Un instrument d’écriture pour une éducation tout le long de la vie
2006 par René Barbier
Si l’éducation se concrétise par une pratique pédagogique qui présente des traits caractéristiques, énoncés ainsi par Maurice Krichewski et Jean Lecanu : “une pratique qui tend vers un transmettre-apprendre, une pratique inscrite dans un dispositif pédagogique, une pratique faite d’interactions enseignants-apprenants, une pratique influencée par des références et des valeurs culturelles, des représentations du monde, des autres et de soi, des modèles d’action, des façons de faire propres à chacun, une pratique qui s’insère dans l’environnement de la communauté éducative dont l’enseignant est un des éléments”, le journal apparaît comme un instrument privilégié de compréhension de cette pratique. Le Journal d’éducation active semble être un outil privilégié pour s’exercer à la pratique de la multiréférentialité telle qu’elle a été élaborée par Jacques Ardoino [1].
Je présente, ici, le “Journal d’éducation active” (JEA), un dispositif d’écriture pour les étudiants qui décident de prendre en mains leur propre formation existentielle, dans une perspective d’éducation permanente et d’une réflexion pédagogique correspondant à ce que j’ai nommé les “trois pédagogies”. Il correspond à une certaine manière de “réenchanter l’école” comme le propose Jean-Daniel Rohart, mais dans une perspective d’histoire de vie qui dépasse le cadre scolaire.
Le “Journal d’éducation active”, comme son nom l’indique, reflète une perspective éducative qui envisage l’éducation comme une praxis, une co-construction de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être, dans une interaction permanente entre les acteurs de la scène pédagogique. C’est un instrument cognitif et socio-affectif qui permet au sujet d’être conscient de sa pratique, sans jamais négliger l’importance de son imaginaire (à la fois pulsionnel, social et sacral). Le JEA s’ouvre ainsi sur une action riche de sens dans la vie personnelle et collective. Il invite à la triple écoute-action que j’ai proposée dans mon ouvrage sur L’approche transversale en 1997 [2]. Il s’agit d’un “journal” qui emprunte à plusieurs types de journaux déjà en oeuvre en sciences humaines : le “journal d’itinérance” de René Barbier (JI), le “journal institutionnel” de Rémi Hess (Ji), le “journal d’affiliation” d’Alain Coulon (JA) et le “journal d’étonnement” de Marie-José Barbot (JE) [3]. Spécialement conçu pour une autoformation (qui est, de fait, toujours une coformation impliquée dans les institutions et en reliance avec une écologie politique), le JEA vise à mieux comprendre les tenants et les aboutissants de toute éducation tout le long de la vie. Le JEA convient parfaitement aux “moments” de vie concernés par la dynamique interculturelle propre à notre temps.
S’il est vrai que nous nous formons de plus en plus et de mieux en mieux pendant tout le long de notre existence, nous rencontrons des espaces de formation, pas toujours institués (hétéroformation) par l’école, le lycée ou l’université, mais également durant notre vie “nocturne” et singulière (autoformation) et nos apprentissages par l’environnement (écoformation) [4], qui bousculent nos habitus culturels et cultivés et nous plongent, parfois, dans un grand désarroi intérieur.
Le JEA centré sur l’éducation
Ce parti pris implique une conversion du regard. L’éducation, au sens étymologique, suppose que nous nous “nourrissions” intellectuellement et spirituellement des autres et du monde, dans un processus qui relève de l’”échange symbolique” : donner-recevoir-rendre [5]. Dans l’un de ses derniers ouvrages – Mon utopie – Albert Jacquard [6] réfléchit d’une façon extrêmement féconde sur ce que peut être une éducation permanente de notre temps, dégagée de l’esprit compulsivement compétitif, d’une pseudo-évaluation quantitative (la notation chiffrée) et axée sur une finalité purement économique.
Elle implique également que nous acceptions d’être “conduits hors de…” Hors des murs de tout encasernement : familial, social, ethnique, politique, scientifique, etc. Ce chemin, qui est processuel et bouleversant, est de longue durée. Il débouche sur deux plans nécessaires et complémentaires, dans une dialogique permanente : le saisissement et le discernement. Le saisissement est ce phénomène intuitif et sensoriel qui provoque un “choc de savoir” à partir de l’affectif et de l’imaginaire. Le discernement est cette faculté d’y voir clair dans ce qui est confus, compliqué, entremêlé, donc susceptible d’analyse, mais plus encore ce qui est complexe (E. Morin), irréductible à l’analytique, et qui met en oeuvre l’être humain comme producteur de sens. Ces deux facultés sont particulièrement développées dans toute activité artistique, comme l’a remarqué Myriam Lemonchois [7]. Ainsi l’éducation s’enracine dans le corps, la sensibilité, l’imaginaire d’une part, mais aussi dans l’intellect distinct de la “ratio” – du pur esprit analytique et calculateur – pour aborder la compréhension d’une totalisation en cours, d’une complexité en mouvement. La plupart des soi-disant réformateurs de l’enseignement ignorent la nature de l’éducation, comme le rappelle Michel Lobrot [8].
Le Journal d’éducation active (JEA) prend à bras le corps l’ensemble de cette problématique. Le JEA est un écrit concerné par le “socius”. L’”écrivant” du JEA (en tant que sujet actif dans l’écriture) ne se sépare jamais du fait qu’il est un être au coeur de la société, des rapports de force et de sens qui agitent ses membres regroupés dans des castes, des clans, des classes sociales. C’est la raison pour laquelle il s’intéresse à deux types de journaux proposés par Rémi Hess et par Alain Coulon.
Le journal institutionnel de Rémi Hess
C’est une écriture au jour le jour qui se réfère aux retentissements affectifs et cognitifs d’un être humain en relation avec une institution, quelle qu’elle soit (école, université, entreprise, administration, syndicat, famille, église, etc.). Sans doute faut-il approfondir la théorie de l’analyse institutionnelle pour en comprendre toute la richesse [9]. Notamment les dialectiques entre l’institué, l’instituant et l’institutionnalisation semblent importantes, dans un jeu processuel incessant. Ce sont les rapports de pouvoir, la violence symbolique de l’institution, qui sont privilégiés dans le Journal institutionnel. Les différents types de marginalités sont mis en relief au lieu d’être étouffés par un unanimisme rationnel homogénéisant. La reconnaissance des différents rôles sociaux assumés quotidiennement s’ouvre sur le concept de “dissociation ordinaire” éloigné de son empreinte pathologique, énoncé par Patrick Boumard, Georges Lapassade et Michel Lobrot [10]. Ce concept éclaire d’un jour nouveau le vécu de l’école et propose un postulat de départ d’un réel doté d’une fragmentation originaire, fortement proposé par Michel Lobrot, assez proche, à mon sens, de ce que Alain Badiou nomme la “multiplicité générique” [11].
Le journal d’affiliation d’Alain Coulon
Dans sa thèse d’Etat en sciences humaines (cf. Le métiers d’étudiant) [12], Alain Coulon (Université Paris 8) a demandé aux étudiants de rédiger un “journal d’affiliation” reflétant leur manière d’être, de se comporter, de réussir à devenir “membre”, au sens ethnométhodologique, de l’institution universitaire. Sous cet angle le journal d’affiliation permet de saisir les jeux, les enjeux et les ruses que les étudiants utilisent pour comprendre et savoir vivre dans l’institution. Un journal d’affiliation éclaire ainsi à quel point il peut être difficile de “devenir membre” d’un groupe ou d’une communauté. Les étudiants étrangers se heurtent, d’emblée, à cet habitus particulier de l’étudiant français. Ils ne savent pas “comment faire” et “où aller” pour se faire inscrire, trouver le professeur au bon moment, rédiger un devoir suivant les “bonnes règles universitaires”, etc. Alain Coulon décrit ainsi les modalités d’écriture de ce journal d’affiliation et montre son importance dans l’insertion des étudiants dans l’université.
Le journal d’étonnement
Il décrit un dispositif pédagogique inventé par Marie-José Barbot, à partir de son expérience interculturelle, notamment au Japon. Ce JE se propose :
– comme outil psychologique et cognitif au sens de Vygotsky
– comme outil déclencheur d’interactions
– comme source pour la conception d’un enseignement universitaire
Il s’agit de “noter tous les étonnements positifs heureux, mais aussi négatifs, d’en rechercher la cause et de la noter” (Barbot, 2006, p.184). Ce type de journal tente de saisir le moment des “chocs culturels” que subit une personne au contact avec une autre culture différente de la sienne. On voit que ce dispositif permet aux étudiants de reconnaître et d’assumer leurs difficultés à vivre dans une interculturalité problématique.
Le journal d’itinérance
C’est une technique de recherche que j’ai mise au point pour permettre aux membres actifs d’une recherche-action existentielle de suivre leur processus de travail collectif qui va de la pratique à la théorie, en boucle, et de mieux réaliser, ainsi, l’objectif à atteindre. Il s’agit d’un instrument d’investigation sur soi-même en relation avec le groupe qui met en oeuvre la triple écoute/parole clinique, philosophique et poétique de l’Approche Transversale [13]. Carnet de route dans lequel chacun note ce qu’il sent, ce qu’il pense, ce qu’il médite, ce qu’il poétise, ce qu’il retient d’une théorie, d’une conversation, ce qu’il construit pour donner du sens à sa vie. Le journal d’itinérance est un instrument méthodologique spécifique. En tant que tel, il se distingue de toute autre forme de journal.
Il parle d’une “itinérance” d’un sujet (individu, groupe ou communauté). Rappelons que dans l’itinérance d’une vie, nous trouvons une multitude d’itinéraires contradictoires. L’itinérance représente le parcours structural d’une existence concrète tel qu’il se dégage, peu à peu, et d’une manière inachevée, dans l’enchevêtrement des divers itinéraires cheminés par une personne ou un groupe. Il emprunte au journal intime son caractère relativement singulier et privé. On consigne des pensées, des sentiments, des désirs, des rêves très intimes dans un journal d’itinérance. On n’hésite pas à mettre en cause des personnes ou des événements que d’aucuns n’ont pas envie de voir apparaître au grand jour. Mais, le plus souvent, dans un journal intime, les personnes ou les situations concernées ne sont jamais réellement exposées parce que le journal intime reste dans les tiroirs de l’écrivain et n’est pas publié.
Le journal d’itinérance peut également se comparer au carnet de route de l’ethnologue. Tout se passe comme si l’écrivain transversaliste parcourait sa vie et la vie d’autrui avec le même esprit d’implication et de curiosité heuristique que le chercheur en anthropologie visitant une société primitive en voie de disparition. Certains carnets de route d’ethnologues sont des véritables chefs-d’oeuvre littéraires. Gide, de retour du Tchad, nous en a donné un avant-goût, continué par Michel Leiris dans son Afrique fantôme (1934). L’ethnologue ne se contente pas ici de décrire et d’analyser le matériel ethnographique, il met en relief également les relations complexes avec l’équipe de recherche et les rapports avec les observés. Comme l’a fait remarquer René Lourau, l’objectivité s’affirme alors dans l’usage paroxystique de la subjectivité et la reconnaissance scientifique du témoignage. Michel Leiris opère, ce que Lourau nomme “une mise en abyme”, c’est-à-dire une rétro-action de l’écrivain sur lui-même et à une mise dans le tableau.
Le journal d’itinérance emprunte tout aussi sûrement au journal institutionnel dans la ligne de Rémi Hess. Le rapprochement du journal d’itinérance avec le journal institutionnel provient d’une des dimensions du concept de transversalité qui est au coeur des deux instruments de recherche. Chaque individu, en tant que “socius”, est relié aux autres par tout un réseau d’appartenances et de références extrêmement complexe et souvent plus ou moins conscient. Ce réseau constitue sa transversalité que le journal institutionnel éclaire dans sa composante principalement économico-fonctionnelle. Il me semble, par contre, que sa composante plus imaginaire est laissée un peu de côté dans le journal institutionnel, ou repérée seulement dans sa structure sociologique. Sans nier cet aspect, le journal d’itinérance fait la part plus belle à la fonction poétique, proprement créatrice, de l’imaginaire lié à la transversalité.
Le journal d’itinérance peut également se comparer à un journal de recherche (cf. R. Lourau) [14] lui-même d’ailleurs affilié au carnet de route ethnologique. Le journal de recherche est tenu par les étudiants apprentis-chercheurs pendant le cours de leur thèse de troisième cycle. Il leur permet de mieux comprendre l’”échafaudage” de leur recherche en situant les éléments dans leur quotidienneté. Trois moments sont à distinguer dans le journal d’itinérance :
– le journal brouillon: il se compose de toutes sortes de notations, de dessins, de poèmes, de parties théoriques, de références affectives, pris au jour le jour, en vrac. Il est destiné au sujet lui-même et non aux autres.
– le journal élaboré : c’est le moment de la construction intellectuelle, à partir du journal brouillon. Le sujet écrit à partir d’une thématique qui lui parle mais qui peut parler également aux membres du groupe en recherche-action. L’élaboration intellectuelle s’amplifie de références issues de lectures diverses, d’expériences significatives. C’est une sorte de théorisation de la pratique.
– le journal commenté : c’est le moment de l’altérité, du risque de la confrontation. La partie précédente est donnée à lire aux membres du groupe (le chercheur collectif) et chacun peut faire un commentaire en fonction de la finalité de la recherche commune. L’ensemble de ces commentaires sont réintégrés en spirale, dans le journal brouillon.
Le processus continue tant que continue la recherche-action.
Le JEA comme spécificité
Le Journal d’Education Active (JEA) est considéré dans sa spécificité, même s’il emprunte aux autres catégories de journal, notamment au journal d’itinérance. C’est une journal centré sur le sens de l’éducation tout le long de la vie, avec une réflexion approfondie sur le mot “éducation”. C’est un journal écrit par un seul sujet, d’abord pour lui-même, secondairement pour autrui, dans une perspective d’autoformation existentielle. C’est un journal écrit au jour le jour, chronologique. Il relate les événements, les faits, les pratiques, les pensées, les images de la quotidienneté. C’est un journal ouvert au maximum aux différentes entrées correspondant aux dimensions multiples de la personne (affective, intellectuelle, corporelle, artistique, manuelle, etc). C’est un journal qui s’interrompt, parfois, pour laisser la place à une élaboration plus théorique, en liaison avec la vie quotidienne (cette partie sera écrite en italique). C’est un journal qui tente de voir le négatif et le positif, la potentialisation et l’actualisation de toute pratique d’existence. C’est un journal qui n’exclut pas le “retentissement poétique”, l’aphorisme qui donne à voir. C’est un journal qui reflète un style et un effort d’écriture. C’est un journal qui peut être illustré par des iconographies choisies, agrémentant la lecture, sans la couler dans l’insignifiance. C’est un écrit qui n’est ni un “roman”, ni un “essai”, ni un “journal” au sens classique, ni un texte “académique”, ni un “poème”, ni une bande dessinée, ni un simple et bref commentaire de peintures ou de dessins, mais qui peut être, fragmentairement, tout cela aussi.
Le JEA et approfondissement philosophique
Le JEA reprend à son compte la relation entre Profondeur-Reliance-Gravité. Il en examine les modalités dans la vie quotidienne du chercheur de sens en éducation tout le long de la vie.