C’est à partir d’une étude de l’école que Bourdieu et Passeron élaborent une théorie de la violence symbolique (1)
1992 par René Barbier
Approches de la violence symbolique
Ce qu’elle n’est pas : un simple endoctrinement. L’une des caractéristiques essentielles du rapport pédagogique est qu’il “neutralise” le contenu de ce qui est enseigné. La notion doit être pensée à partir de celle de “reproduction sociale”. L’école remplit plutôt une fonction d’endoctrinement, une fonction idéologique de légitimation de l’ordre établi, une fonction de “maintien de l’ordre”, de conservation de la structure des rapports de classes, à partir de l’autonomie relative même du système d’enseignement.
Cette “autonomie relative” est autorisée par la création d’un corps de spécialistes professionnels prétendant au monopole de la fonction enseignante et le réalisant aussi bien en fait qu’en droit. C’est par la constitution d’intérêts relativement autonomes de ce corps de spécialistes que se structure un système d’enseignement relativement autonome.
La petite bourgeoisie est prédisposée par sa double opposition aux classes populaires et aux classes bourgeoises, à servir le maintien de l’ordre moral, culturel et politique, et par là ceux que sert cet ordre. Parce qu’il est autonome relativement, il suffit au système d’enseignement d’obéir à ses règles propres pour servir en fait les intérêts des classes dominantes tout en cachant qu’il le fait, les renforçant d’autant plus qu’il accrédite l’idée de son autonomie absolue. L’école donne à croire qu’elle ne sanctionne que des aptitudes individuelles alors qu’en réalité elle reproduit et renforce surtout des inégalités sociales. Ainsi l’école persuade les classes qu’elle exclut de la légitimité de leur exclusion pour cause d’indignité.
Définition de la violence symbolique
On appelle pouvoir de violence symbolique “tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force” (2).
C’est une “violence“: elle se traduit donc par une imposition, un pouvoir sur des destinataires. C’est une violence “symbolique“: ce qui est imposé, ce sont des significations, des rapports de sens. C’est une violence symbolique “arbitraire“: d’une part à cause du fait qu’elle contribue à renforcer l’inégalité sociale et culturelle entre les classes, en privilégiant une classe au détriment des autres. D’autre part parce qu’elle n’est fondée sur aucun principe biologique, philosophique ou autres qui transcenderait les intérêts individuels ou de classes sociales. C’est une violence symbolique culturel “légitime“dans la mesure où elle apparaît, par une opération de méconnaissance instituée, comme “destinée” à certains à l’exclusion d’autres et comme ayant une valeur reconnue par tous.
Habitus
Le concept d’habitus est un des concepts majeurs de la sociologie de P. Bourdieu. Depuis les années 1970 (La reproduction écrite avec J.C. Passeron), Bourdieu a quelque peu assoupli le déterminisme inhérent à sa conceptualisation de l’habitus, sans toutefois, en modifier fondamentalement la nature.
L’agent social pour Bourdieu, agit parce qu’il est agi, sans le savoir, par un système d’habitus, c’est-à-dire un système de dispositions à agir, percevoir, sentir et penser d’une certaine façon, intériorisées et incorporées par les individus au cours de leur histoire. Cet habitus se manifeste par le “sens pratique”, c’est-à-dire l’aptitude à se mouvoir, à agir et à s’orienter selon la position occupée dans l’espace social et selon la logique propre au champ et à la situation dans lesquels on est impliqué. Tout cela se fait sans recours à la réflexion consciente, grâce aux dispositions acquises fonctionnant comme des automatismes.
Caractéristiques de l’habitus
L’habitus est le produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des conditionnements mais en lui faisant subir une transformation : “c’est une espèce de machine transformatrice qui fait que nous “reproduisons” les conditions sociales de notre propre production, mais d’une façon relativement imprévisible, d’une façon telle qu’on ne peut pas passer simplement et mécaniquement de la connaissance des conditions de production à la connaissance des produits(3).”
L’habitus a pour caractéristique d’être”durable“, “transposable” et “exhaustif” : durable en tant que structure structurée de l’habitus produit des effets structurants à long terme dans les actes, les pensées, les sentiments et les perceptions du sujet. Transposable au sens où l’habitus va agir dans toute structure sociale qui présente une certaine homologie avec les structures originaires qui ont conduit à la formation inconsciente de l’habitus. Exhaustif dans la mesure où l’habitus ne saurait laisser un résidu qui n’entrerait pas dans sa logique interne.
Si l’habitus peut s’ajuster aux situations rencontrées,” les ajustements qui sont sans cesse imposés par les nécessités de l’adaptation à des situations nouvelles et imprévues, peuvent déterminer des transformations durables de l’habitus, mais qui demeurent dans certaines limites : entre autres raisons parce que l’habitus définit la perception de la situation qui le détermine (4)”
Caractère non-conscient de l’habitus
Le caractère non-conscient de l’habitus est un des traits fondamentaux du concept. Ce système de dispositions agit comme principe générateur et organisateur de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre. De ce fait, les pratiques et les représentations sont objectivement “réglées” et “régulières” sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles,et, étant tout cela, collectivement orchestrées ” sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre (5)”. A travers l’habitus, la structure dont il est le produit gouverne la pratique, sans déterminisme absolu, mais au travers des contraintes et des limites originairement assignées à ses inventions.
L’habitus individuel ne se réduit pas à l’habitus de de la classe sociale à laquelle appartient (ou a appartenu) le sujet, sans toutefois pouvoir y échapper dans la mesure où tout membre d’une même classe sociale a des chances plus grandes que n’importe quel autre membre d’une autre classe sociale, de s’être trouvé affronté aux situations les plus fréquentes pour les membres de sa classe. “Chaque système de dispositions individuel est une variante structurale des autres, où s’exprime la singularité de la position à l’intérieur de la classe et de la trajectoire. Le style “personnel” c’est-à-dire cette marque particulière que portent tous les produits d’un même habitus, pratiques ou oeuvres, n’est jamais qu’un “écart” par rapport au “style” propre à une époque ou à une classe (6).”
Fonctionnement de l’habitus
De par son fonctionnement même l’habitus tend à se mettre à l’abri des critiques et des remises en question en s’assurant un “milieu” auquel il est aussi pré-adapté que possible, c’est-à-dire un univers relativement constant de situations propres à renforcer ses dispositions en offrant le marché le plus favorable à ses produits. D’où des stratégies d’évitement de conflits et de contradictions qui fonctionnent selon une logique tout à fait inconsciente.
Tout déplacement dans un champ social provoque l’habitus de l’agent et l’oblige à réagir. Cette réaction liée directement au fonctionnement de son habitus, entraîne soit “l’aisance” (qualité de domination sociale), soit “la gène” (qualité dominée) et se double d’une opposition secondaire entre “la prétention” et “la modestie”. La “prétention” est le mode d’être des agents qui veulent passer coûte que coûte, dans un champ social dont ils n’ont pas le “sens pratique” du fait d’un habitus de classe inapproprié. C’est un des traits caractéristiques du “petit-bourgeois”qui semble ainsi étroit, étriqué, emprunté dans des situations sociales où le “bourgeois” d’origine se trouve à son aise, distingué, ample d’esprit et de geste. ” Tout prédispose le petit-bourgeois à entrer dans la lutte de la prétention et de la distinction, cette forme de la lutte des classes quotidienne d’où il sort nécessairement vaincu, et sans recours, puisqu’en s’y engageant il a reconnu la légitimité du jeu et la valeur de l’enjeu. (7)”
La “modestie” caractérise une gêne acceptée par une louable modération dans l’appréciation de son propre mérite, en fonction d’une référence à l’aisance de ceux qui possèdent le capital culturel propre au champ social en question. Ainsi le “prolétaire” dans un milieu bourgeois se veut “modeste”, et se sent plutôt “gauche”, maladroit, timide, embarrassé, “géné”. Par contre les classes populaires vont développer, en leur sein, un “franc parler”, et une solidité virile propres à leur habitus de classe. La virilité prônée comme valeur de classe ne s’explique que par le fait que la classe ouvrière n’est riche que de sa force de travail et ne peut rien opposer aux autres classes, en dehors du retrait de cette force, que sa force de combat qui dépend de la force et du courage physiques de ses membres et aussi de leur nombre, c’est-à-dire de leur conscience et de leur solidarité.
Notes
1) Bourdieu P., Passeron J.C., 1970, La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Les éditions de Minuit
2) Bourdieu P., 1972, Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Droz, p.18
3) Bourdieu P., 1981, Questions de sociologie, Paris, Les éditions de Minuit, p.134
4) Bourdieu P. ibidem, p.135
5) Bourdieu P., 1980, Le sens pratique, Paris,Les éditions de Minuit, p.88
6) Bourdieu P., 1980, Le sens pratique, p.100
7) Bourdieu P., 1974, Revue française de sociologie XV, N°1, janvier-mars, p.26