Le philosophe, le héros et le sage

2015 par René BARBIER

Les historiens de la philosophie excellent dans l’analyse de l’histoire de leur discipline. Dans son ouvrage fort intéressant, Frédéric Worms analyse ainsi le devenir de la philosophie depuis le début du XXe siècle. Contrairement à la plupart des historiens de la philosophie, Frédéric Worms dans son ouvrage La philosophie en France au XXe siècle, moments (Gallimard, folio-essais, 2009), nous propose une autre façon de concevoir cette histoire.

Il utilise le concept de moments distincts et cohérents, réunissant des figures de philosophes exemplaires et des successeurs plus ou moins dissidents. Ces moments ne sont faits de rien d’autre que de relations ouvertes, tendues, entre des œuvres singulières. L’histoire conçue de cette façon nous introduit au présent dans la philosophie. Les œuvres ainsi reconnues nous conduisent vers des problèmes nouveaux en dehors même de la philosophie, dans la science, l’art et l’histoire.

Concept de moment

Le concept de « moment » a été proposé par Henri Lefèbvre et repris par son disciple Remi Hess. On peut s’étonner que Frédéric Worms semble ignorer Henri Lefebvre, philosophe pourtant bien connu au XXe siècle. Son nom n’est mentionné nulle part dans son œuvre. Malgré cette lacune qui peut-être en dit long sur ce que j’appelle « l’effet Ben Barka » en sciences humaines, le livre de 643 pages dont je parle est particulièrement intéressant. Par le concept de moment, il nous fait comprendre des enjeux de rupture d’interprétation mais aussi d’influences subtiles de trois périodes de l’histoire en philosophie moderne depuis les années 1900 jusqu’aux années 1980. L’auteur distingue trois moments fondamentaux :

  • les années 1889 – 1905 d’une rupture commune à une rupture interne autour d’une philosophie de l’esprit, opposant Bergson à Brunschwig et leurs déploiements entre 1905 et 1922 jusqu’aux années 1930 constituant le « moment 1900 ».
  • le « moment de la Seconde Guerre mondiale » des années 1922 à 1944 qui opère un même déchirement autour de la philosophie de l’existence.
  • le « moment des années 60 » jusqu’au tournant des années 80 qui fait émerger le concept de « structure » et qui s’ouvre sur une nouvelle rupture avec la philosophie de notre époque.

Analyse de la philosophie française

Ce qui me semble caractéristique de la philosophie française, c’est l’interprétation dichotomisante de Frédéric Worms. Il oppose d’une façon systématique, deux à deux, les pensées qu’il juge essentielles pour son interprétation historique. Puis il examine les positions et les prolongements, avec les dérives, toujours deux à deux, à partir de ces pensées.

L’ensemble de l’histoire de la philosophie depuis 1900 est ainsi repéré par une série de philosophes marquant le XXe siècle : Bergson et Brunschwig, avec Alain et Blondel, Bergson et Freud, James et Bergson, Bergson et Russell et Husserl ; puis Sartre et Cavaillès opposant existence et nécessité. Merleau-Ponty et Jean Wahl avec le moment Camus pour la pensée de l’existence et la rupture entre Bachelard et Bergson avec Georges Canguillem et Simone Weil, enfin Raymond Aron et Sartre, Vladimir Jankelevitch et Jean Nabert. Pour terminer par le moment des années 60-80 avec l’impact de la structure, de la différence, de la vie et de la justice avec les philosophes comme Derrida et Lyotard, Levinas et Ricoeur.

Philosophe, héros et sage

Au total un livre éclairant et intéressant. 
La partie opposant le philosophe et le héros m’a particulièrement retenue (page 439 à 455). Sans doute parce que je reconnais dans cette volonté d’opposition thématique deux à deux une caractéristique de la pensée philosophique française qui exclut trop souvent le troisième terme ou parfois l’affirme sous la forme raisonnable et logique dans une dialectique hégélienne. Pour ma part, mon ouverture à la pensée asiatique et à la non-dualité, me conduit à l’introduction d’un troisième pôle : le sage, entre le philosophe et le héros. Ce dernier modèle est réinséré par Merleau-Ponty dans la sphère du philosophe. Je pense qu’on ne peut le dissoudre ainsi à partir de la pensée asiatique mais seulement à partir du saint de la pensée chrétienne. C’est ainsi que je propose le graphe suivant.


                                                 Action
                                                Le Héros
                                                Les autres
                                        (moment de l’existence)

Pensée réflexive                                                  Non-pensée
 Le Philosophe                                                         Le sage
Liberté/nécessité                                                    Nature/cosmos 
(moment de l’esprit)                           (moment de la structure dynamique)     

Héros occidental et sage spirituel

Pour moi le sage d’Asie (Chine, taoïsme, bouddhisme, Inde non dualiste de l’advaita vedanta) est un héros spirituel. Son action porte par expérience personnelle exigeante sur la réalité ou non de l’ego par la méditation sans objet. Elle restitue toute expérience sensitive et affective dans l’ordre d’une nature en mouvement permanent et d’un changement d’instant en instant. Elle s’ouvre sur le non-agir qui est d’abord un non-réagir. Cela le conduit à « agir » dans la vie d’une tout autre manière que le philosophe ou le héros occidental. C’est sur le concept d’éthique auquel aboutit la philosophie occidentale que le sage oriental peut nous éclairer. Il est par excellence celui qui nous inspire la vie sous forme de « sobriété heureuse » de l’écologie contemporaine comme du « juste milieu » qui n’est en aucun cas le milieu arithmétique d’un problème à résoudre.

Le philosophe occidental dans le meilleur des cas, comme chez Spinoza, nous entraîne vers la finalité de la connaissance du troisième genre, par l’usage d’une raison intuitive. Elle s’ouvre sur Dieu ou la Nature naturante. Le héros occidental bien analysé dans l’ouvrage de F. Worms, met en question radicalement le rapport liberté/nécessité du philosophe, mais rabat toute action dans l’histoire. Pourtant une sagesse laïque peut s’y retrouver en exprimant dans le concret une transcendance dans l’immanence, au-delà des garants métasociaux.