2007, par René Barbier
Ce besoin ne peut être compris que dans son rapport à la question du sacré. Mais ce dernier terme mérite qu’on s’y arrête et qu’on le définisse par rapport à trois autres termes : Religion, sacré et sagesse.
Religion, spiritualité, sagesse, sacré
J’ai pu constater durant différentes recherches que beaucoup de personnes utilisaient les différents termes de religion, spiritualité, sagesse ou sacré, en les confondant assez largement. Ces termes sont difficiles à problématiser et à définir. Tentons quand même de les préciser.
Dans cette première approche, encore assez approximative :
Laissons la “religion” dans la sphère explicité de l’institutionnel, de l’établi organisé, des croyances affirmées, de l’universel proclamé, du repérable, et, en fin de compte, de “l’emprise” par l’institué pour certains ou du “conditionnement” objectif pour d’autres. Elle débouche sur une “relecture” actualisée des textes dits sacrés (re-ligere) ou sur un sens d’une reliaison (re-ligare) avec un esprit transcendant.
Parlons de “spiritualité” lorsqu’il s’agit d’entrer dans une dimension plus particulière où l’expérience individuelle bouleversante (mystique) est concernée, par un processus de “saisissement” d’un autre niveau de réalité que celui purement apparent, en s’ouvrant souvent sur l’instituant par rapport à l’universel.
Utilisons le mot “sagesse” lorsque nous abordons une dimension dans laquelle le “discernement”, une forme de compréhension subtile de la complexité des niveaux de réalité et de leurs interactions (reliance), devient plus évidente pour la personne singulière dotée d’expériences multiples et réfléchies. Elle réalise dans son existence une dialogique constructive (institutionnalisation) des deux autres dimensions dans un dépassement permanent, en fonction des situations concrètes rencontrées.
Le “sacré” est au coeur de ces différentes acceptions et les réunit en relations et en proportions variables dans un champ symbolique, souvent à dimension poétique. C’est une finalité intuitive animant l’être humain, élément de la structure de la conscience plus que moment dans l’histoire de celle-ci (M. Eliade), inscrit au coeur du monde et le faisant participer à son dynamisme intrinsèque, selon des registres parfois du fascinans (sidération), parfois de l’ordre du “tremundum” (tremblement) en suivant Rudoph Otto, qui peuvent être considérées, par certains, comme des effets d’une transcendance reconnue et par d’autres, simplement, comme une donnée manifestant l’énergie formative du monde.
Place du besoin de reconnaissance
Ce besoin est en relation radicale avec trois autres besoins :
- le besoin de croire
- le besoin de connaître
- le besoin de savoir
Le schéma précédent devient alors, plus schématiquement :
Le besoin de croire
Trop souvent, soit complètement hypostasié comme étant la seule source de reconnaissance de l’être humain (sans Dieu, plus rien n’a de valeur), soit purement et simplement invalidé au nom d’une rationalité toute puissante, le besoin de croire est radical chez l’être humain. Mircea Eliade en a parlé sous l’angle de ce qu’il nomme l’homo religiosus. Pour lui le sacré est un élément déterminant de la structure de la conscience et non un épiphénomène complètement influencé par les rapports sociaux.
Raimon Panikkar a parlé de la valeur du sanctum et de la figure du moine comme archétype de la vie psychologique profonde. Mais, dernièrement, c’est sans doute Julia Kristeva qui va le plus loin dans la reconnaissance de ce besoin de croire (2007, Cet incroyable besoin de croire, Bayard, 188 p.).
Ce besoin penche soit du côté de la vie mystique et de la foi comme expérience humaine en relation avec une confiance fondamentale dans une transcendance, soit du côté de la religion plus proche d’un désir de pouvoir et d’une organisation rationnelle de la vie spirituelle. Il est fortement mis en avant dans la tradition biblique, judéo-chrétienne et islamique.
Le besoin de connaissance
Au besoin de croire, le poète Claude Roy, fortement influencé par sa connaissance de la pensée chinoise, demande que l’individu s’en délivre au profit d’une connaissance personnelle, en liaison avec la poésie. On sait que Octavio Paz ira dans le même sens en valorisant la démarche poétique dans la connaissance de soi. Ces orientations me semblent très proches de la sagesse chinoise traditionnelle, notamment dans son courant taoïste. Le poète François Cheng, aujourd’hui, en France, peut être la figure paradigmatique de cette vision du monde.
Il s’agit bien là de faire l’expérience personnelle d’un rapport à la vie de l’esprit, mais complètement relié à la nature et au cosmos. Ce besoin de ressourcement permanent et personnalisé dans la nature est une constante de la vie spirituelle, même laïcisée.
Le besoin de savoir
Ce besoin d’expliquer et de comprendre, de donner une intelligibilité au monde, en passant par les ressources intellectuelles disponibles dans la culture de son temps, est, sans doute, également une constante de la vie humaine. C’est, par excellence, la voie de la philosophie occidentale, notamment celle qui s’est durablement installée jusqu’au XXe siècle avec sa croyance dans la valeur de l’élaboration des grands systèmes d’interprétation. La post-modernité, avec son déconstructivisme des grandes garants métasociaux, l’a quelque peu assoupli. Mais le besoin demeure et va chercher partout où il le peut, les moyens de sa réalisation.
La science lui a depuis longtemps fourni ces moyens. Il fut un temps où la science devenue une idole du progrès, a voulu remplacer le divin et la croyance. Même chez Freud, nous rencontrons encore cet espoir. Aujourd’hui la tendance est à plus de modestie. Mais nous voyons encore trop souvent ce besoin de savoir transformé en nouvelle idole d’une rationalité morbide, dans la mesure où il se durcit en idéologie déniant toute réalité manifeste.
Si le besoin de savoir s’approche de trop près de la religion, nous tombons dans la théologie, voire dans le scientisme le plus étroit. S’il va du côté de la sagesse, il prend volontiers les couleurs de l’interprétation généralisante d’une philosophie totale, mais souvent sans guère de rapports avec la vie concrète de la personne.
Le besoin de reconnaissance est au carrefour de ces trois besoins et en opère une sorte de perlaboration à la fois expérientielle et intellectuelle. Par ce biais, la personne demande à son entourage, à la société, de lui reconnaître le droit à la complexité et à l’inachèvement. Elle insiste sur la vie humaine comme processus et comme coconstruction de regards interprétatifs, mais sans nier la singularité de chacun, sa radicalité parfois très dérangeante pour le sens commun, fut-il charpenté par la « science ».