Avant-propos :
Les prochaines élections européennes auront lieu le 9 juin 2024. Les sondages successifs pour la France donnent l’extrême droite largement gagnante, avec près de 32% pour le seul Rassemblement national (ancien Front national de Jean-Marie Le Pen). Une semaine à l’avance on ne sait ce qu’il en sera des résultats réels de l’élection, cependant la situation politique est très préoccupante dans un monde en profondes convulsions, économiques, sociales, climatiques, guerrières. En 2002, à la suite de l’élection présidentielle qui vit le Front national arriver pour la première fois au second tour, René Barbier analysait de son point de vue les soubassements de cette montée en puissance d’un parti dont on voit aujourd’hui que ses descendants n’ont rien perdu, hélas, du message explicite et implicite initial.
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Le Pen, comédien de l’imaginaire et l’insécurité
par René Barbier (2002)
Les élections présidentielles du premier tour en 2002 ont sidéré la classe politique en France et dans le monde. Le Pen arrive comme deuxième homme au second tour. Personne ne l’attendait, ni les militants de gauche ou de droite, ni les différents experts des sondages d’opinion. Nous devons comprendre ce phénomène imprévisible par la science politique. Personnellement, cela ne m’a pas étonné. J’en tire, avant tout, une méconnaissance inouïe des mécanismes de l’imaginaire social, à la fois leurrant et créateur, dans la société contemporaine et chez ses grands dirigeants.
1. Travail, Famille Patrie
Le credo de l’extrême droite pétainiste traditionnelle est repris tranquillement par Jean-Marie Le Pen, sous des déguisements divers. On connaît son nouveau slogan : « socialement à gauche, économiquement à droite et nationalement français ». Le leader de l’extrême-droite ne craint pas les contradictions et se met au goût du jour, sans souci de sérieux économique et social. C’est qu’il fonctionne à l’imaginaire et non à la rationalité économique.
Un sens inné de l’affectivité populiste
Jean-Marie Le Pen est un comédien. Il le reconnaît d’ailleurs à la télévision. Il a compris depuis longtemps que la « scène politique » est régie par les règles de la société du spectacle. Il en use et il en abuse largement. Aucun de ses « bons mots » n’est improvisé, tout est calculé le mieux possible en fonction de l’état de la vie politique du moment. Mais Le Pen présente une caractéristique habituelle chez les grands dictateurs de l’histoire : une intuition de l’imaginaire populiste. Tous les dictateurs manipulent très largement les couches les plus délaissées de la population (le « sous-prolétariat » déjà dénoncé par Marx). Souvenons-nous de la montée du national-socialisme et du fascisme en Allemagne, en Italie, au Portugal et en Espagne avant la deuxième guerre mondiale, comme l’état de terreur des colonels grecs, des régimes d’extrême-droite d’Argentine, du Brésil et du Chili en leur temps dans la deuxième partie du XXe siècle. L’état économique actuel, dans la foulée de la dérégulation et de la délocalisation, liée à la mondialisation, rejette une grande partie des petites gens dans une inégalité toujours plus vive. Les salaires sont dérisoires et les retraites correspondantes sont à peine à la hauteur d’une simple survie. Les plus jeunes, surtout lorsqu’ils sont dépourvus de diplômes, trouvent difficilement du travail. Les plus vieux sont fragilisés et soumis à toutes les violences. La bureaucratie envahit toute la société civile et les politiques semblent loin de leurs concitoyens. La peur s’amplifie suivant la logique propre à la société du spectacle. Le Pen prend appui sur cet état économique et social. Il fait semblant d’être du côté des pauvres, du monde ouvrier, en sachant qu’il existe toujours un fond de xénophobie, d’antisémitisme et de racisme chez les plus démunis. Il oublie de dire qu’il est imposé lui-même sur les grandes fortunes. Ce qui le différencie singulièrement des leaders d’extrême-gauche du front du refus au gouvernement socialiste. Le Pen vient d’un milieu populaire et « sent » ce qu’il faut dire au bon moment à son auditoire. Il use d’une imagination métaphorique très habituelle dans les milieux ouvriers. Son problème n’est jamais d’apparaître crédible sur le plan rationnel mais de « toucher » affectivement par une image ou une pirouette plus ou moins ironique. Les citoyens de sa région bretonne paraissent avoir fait le point sur son attitude de comédien. Ils ne lui accordent pas leurs suffrages au même niveau que ceux d’Alsace. Comme en milieu populaire, il n’hésite pas à donner le coup de poing. Il aime s’affronter. Il provoque Jacques Chirac dans cet état d’esprit en tentant de lui imposer un « tête à tête » télévisuel où il pourrait jouer à merveille son rôle tragi-comique. Il rappelle son passé de parachutiste. L’importance de la force physique et de l’autorité rigide dans la famille. Ses propres filles, comme des Walkyries rayonnantes, typiquement « aryennes », le soutiennent sans jamais le critiquer, contrairement à leur mère dont Le Pen s’est débarrassé pour revivre avec une femme plus jeune. Ce faisant, il participe également de l’imaginaire du peuple dans lequel le « mâle », supposé toujours jeune et vigoureux à tous points de vue, est valorisé. Les jeunes prolétaires qui votent pour lui peuvent y être très sensibles (les moins de 35 ans représentent 30% de son électorat très largement populaire).
La peur de l’autre, la restauration de la famille conservatrice, l’individualisme petit-bourgeois, le chauvinisme bien français, sont les points-clés de cet imaginaire. Ils correspondent à des schèmes imaginaires profondément inscrits dans l’inconscient social.
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