psychosociale du sujet et découvrent un rapport au savoir dans les banlieues peu conforme aux idées reçues. Cet intérêt des chercheurs contemporains pour l’affectivité humaine a donné naissance à un véritable champ de recherche spécifique en sociologie de l’éducation : « la socialisation des émotions » comme l’a montré Cléopâtre Montandon dans une étude très documentée .

Pierre Sansot et les formes sensibles de la vie sociale

Avec Pierre Sansot, il s’agit bien de redonner vie à l’imaginaire à travers la description de la vie quotidienne des banlieues, des foules, des cérémonies sportives, des réseaux ferroviaires. L’auteur nous propose de « sauver le sensible en l’interprétant, en l’écrivant, en le récitant ». Nous allons ainsi vers une réconciliation du sens et des sens, traditionnellement opposés par la recherche classique en sciences humaines : « Si nous évoquons le « sensible », c’est parce que c’est à ce niveau que se produit la conjonction la plus élémentaire et la plus énigmatique (la plus admirable) du sens et des sens » (1986, p.5). Le sport n’apparaît pas seulement comme une figure moderne de l’aliénation, un moyen de soutenir la compétitivité inscrite dans le travail industriel. Elle est plutôt une instance autonome de la vie sociale avec ses règles, ses moments d’effervescence singuliers. La banlieue flirte sans cesse avec le « sensible », en particulier dans le regard pluriel porté sur lui par les sciences anthropo-sociales en termes d’expérience du monde et des images qui naissent de lui et de sa mémoire vivante ».

Les foules ne s’expliquent pas uniquement par la psychanalyse ou la psychosociologie. Elles relèvent plutôt d’une existence multiple peuplée par un imaginaire collectif. Notre quartier vue avec une autre sensibilité présente peut-être une face cachée. Quant aux voies ferrées, elles nous entraînent vers une dérive imaginaire constituée de rêveries bachelardiennes.
Pierre Sansot, dans une écriture éloignée des poncifs langagiers de la sociologie, nous livre une lecture sensible du quotidien, un univers social plus soucieux d’un ordre polyphonique et polyrythmique et moins dominé par la « reproduction » : « nous avons eu, tout au long de notre enquête, le sentiment que notre société imagine » écrit Pierre Sansot (p. 206). Et de conclure « Je n’ai pas demandé au lecteur de s’évader vers une expérience mystique, supra-temporelle. Je lui ai demandé de bien vouloir s’humilier devant la beauté sensible du monde. . . »( p. 211). Une beauté sensible qu’un ethnologue comme Marc Augé sait reconnaître en descendant dans la quotidienneté du métro parisien. Certes, nous n’oublierons jamais, évidemment, que derrière l’esthétisation de la vie sociale, que Michel Maffesoli étudie tout particulièrement, il y a la réalité violente du quotidien comme le montrent François Dubet dans La galère des jeunes ou Didier Lapeyronnie.

2. De la sociologie et de la psychologie cliniques à « l’homo nueovo » issu des neurosciences : vers une convergence inespérée ?

Existe-t-il aujourd’hui une convergence possible entre l’évolution des sciences humaines cliniques et des résultats de recherches proposées par les neurosciences ? C’est en examinant à la fois la sociologie et la psychosociologie d’une part et les travaux sur le cerveau d’autre part, que je voudrais soulever cette évolution potentielle.

2.1. Sociologie et psychologie cliniques face à l’émotion

Pour Vincent de Gaulejac le sociologue doit se mettre « à l’écoute du sujet » en s’impliquant dans la recherche et en refusant les cloisonnements disciplinaires. Plus soucieuse de théorisation que la sociologie pragmatique américaine, la sociologie clinique reconnaît à celle-ci son intérêt pour les problèmes concrets de la vie des gens. Cette préoccupation l’a fait travailler dernièrement avec son équipe du Laboratoire de Changement Social de l’Université Paris 7, sur Honte et pauvreté. Déchéance sociale et processus d’insertion (1992).

Vincent de Gaulejac : écoute du sujet

Cette recherche montre qu’il n’y a pas de corrélation évidente et inéluctable entre honte et pauvreté. La honte est un sentiment qui s’avère complexe, aux causes multiples et hétérogènes et la pauvreté ne signifie pas obligatoirement une désinsertion sociale. Les récits de vie des personnes en difficultés sociales permettent aux chercheurs de mettre en lumière le processus de désinsertion sociale par une circularité des facteurs économique et professionnel, social et relationnel, symbolique et normatif. Sensibles à l’écoute du sujet, les chercheurs expliquent que les phénomènes d’intériorisation ou de contestation de l’image du « pauvre » ou de l’exclu jouent un rôle important dans le processus de désinsertion ou de réinsertion. Un sentiment comme la honte, allant de pair avec une identité dévalorisée en renforçant son impuissance, peut bloquer les possibilités de s’en sortir et accélérer le processus de désinsertion.

Ce qui apparaît clairement dans la recherche c’est une confrontation existentielle entre les processus structurels d’exclusion et l’affirmation de soi comme sujet. Ce dernier peut remédier à la souffrance sociale par trois moyens : modifier le sens accordé à la situation (par la dérision, l’inversion du sens et l’insertion dans les marges, par la référence à d’autres systèmes de valeurs et une désimplication) ; modifier la situation sociale à l’origine de la souffrance (par une agressivité et une modification momentanée du rapport de forces, par une réinsertion dans le système et une mobilité sociale comme solution individuelle, par une recherche de revalorisation collective) ou agir sur son propre éprouver de la souffrance (par un évitement et un retrait social, par une différenciation et une désolidarisation, par une dénégation et une fuite de la réalité, par le jeu de rôles et l’instrumentation de la situation, par la résignation et la passivité sociale, par la surenchère dans l’échec). La recherche conclut avec un constat : ce n’est pas la pauvreté qui génère la honte, mais les violences humiliantes engendrées par la misère, certaines formes d’assistance et plus généralement les rapports de domination.

Différents courants de la sociologie clinique en France

Pour ma part je suis convaincu du caractère tout à fait indispensable de ce type de recherche depuis mes premières recherches-actions pour l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse, avec Max Pagès, au milieu des années 1970. Mais, comme je l’avais déjà pressenti durant mes années de participation active à une communauté de travail en Bretagne, fondée par Bernard Besret et des chrétiens contestataires, milieu dans lequel j’intervenais avec la fougue d’un sociologue incroyant des années soixante-dix, cette conception de la sociologie clinique laisse quelque peu dans l’ombre la part de l’ »homo religiosus » (Mircea Eliade), celle de la « vie symbolique » (Carl Gustav Jung) et ipso facto d’une grande partie d’une nécessaire « approche multiréférentielle » (J. Ardoino) que j’élargis désormais à ces frontières encore largement inconnues. Avec cette ouverture polyphonique, la sociologie clinique débouche alors sur une véritable sensibilisation à la démarche « mytho-poétique » de la vie quotidienne. Sans tomber dans un mysticisme hors des sentiers scientifiques, des théoriciens comme E. Morin ou, plus récemment, Henri Desroche avec sa revue Anamnèse, Michel Maffesoli avec sa revue Sociétés ou encore Jean-Marie Brohm et Louis Vincent Thomas avec leur Galaxie anthropologique, n’hésitent plus à soutenir la nécessité de cette brèche dans la recherche en sciences anthropo-sociales.

Nouveau regard épistémologique

V. de Gaulejac a pris le leadership d’un courant français de sociologie clinique au sein de l’Association Internationale de Sociologie. Après son ouvrage sur La névrose de classe, il vient de faire paraître La lutte des places et a dirigé un panorama des recherches qui intègrent la démarche clinique pour appréhender les phénomènes sociaux : Sociologies cliniques . Venu du travail social, Vincent de Gaulejac sait très bien que le sociologue ne peut comprendre les questions liées à l’exclusion sans un nouveau regard épistémologique sur sa discipline. L’ouvrage collectif montre l’intérêt pour ce type de sociologie, non seulement en France et en Europe, voire en Russie, comme au Canada et aux Etats-Unis. V. de Gaulejac rapporte dans ce livre les propos de P. Bourdieu dans un colloque sur la pauvreté en 1991 : « La sociologie était un refuge contre le vécu. . . Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que le refus de l’existentiel était un piège. . . Que la sociologie s’est constituée contre le singulier, le personnel, l’existentiel. . . ».

Dois-je dire que j’avais été moi-même un des plus fervents contestataires, tout en demeurant très admiratif des recherches menées par les auteurs en question, de cette méconnaissance de « l’existentiel », dans la sociologie de Bourdieu et Passeron, dès le début des années 1970, en proposant le concept de « recherche-action institutionnelle » dans la foulée de la psychosociologie et de l’analyse institutionnelle. En tant que « sociologie », la sociologie clinique reconnaît que le social préexiste au psychique, mais nuance le propos en rappelant que derrière les faits sociaux existe l’univers du « vécu ».

La part psychique du sujet

Mais Vincent de Gaulejac reste très « sociologue » en refusant de penser que le psychique puisse influencer le social d’une manière déterminante. Peut-être méconnaît-il alors quelques conclusions de la « psycho-histoire » sur la genèse imaginaire de personnalités historiques, fortement influencée par la psychanalyse ? Réalité en devenir, pour lui le psychisme de l’homme ne préexiste pas à la personne. Celle-ci n’est d’abord qu’une « larve mammifère avant de se constituer psychologiquement. Le biologique et le social préexistent au psychisme ». On sait, par les travaux de sociologie du mariage ou du couple, que même l’amour comporte sa trace sociale intrinsèque. Pourtant, il faut affirmer, à l’encontre de Vincent de Gaulejac, que jamais le social n’expliquera le secret d’un sentiment d’amour vécu par des personnes comme Kabir, Gandhi, Saint-François d’Assise ou Simone Weil. Inutile, pour penser ainsi, de se mettre dans l’attitude mystique et théiste. Il s’agit simplement « d’exister » comme nous le rappellent Clément Rosset à la suite d’une réévaluation judicieuse de la philosophie parménidienne ou Alain Finkielkraut dans sa La sagesse de l’amour.

Max Pagès

Vincent de Gaulejac se réfère souvent à Max Pagès pour définir les principes de l’analyse socio-clinique. Le « pluralisme causal » qui affirme que les conduites humaines sont conditionnées par de multiples déterminations conditionnées et conditionnantes, sans pouvoir dire quel est le facteur explicatif en dernière instance. La « problématisation multiple » qui exclut toute métathéorie du social permettant de saisir la totalité des faits sociaux. La problématisation multiple et « l’autonomie relative » de Max Pagès constituent une démarche multipolaire croisant les apports d’approches différentes, de perspectives diverses. L’autonomie relative soutient que chaque phénomène obéit à des lois spécifiques et à des mécanismes particuliers.

Mais cette autonomie n’est que relative car chaque phénomène est influencé par les autres. La « réciprocité des influences » soutient que c’est la combinaison de ces différents registres et l’analyse de leur articulation qui est vraiment explicative. Dans la « causalité dialectique » enfin, la réciprocité des influences s’effectue selon un double principe d’interactivité et de récursivité : « l’interactivité nous renvoie à la notion de système comme ensemble d’éléments interdépendants, liés entre eux par des relations telles que, si l’une est modifiée, les autres le sont aussi et, par conséquent, l’ensemble est modifié ». L’important c’est la relation et non l’élément d’un ensemble.

Système émotionnel

En fin de compte, la sociologie clinique apparaît à Vincent de Gaulejac comme une double démarche : socio-psychologique et psycho-sociologique obligeant le chercheur à trouver des méthodes de recherche pertinentes, en particulier en insistant sur la notion d’implication. Max Pagès est, on le voit, omniprésent, dans la théorisation de la sociologie clinique. On le comprend d’autant plus à la lecture de son dernier ouvrage Psychothérapie et complexité, (1993) qui cherche à faire le point théorique sur de nombreuses années de pratiques cliniques centrées sur la question de l’émotion. Max Pagès insiste pour théoriser l’émotion comme une conduite de communication infra-linguistique spécifique, ouvrant un espace intermédiaire, entre la trace corporelle et le sens inscrit dans un discours.

Dès lors il propose de parler de « système émotionnel » liant les aspects représentatifs, affectifs et expressifs : « Le système émotionnel a un mode de fonctionnement spécifique, caractérisé par la solidarité de ces trois éléments. A ce niveau, il existe des relations circulaires entre le refoulement, la suppression de l’affect et l’inhibition de l’expression émotive ». Par ses recherches Max Pagès s’inscrit dans ces nouvelles formes de sensibilités en sciences anthropo-sociales, comme d’ailleurs Michel Lobrot et son équipe de psychothérapeutes d’Agora qui travaillent également sur la théorie de l’émotion avec des hypothèses sans doute moins soumises à l’emprise freudienne, ouverte à la « non-directivité participante ».

Pour Max Pagès, donc, l’émotion est une conduite intermédiaire de médiation entre la pulsion et la signification, entre la trace et le sens. Il s’agit de dialectiser Reich et Freud d’une certaine façon. Plus encore l’émotion apparaît pour Max Pagès comme un système de communication entre les êtres : « L’émotion échappe aux dramaturgies symétriques freudiennes et reichiennes. Elle n’est ni de l’ordre de la satisfaction d’une pulsion primaire, libération nécessaire selon les uns ou passage à l’acte selon les autres, ni l’équivalent d’un signe linguistique ». « L’émotion est une conduite intermédiaire. Elle est distincte des comportements d’effectuation ou de satisfaction directe, ainsi que du langage et des conduites symboliques. C’est une conduite de communication prélinguistique ou sémiotique. L’émotion est bien une conduite d’action indirecte sur autrui par la communication mais le signal émotif n’a pas l’arbitraire ou la labilité du signe linguistique ».

2.2. Résultats des neurosciences : question du cerveau droit

Les neurosciences appliquées en sciences humaines sont, à mon avis, critiquables sur un point essentiel. Bien qu’elles soient, presque nécessairement pluridisciplinaires, voire interdisciplinaires, elles ne sont absolument pas multiréférentielles. Elles conjuguent souvent la biologie, la chimie, la physique, la psychologie, voire une néo-psychanalyse concoctée outre-atlantique, mais elles restent dans une monoréférentialité théorique et méthodologique : celle de la démarche scientifique expérimentale.

Il est éclairant à cet égard de constater qu’aucune référence à la démarche proprement clinique n’existe dans un ouvrage récent (1992) fort bien documenté de Georges Vignaux, faisant le point sur Les sciences cognitives. Tous les travaux de psychologie sociale cités sont du registre de l’approche expérimentale (pour les chercheurs français : D. Jodelet, J.F. Richard, S. Moscovici, R.B. Zajonc, etc). Qu’on le veuille ou non, les neurosciences n’ont pas encore fait la liaison avec les recherches cliniques en sciences humaines, et encore moins avec les recherches en histoire et en phénoménologie de la spiritualité (pourtant des travaux éclairants en neuropsychologie existent sur les « états mystiques » de connaissance mais on ne les cite jamais).

Doit-on s’en étonner quand on sait que Einstein était plus que sceptique sur la psychanalyse et que l’épistémologue Karl Popper lui refusait toute scientificité, comme au marxisme, au nom de son principe de réfutabilité. Par ailleurs on sait maintenant, par les recherches en physiologie du sommeil, que le rêve peut trouver d’autres fonctions que celles du désir freudien : par exemple celle de sentinelle permettant la survie en milieu hostile, de transformation de la mémoire vers le long terme, de transfert d’informations entre hémisphères droit et gauche ou d’effacement des données qui n’ont plus d’intérêt. Le professeur Jouvet pense que le rêve a un rôle préparatoire des activités d’éveil propres à l’espèce, telles que, par exemple, de structures de pensée qui permettront d’appréhender de nouveaux problèmes.

Travaux de R. Desrosiers-Sabbath

Mais c’est du côté de l’a-symétrie fonctionnelle des hémisphères cérébraux et de la fonction de l’hémisphère droit, en particulier, que les neurosciences risquent d’apporter le plus de découvertes bouleversantes. Le professeur R. Desrosiers-Sabbath, de l’Université du Québec, nous en apporte la preuve dans une communication récente au Congrès de l’A.F.I.R.S.E. d’Aix-en-Provence, en mai 1994. R. Desrosiers-Sabbath articule les « modes de pensée objectif et subjectif » à partir d’une connaissance de la structure du cerveau. On sait depuis les recherches de R.W. Sperry, notamment, dès 1961, et par de nombreuses études depuis cette époque, que chaque hémisphère cérébral est doté d’une spécialisation ayant des fonctions cognitives et de reconnaissance du réel.
L’hémisphère gauche est ainsi : convergent, intellectuel, déductif, rationnel, vertical, discret, abstrait, réaliste, dirigé, différentiel, séquentiel, historique, analytique, explicite, objectif, successif. L’hémisphère droit, par contre, est : divergent, intuitif, imaginatif, métaphorique, horizontal, continu, concret, impulsif, libre, existentiel, multiple, sans fin, holistique, tacite, subjectif, simultané, d’après P. Springer et G. Deutsch.

Hémisphère gauche et hémisphère droit

Ces recherches corroborent l’orientation de la psychologie gestaltiste de Wertheimer et Köhler qui condamne, dès 1929, les processus d’association mis en avant par les méthodes behavioristes de Thorndike et soulignent les limites du raisonnement déductif et inductif dans l’acte d’apprentissage. Köhler explique l’apprentissage par « l’insight » et la pensée créatrice. Ces facteurs sont « transactionnels » (Karl Stern) parce qu’ils dépendent de la pensée intuitive et reflètent une façon « environnementale » de voir, percevoir et résoudre les problèmes. L’hémisphère gauche décompose son objet pour l’analyse, abstrait en opérant une rupture avec le réel et relie les idées distinctes pour conduire vers une conclusion convergente. « En cela, la rationalité se démarque nettement de la théorie de la forme qui s’intéresse au réel et valorise la subjectivité de la conscience individuelle. Or, subjectivité, réel, intuition, perception globale, pensée créatrice, voilà autant de traits ou de modes de pensée que la neuropsychologie attribue à l’hémisphère cérébral droit » (R. Desrosiers-Sabbath, 1994, p.19).

Cette approche rejoint, d’après Desrosiers-Sabbath, le néo-freudisme pour lequel le préconscient, réintroduit, offre à l’individu une grande liberté, à l’opposé de la rigidité du conscient d’une part, et des conflits et camouflages de l’inconscient d’autre part. Cette liberté joue en faveur de la pensée créatrice en mettant en relation les informations captées dans le monde, et en favorisant les associations libres, les combinaisons multiples entre les éléments emmagasinés. Pour que les informations préconscientes remontent à la conscience il faut recourir à des procédés de détour qui empruntent la voie des images, de la métaphore, de l’allégorie et des émotions. Les deux hémisphères cérébraux, la pensée objective et la pensée subjective, sont ainsi en interaction permanente dans la connaissance liée à la perception.

Cette théorie a conduit des chercheurs à proposer un programme très élaboré pédagogiquement, de stimulation à l’écriture créatrice chez des élèves de 3e année du primaire. Michel Parent, cité par R. Desrosiers-Sabbath, en a fait son mémoire de maîtrise en éducation à l’Université du Québec à Montréal en 1993. Cette pédagogie de la création allie le langage novateur, la visualisation, l’approche multisensorielle, la synectique de Gordon. Le programme s’appuie sur un modèle et des techniques d’expression qui font appel à l’hémisphère droit du cerveau et qui activent les fonctions préconscientes du moi, explorent l’imaginaire, l’analogie, la subjectivité, la divergence et l’intuition, suscitent l’émotion, l’irrationnel, utilisent les stimuli visuels, favorisent l’activité multisensorielle. Ils permettent de saisir les ensembles et leurs structures, d’appréhender une situation dans sa globalité sans isoler les variables. Les résultats obtenus paraissent pertinents, comme le montre le tableau proposé par R. Desrosiers-Sabbath (p. 23). Il semble bien que nous ayons « deux cerveaux pour apprendre » comme nous le proposait déjà Linda V. Williams en 1983 dans un ouvrage très documenté.

Il ne suffit donc plus s’opposer systématiquement les deux hémisphères cérébraux et les conséquences théorico-méthodologiques qu’ils sous-tendent, pour souvent relativiser les inconnus du cerveau droit, du point de vue de la connaissance de l’univers. Je distingue cette tendance même chez des chercheurs ouverts au questionnement sur l’articulation nécessaire des deux cerveaux, comme Monique Vial, quand elle oppose très systématiquement « scientisme » et « magisme ». Il s’agit toujours d’avancer, pour se préserver contre quels « visiteurs du moi » la sempiternelle figure diabolisée du « New Age », avec son cortège charlatanesque. Faut-il rappeler que les historiens actuels remettent en question les divisions pseudo-scientifiques qui ont parsemé l’histoire des « mentalités », en réservant l’esprit logique au monde occidental et la mentalité « prélogique » aux « barbares ». En vérité nous avons toujours fonctionné, et nous continuons, avec nos deux façons de voir le monde, malgré quelques divergences culturelles et historiques, comme le soutient pertinemment Geoffrey Lloyd, de l’Université de Cambridge.

Dans la même Université que M. Vial (Aix-en-Provence), je préfère l’avancée prudente de Jeanne Mallet, à partir d’une exploration de la pensée de Francisco Varela, qui écrit : « Peut-on concevoir aujourd’hui des dimensions plus vastes que l’espace-temps où les notions de matière discrète et discontinue et de relations, seraient remplacées par d’autres notions ? Ainsi que nous l’a déjà fait entrevoir la physique quantique, l’espace-temps dans lequel nous croyons vivre ne serait-il qu’un cas particulier, parmi bien d’autres, de « réductions » possibles d’états plus primordiaux, une lumière « diffractée » dans une temporalité conduisant un processus dynamique d’actualisation de relations (relations prédéterminées et/ou aléatoires) et conduisant à des formes qui par là même pourraient être différentes de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes ? »

3. Le principe de sensibilité en sciences humaines

L’évolution que j’ai voulu argumenter ici me semble aller vers une reconnaissance de ce que je nomme « le principe de sensibilité » en sciences de l’homme et de la société. Ce principe peut s’énoncer ainsi : la sensibilité est « ce qui fait sens par tous les sens ». Nous en revenons à la position de Gaston Bachelard qui prétendait vouloir étudier même la sensibilité d’un cœur de pierre.

Retour du sensible corporel

Les sens en question ici sont, avant tout, les cinq sens de la neurophysiologie classique : le goût, le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat. Il s’agit bien d’un retour au corps comme fondement de la vie personnelle et sociale. Le corps dans lequel tout s’enracine et s’éprouve, en s’inscrivant dans un champ symbolique. Ce retour du sensible corporel s’impose lorsque le chercheur travaille avec des sujets au prise avec des situations-limites, en particulier avec des mourants. Ceux qui éprouvent dans leur corps le sentiment du mourir, vont à la fois le reconnaître et le dépasser, comme dans l’expérience des Near Death Expériences du Dr Moody. Les chercheurs qui travaillent avec les malades du SIDA savent que le corps est partout présent dans leur implication, comme le montre bien le film « Philadelphia » où le héros atteint d’un SIDA accepte, un moment, de faire voir ses sarcomes de kaposi.

Cinq sens et plus ?

Bien qu’on ait beaucoup parlé du « corps » en sciences sociales, ces dernières années, peu de choses ont été écrites sur la question du corps sensible. Les études ont surtout porté sur la fonction du corporel dans la société ou sur le corps pulsionnel à travers la fantasmatisation que nous en avons. J’ai moi-même écrit, il y a déjà une quinzaine d’années, un article sociologique pour la revue Informations Sociales de la CNAF sur « l’émotionnalisme » à partir des techniques corporelles. Il faudrait maintenant étudier le corps dans sa nature sensible. Cette orientation nous obligera, sans doute, à nous poser les limites de notre théorie des cinq sens. Les spécialistes de l’Orient savent que l’étude du « corps taoïste » par exemple, débouche sur une autre vision du monde, certainement plus philosophique, plus complexe et intégrée du point de vue corporel, comme le montre Kristopher Schipper.

N’existe-t-il pas un sixième sens ? Quelque chose comme une intuition vécue intensément à certains moments, une faculté de connaître par « co-naturalité », avec une sorte « d’intellect illuminateur », comme le proposait Jacques Maritain en son temps ? Sur ce plan la sensibilité s’ouvre sur la question du sentiment qui est ni de l’ordre de la pensée, ni de l’ordre de la sensation proprement dite, mais qui les englobe et les dépasse.

Ma conception de la sensibilité en éducation

Posons comme hypothèse que le sentiment est une sorte de compréhension intuitivo-affective de la complexité de la réalité de l’ensemble d’un système de relations humaines. Prenons l’exemple d’un enfant qui réagit inexplicablement à une injonction, par exemple refuser d’aller se coucher. Si je refuse d’entrer dans la kyrielle de sanctions habituelles dans ce cas (réprimandes, colère, gifles, etc., d’ailleurs variables dans leurs formes suivant les classes sociales), j’entre dans un sentiment d’amour vis-à-vis de mon enfant. Cela veut dire que je vais nous replacer, lui et moi, dans la complexité systémique de la situation présente. Il ne s’agit pas de réfléchir mais plutôt de « comprendre » immédiatement, par sympathie, au sens de Max Scheler, ce qui se joue dans la situation. C’est « l’intelligence » au sens où Jiddu Krishnamurti l’oppose alors à la « pensée ».

Par le sentiment, nous développons un schème intégrateur de tout dérangement. Je passe, grâce au sentiment, dans la compréhension d’un système plus vaste qui englobe le système premier dans lequel je me trouve piégé. J’entre immédiatement et sans me poser de lourdes questions, dans une logique du paradoxe, bien mise en lumière par l’Ecole de la « Nouvelle communication » (Bateson, Watzslawick, etc.), ou par Yves Barel et Nicole Mitanchey. Le comportement qui en résulte alors est totalement imprévisible, tout aussi imprévisible que le fait dérangeant qui a provoqué mon émotion. Je développe, dans ce cas, une « écoute poétique » au sens de l’approche transversale que je défends. Nous entrons dans le sentiment lorsque nous avons la certitude que nous ne pouvons comprendre le monde du vivant, en particulier de son affectivité, à partir du « déjà-connu ». Le réel est ce qui, sans cesse, nous impose des situations que nous n’avons jamais vues.

Lâcher-prise

On sait que Freud, à la fin de sa vie, était quasiment devenu « insensible », détaché du monde, en grande partie du fait de sa maladie et de sa dépendance à l’égard des siens. Il était, de ce fait, tombé dans une fermeture théorique qui en faisait un clinicien peu clairvoyant. Jung, par contre, est demeuré vigilant et dubitatif jusqu’à la fin de sa vie, comme en témoigne un entretien filmé qu’il accorda peu de temps avant sa mort à un journaliste anglais, et ses propos lucides à l’égard du dogmatisme de Freud. Entrer dans le sentiment, c’est pouvoir « lâcher-prise », le contraire de l’insensibilité, à l’opposé de la croyance naïve. Le « non-attachement » du sage oriental, n’est pas le « détachement », le fait de se retirer libidinalement du monde, comme nous citions l’exemple de Freud, mais au contraire il correspond à une insertion totale dans la complexité du monde, conçu comme un champ d’éléments en interaction et en interdépendance. Nous pourrions dire, en employant le concept du physicien David Bohm, que l’être du sentiment approche l’ordre implié du monde dans ses manifestations extérieures dépliées.

Etre réceptif

Où apprend-t-on à développer ce type de réaction à l’égard du monde ? Comment faire pour proposer une éducation qui ouvre l’individu à la prise en compte de ce sentiment face au réel ? L’éducation fondée sur un « capital » (économique, culturel, social, symbolique) est inapte à la reconnaissance et à la croissance du « sentiment » tel que je l’ai défini ici. Entrer dans le sentiment, c’est accepter d’être réceptif à l’égard du monde qui, toujours, nous parle différemment. C’est accepter d’être « vide » comme le moyeu d’une roue qui entraîne le véhicule, suivant l’image de la sagesse chinoise classique. Pour un intellectuel occidental, n’est-ce pas une attitude presque impossible ? N’est-il pas, justement, reconnu légitimement comme intellectuel, que s’il est « plein » (d’idées, de références, de savoir, de diplômes) ? Comment peut-il reconnaître le « désir » de l’autre qui, pourtant, constitue l’élément essentiel du dérangement de son propre monde ? L’autre fait partie du réel et ce réel, en tant qu’il est « Chaos/Abîme/Sans-Fond » (Castoriadis), nous n’en saurons fondamentalement jamais rien.

Voir simplement

Cette conception du sentiment s’appuie sur des millénaires de sagesse. J. Krishnamurti, par exemple, parle beaucoup de la « peur » qui, sans cesse, détruit le sentiment et nous entraîne dans une émotion sans fond. Il nous propose de sortir de la peur destructrice en sachant « voir » simplement ce qui nous arrive. Si l’émotion est là, je suis cette émotion, mais je n’y adhère pas. Je la regarde comme un nuage qui passe dans un ciel serein. Je n’y réfléchis pas. Je n’entre pas dans une imagination débridée à son propos. Je me contente de la voir, comme je peux observer les langues de feu de cette éruption volcanique ou ces vagues de cristal bleu qui viennent se briser – neigeuses – sur les rochers. Plus facile à dire qu’à faire, sans doute. Mais dans le domaine de l’expérientialité humaine, tout est question de commencement et d’épreuve de réalité. A chacun son œuvre. A chacun sa vie. La règle est si simple qu’un enfant peut la comprendre. Le reste est une question de décision personnelle.

Il se peut que cette attitude ait à voir avec une forme nouvelle de Gnose. Les Gnostiques d’il y a dix huit siècles ne proposaient-ils pas de considérer l’homme comme un être créé par une sorte de démiurge un peu fou. Cet homme, à tout jamais enfoncé dans sa lourdeur et son désespoir restait néanmoins sensible à une partie subtile de lui-même, qui lui rappelait la lumière du Plérome originel. Il fallait partir de là pour se dégager de la pesanteur instituée. Les Gnostiques étaient des révolutionnaires de l’époque. Ils pratiquaient la révolution des mœurs et, comme les taoïstes anciens, ils ne se laissaient pas inféoder par les pouvoirs établis, ainsi que l’a bien montré Jacques Lacarrière.

Le sentiment approprié par les philosophes est nécessairement soumis aux feux de la critique conceptuelle. Les sociologues et les historiens, en particulier ne se privent pas d’évaluer sa force à la lumière de l’histoire et des situations sociales relatives où il prend forme. Pierre Bourdieu démontre, à ce titre, que le sentiment du « beau » dépend en grande partie du capital culturel dont nous sommes les héritiers. Elisabeth Badinter nous fait réfléchir sur la relativité, selon les époques, du « sentiment de l’amour maternel ». Nous pourrions en dire autant sur le sentiment d’amour paternel, dont on découvre, depuis quelques années, la valeur essentielle dans l’éducation de l’enfant. Jean Delumeau examine, de son côté, la question du sentiment de « peur » à travers les âges. Je fais cependant l’hypothèse que tous ces auteurs parlent avant tout des diverses formes de l’émotion, voire des « passions », nécessairement inscrites socialement et historiquement (et si prisées des cinéastes actuellement : cf. après « 37,2 le matin » et « Liaisons fatales » voici « Fatale » de Louis Malle à la fin 1992). Faut-il que notre existence collective soit dépourvue d’intensité pour que nous ayons besoin de compenser ainsi par cinéastes interposés !

Conscience éveillée

La question du sentiment n’est ni d’ordre psychologique ni d’ordre sociologique. Elle est ontologique. Le sentiment est une forme subtile de la conscience éveillée. Si classiquement, les philosophes ont voulu séparer l’émotion, la passion et le sentiment (Alain), pour eux, le sentiment était de l’ordre de la raison. Jung rangeait d’ailleurs le sentiment avec la pensée dans le registre plus intellectuel et conscient, en opposition à la sensation et à l’intuition, plus « inconscient », dans sa typologie des huit types psychologiques en fonction de l’introversion et de l’extraversion. Mais il ajoutait aux quatre fonctions fondamentales d’adaptation au monde, une fonction « transcendante » visant à la conciliation des contraires, du « penser » et du « sentir ». Certains psychologues acceptent de distinguer émotion et sentiment, comme Arthur Janov. Ceux qui fondent leurs pratiques cliniques sur une connaissance spirituelle, comme Arnaud Desjardins et Swami Prananpad, hésitent encore moins à opérer cette distinction.

Sensibilité et reliance

J’appelle « sensibilité » la forme élaborée du sentiment de la reliance : une « empathie généralisée » à tout ce qui vit et à tout ce qui est. Au centre de la sensibilité existe un sentiment fondamental que je nomme « amour » ou « compassion », dans un sens qui pourrait allier bouddhisme et christianisme, si je me préoccupais d’appartenir à une religion. Mais toute religion instituée ne vise-t-elle pas à recouvrir l’Abîme et le Chaos comme le pense Castoriadis ? : « Ne découvre pas. Il se pourrait qu’il n’y ait rien. Et rien ne se peut recouvrir » ainsi que l’écrit le poète argentin Antonio Porchia. Ni intellectuel, ni sensoriel, ni émotionnel au sens strict, l’amour est un état d’être qui intègre et dépasse ces catégories. L’amour n’a pas de contraire (la haine est le contraire de l’émotion amoureuse, au sens d’un « attachement » passionnel, mais non du sentiment d’amour). L’amour est solitude radicale et cependant reliance universelle. L’amour est création permanente, mais aussi destruction permanente. L’amour est ce sentiment d’unité radicale et stable de ce qui est, et d’unicité personnelle, au sein de l’infinie diversité mouvante et créatrice des formes et des figures du monde.

La personne qui aime, en ce sens, ne connaît ni la peur, ni l’envie, ni la jalousie, ni la haine. Elle ne s’attache à personne et à rien, comme on dit d’une poêle qu’elle attache, mais elle comprend et ressent tout. Autant dire que nous sommes loin d’être préparés à aimer dans notre civilisation et dans notre éducation compétitive. L’amour est, de ce fait, une gageure et un paradoxe. Les Gnostiques parleraient d’un souvenir éthéré englué dans la matière. Je préfère parler d’une connaissance intuitive et personnelle à réaliser collectivement dans l’avenir : celle de la complexité croissante du vivant, dont nous voyons parfois quelques étincelles éphémères et toujours étonnantes, inscrites dans nos pratiques à l’égard de nos semblables.