La pensée en éducation

2002 par René Barbier

On ne peut bien écrire qu’en allant vers l’inconnu – et non pour le connaître, mais pour l’aimer.

Christian BOBin (Eloge du rien)

(publié en partie sous le titre “Lire, écrire, parler : comment co-construire le savoir avec les stagiaires en formation d’adultes”, pages 85-90, in Écriture et formation, revue Pratiques de formation/Analyses, Université Paris 8, Formation Permanente, n°44, octobre 2002)

Que demande-t-on aux étudiants dans nos cours et séminaires ? Quel est notre degré d’exigence quant au rapport au savoir ? Comment concilie-t-on savoir (en liaison avec l’hétéroformation) et la connaissance (en liaison avec l’autoformation) ? Pour ma part, les étudiants le savent : je demande l’impossible… J’ai toujours pensé, avec Nietzsche, que l’homme est un être fait pour être dépassé… et, avec Saint-François d’Assise, qu’il vaut mieux comprendre qu’être compris ; aimer qu’être aimé. Placer la barre le plus haut possible, un cran au-dessus de ce que tout le monde attend. Respecter l’étudiant ensuite dans le travail réalisé. Faire soutenir une maîtrise suivant un rituel correspondant à ce respect du travail rendu, a fortiori un DEA ou un doctorat. Repenser la fonction symbolique des rites de passage laïcisés, à la lumière des sagesses d’autres civilisations. Mais, en même temps, évaluer le travail d’une manière singulière. Le “dépassement” dont j’ai parlé doit être toujours personnalisé.

Chaque étudiant est pris dans son contexte, dans son histoire sociale, dans sa psychologie, dans son effort particulier pour aller au-delà de soi-même. Donc refuser toute comparaison. L’esprit de comparaison est la momie de l’éducation et la notation, son sarcophage incolore. Les “traditionnaires” (D. Hameline) de l’institution éducative nous ont obligés à rétablir la notation à Paris 8, aidés par les étudiants encasernés dans leur habitus scolaire. Essayons, malgré tout, de donner à voir aux étudiants, ce que signifie, pour nous, faire “écrire, lire et réfléchir”. Il faut replacer la discussion dans un modèle d’interprétation.

Le Réel

Tout est à situer dans le Réel. Mais, à ce niveau plus que jamais, nous sommes dans une représentation très personnelle et nécessairement philosophique. Personne ne peut dire vraiment ce qu’est le “réel”. Simplement, il est là. On le sait parce qu’on se cogne dessus, parce qu’il éclate de partout. Pour ma part, le Réel est énergie-matière fondamentale. Il a toujours existé. Il est sans commencement ni fin. Il est la trame de tout ce qui existe sur le plan phénoménal. Soutenir qu’il est, ou non, Conscience spirituelle dotée d’une capacité d’amour infini est du ressort de la vie intérieure et de l’expérience intime de chacun. Sur ce dernier point, il faut mieux savoir se taire et refuser de sortir son artillerie d’idéologue bien pensant. Il s’exprime par un “Procès”, un processus de structuration, déstructuration, restructuration incessantes, de formes, figures, images… Nous sommes, évidemment, la trame même de ce “Procès”, jusqu’à nos plus intimes cellules de notre sang, nos plus secrètes pensées. En prendre conscience, c’est devenir sage, au moins dans l’esprit d’une philosophie non-dualiste (Krishnamurti). Cette conception du monde n’est pas sans analogie avec la pensée chinoise traditionnelle [1]. Toute théorie en sciences humaines est animée par une représentation philosophique du monde. Encore faut-il savoir l’énoncer. Elle détermine la structure même de la théorie. C’est ainsi que ma théorisation en psychosociologie clinique de l’éducation est influencée par cette conception philosophique [2].

1. Ecrire, lire et parler

Ecrire

Écrire, lire et parler font partie d’un même ensemble indissociable. Sans lui, la communication devient presque impossible. Une partie importante de l’oeuvre de l’éducateur psychologue Michel Lobrot [3] est consacrée à cette dimension de l’existence humaine. Les récentes recherches, venues d’Australie, sur la Communication Facilitée (C.F.) avec les autistes, nous révèlent l’indispensable activité de l’écriture, ici par ordinateur, pour accéder à leur monde d’une extraordinaire et tragique lucidité métaphorique [4]. La lecture du langage des signes, réinventée et réappropriée dans un état de confiance, ouvre également ce monde de souffrance des autistes vers une communication possible [5]. Je veux faire comprendre aux étudiants qu’écrire est le trait d’union entre soi et les autres, soi et l’univers, et, par là même, entre soi et la partie de soi-même la plus secrète, la plus reliée à l’ordre subtil du monde. Nous sommes des humains. Nous avons l’extrême chance de pouvoir écrire. Comment ne pas en profiter ? Écrire, c’est manier la langue. Se colleter avec le langage, dans une amitié conflictuelle dont nous parle si bien le philosophe Kostas Axelos. Écrire, c’est devenir styliste – dessiner une robe pour nos sentiments, architecte et maçon – construire la maison de nos pensées. L’écriture est l’art de bricoler avec la mort. C’est, comme l’écrit Christian Bobin, “la tombée de la foudre dans une encre” [6]. Écrire ne consiste donc pas à rabâcher, recracher le cours de l’enseignant ou les livres “de classe”. J’ai horreur des vomissures lettrées. L’acte d’écrire suppose une distanciation avec l’hétéroformation pour entrer dans une véritable autoformation. Je demande aux étudiants de devenir “auteurs”. De trouver leur style d’écriture. De prendre garde aux académismes. D’entrer dans ce qu’Isabelle Stengers nomme la qualité de “sujet récalcitrant”, nécessaire, en sciences humaines, pour faire une authentique recherche [7]. Jacques Ardoino parlerait de “négatricité”. Je ne cherche pas le moutonnage universitaire. Seul le cheval sauvage m’intéresse, même et surtout quand il galope avec les autres.

L’écriture en sciences humaines doit devenir plurielle, métissée. Le langage savant se veut inodore et sans saveur. “Impartial et neutre”, soi-disant. Sans la moindre ambiguïté. La structure du langage savant se distinguerait ainsi de celle du langage poétique selon les linguistes [8]. Je réclame, au contraire, un langage imagé, sans exclure le prosaïque, un langage sensible, sans méconnaître la logique.

Une charge de taureau et un vol d’hirondelle.

Une cathédrale de lumière et une chaumière ceinturée de vigne vierge.

Tout acte d’écriture consiste à tirer un feu d’artifice symbolique dans l’univers du sens.

Je n’aime pas les lignes droites.

Ce qui est trop rangé me désespère.

Ce qui ne tremble pas, n’est pas humain.

J’apprécie Feyerabend et sa théorie anarchiste de la connaissance. Connaissez-vous l’Américain Richard Brown [9] ?

Lire

On ne sait pas écrire si on ne veut rien lire. Les trop jeunes poètes sont souvent incultes en poésie. Ils ne connaissent que les poètes de Lagarde et Michard. Plus tard, ils apprennent à se confronter aux créateurs. A sortir de l’imitation. Ils lisent Plume, font le ménage dans leur texte. Ils deviennent vraiment des poètes. Que toute lecture se transforme en “lecturisation” active [10] ! Mais sans oublier ce que Patrick Berthier nomme “le deuxième apprentissage de la lecture” en critiquant Foucambert, c’est à dire une lecture d’approfondissement, de compréhension hors de toute mode, une lecture non superficielle ou purement informationnelle [11]. Il faudrait faire de même en Sciences de l’éducation. Lire et lire encore pour ne pas refaire du Bourdieu ou du Piaget. S’imprégner, d’une manière critique, d’une foultitude de théories et de regards sur le monde. Descendre dans les pratiques énoncées. Faire son marché du savoir dans les bibliothèques universitaires, certes, mais aussi chez les bouquinistes du quai de Seine. Partir à l’aventure de l’éducation, là où l’on n’attend surtout pas des chercheurs en pédagogie. Explorer toutes les régions de la connaissance, sans se limiter à “ce qu’il faut apprendre” pour être un bon cadre efficace de la mondialisation financière.

Aller vers le savoir comme on va vers la mer.
Contempler le désert dans la pluie.
Ouvrir le monde comme une mangue.
Savoir raconter son rêve.

Parler

J’écris et je lis pour pouvoir parler – te parler – à toi lecteur. L’écriture est comme le chat de Schrödinger. Elle est à la fois morte et vive. Seul le lecteur lui donne une existence, par son regard interprétatif, dans une sorte de “collapse du psi” lecteur. Mais n’oublions pas que le premier lecteur est toujours l’auteur. L’écriture lui révèle les continents de l’invisible dont il est le Prince d’un instant. Parfois le mot émerge, île volcanique de la page planche. Ailleurs la phrase devient houleuse et l’image, une mouette bousculée.
Toute écriture est une parole silencieuse qui implique un écoutant susceptible de répondre. J’aime que mes doctorants puissent exposer la synthèse de leurs travaux à mi-chemin, lors des journées d’études ouvertes à tous. Je leur rappelle l’importance de la disputatio dans la tradition occidentale ou orientale (Bouddhisme tibétain). Le Jury universitaire digne de ce nom ne cherche jamais à détruire mais à questionner ce qui résiste à toute logique et que l’impétrant n’a pas osé nommer.

Parler, c’est sortir du savoir bancaire. Communiquer ce que l’on a pu glaner pour l’échanger. Parfois contre un sourire. Souvent contre une nouvelle interrogation.
En éducation, qui doute, dîne.
Conserver son savoir, c’est faire avec les livres, comme l’élevage industriel avec les volailles. Les poulets aux hormones me donnent des boutons. Je les laisse à la culture de Mac Donald, de Coca-Cola et de Disney Land !
Dire son savoir, sans en faire une légion d’honneur : toute la question !
Les étudiants ont besoin d’air. Les étouffer sous les citations d’auteurs inconnus est le plus grand risque des universitaires. Mais masquer son savoir, pour un intellectuel, est une escroquerie. Faire partager et créer ensemble… un pari ?
L’humour est sans doute un remède. L’amour-amitié, la Philia, une nécessité.
Après la vigilance éthique de rigueur, prendre garde à l’hypocrisie des censeurs et au “politiquement correct”. Aux États-Unis, derrière chaque enseignant, derrière chaque médecin, se cache un avocat. Ne jamais oublier que dans un livre, comme chez un être vivant, il y a toujours une faille étoilée par où le sens se perd dans l’infini.

Parler pour me faire comprendre
Me faire comprendre pour susciter le questionnement
Susciter le questionnement pour devenir humain
Devenir humain pour trouver le sens de la vie.
Trouver le sens de la vie pour pouvoir la donner
Sinon, à quoi bon les sciences de l’homme et de la société ?

2. Réfléchir, agir et méditer

Réfléchir

Réfléchir résulte de l’ensemble dynamique et interactif : écrire, lire, parler. Toute réflexion est de l’ordre de l’uni-dualité. À la fois Une et complètement personnelle, mais en même temps reliée nécessairement à un autre qui implique la société tout entière. C’est la mère (avant le père) qui commence à faire réfléchir son petit enfant car, avec elle, l’univers des significations imaginaires sociales – la société – entre nécessairement et déclôture la monade psychique de “l’infans”, comme le pense Cornelius Castoriadis. Je demande aux étudiants, ainsi, de comprendre à quel point ils sont “seuls” et à quel point ils sont “solidaires” dans la réflexion. Je tente de créer des dispositifs par lesquels ils peuvent faire l’expérience collective de ce processus.

Agir

La vie est activité. Rien n’est immobile, pas même la mort. Dans un cadavre, que de turbulences ! Agir correspond à l’insertion de la personne humaine dans l’ordre de l’univers. Elle agit avec une intentionnalité. Mais sans méditation, l’intentionnalité devient vite instrumentale, le projet se fait programme. Toute la question consiste à passer de l’intention à l’attention et réciproquement, en spirale. Le sage oriental agit spontanément sans avoir l’intention d’agir, ce qui est incompréhensible pour le philosophe occidental.
L’éthique est à la base de l’agir. Est “éthique” tout ce qui va dans le sens de la vie, pris dans son acception de la Terre-Patrie (E. Morin). Ce qui exclut tous les intégrismes, les dogmatismes, les scientismes. Entre Hiroshima et les massacres d’hommes, de vieillards, de femmes et d’enfants en Algérie, c’est toujours la même logique du pire et de l’anti-vie.

Méditer

Réfléchir relève, en dernière instance, de la “pensée du fond” (Heidegger). Les savoirs n’ont de sens que s’ils ouvrent sur la connaissance de soi au sein du monde. C’est à ce moment que l’éthique jaillit au coeur de la réflexion. Penser ne signifie pas seulement raisonner, développer une logique aristotélicienne ou dialectique. Penser veut dire entrer dans l’intelligence du réel. Accroître son niveau d’autorisation noétique, c’est-à-dire son “mieux-être” en tant que personne humaine (Joëlle Macrez) [12].
Découvrir que dans la méditation, la “pensée de la non-pensée” (hishiryo comme disent les moines japonais), la pensée du fond est présente comme un bleu de lavandière éparpillé dans l’eau du ciel. Penser impose de comprendre comment les autres civilisations ont donné et donnent encore du sens, de l’intelligibilité et de la sensibilité, au monde rencontré. Penser revient donc à remettre en question l’occidentalisation du monde qui impose l’ère de la technologie planétaire dont parle Kostas Axelos avec profondeur [13].
Le penseur est une “personne” à part entière. Je définis la “personne” comme l’être humain intégré au cours du réel et chez qui il n’y a plus “personne” à nommer. C’est le citoyen du monde par excellence. Le contraire du fanatique nationaliste, de l’intellectuel imbu de son autorité. L’être de la Terre-Patrie prise dans le flux universel.
Penser, c’est connaître, toujours d’une façon relative, et tenter de porter cette connaissance dans l’ordre du savoir. Penser, c’est se savoir lucidement inachevé. “La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil” (René Char).
N’oublions jamais que l’inachèvement, c’est ce que l’on contemple à l’horizon : un incendie bleu de lavandes.

Méditer, au sens du laïc, est une activité de l’esprit qui fait partie du réel. Méditer ne veut pas dire réfléchir, penser, imaginer. Méditer n’implique aucune position particulière, ni assise, ni debout. Zen ou Yoga, prières chrétienne, hindoue ou musulmane, ne sont pas nécessaires (mais, parfois, ces conduites religieuses ont certaines conséquences dans l’ordre de la méditation). Il n’existe aucun “truc” pour méditer. Aucun dieu n’a besoin d’être invoqué ou révoqué. La méditation est la blancheur neigeuse de l’esprit. La cime du silence avant toutes les avalanches émotionnelles du quotidien. L’état de vacuité, de réceptivité totale à ce qui est. Une constante et sensible attention, sans effort. Une observation permanente à l’imprévu qui, sans cesse, émerge du réel.
Méditer est la non-intentionnalité en acte. Le fait de vivre, d’être, le “procès” dans sa simplicité la plus radicale. Un poète mexicain touché par l’Orient, Octavio Paz, avait bien vu que la poésie devenait la véritable et seule religion possible de notre temps. Une religion sans dieu, sans garants métasociaux, à travers laquelle s’exprime l’homme incertain et inachevé [14]. Parfois, dans cette voie abrupte, il arrive que l’on “comprenne” quelque chose de non-définissable… C’est ce que je nomme le “flash existentiel”.

Éduquer consiste en une médiation/défi entre les savoirs hétéronomes et la Connaissance toujours autonome. Éduquer est du domaine de l’entre-deux. Un trait d’union interactif qui, à la fois, dit l’un et le deux, le latent et le manifeste, la création et la finitude.

Bibliographie

[1] François Jullien, Procès ou création, Une introduction à la pensée des Lettrés chinois, Seuil, 1989
[2] René Barbier, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997
[3] Maria Antonia Santandreu Caldentey, Michel Lobrot, Une aventure humaine, Doctorat d’anthropologie, Université Paris 7, novembre 2002, 375 pages, direction Pr. Patrick Boumard, Université Rennes II,
[4] Anne-Marguerite Vexiau, Je choisis ta main pour parler, Robert Laffont, 1996
[5] Jean-Marie Vidal, “Dialoguer avec les autistes”, La Recherche, septembre 1997, p. 36-39
[6] Christian Bobin, La part manquante, Gallimard, 1996
[7] Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, La Découverte, 1996
[8] Jean Cohen, Structure du langage poétique, Flammarion, 1966
[9] Richard Brown, Clefs pour une poétique de la sociologie, Actes Sud, 1989
[10] Jean Foucambert, La manière d’être lecteur, Albin Michel, 1994 (1976)
[11] Patrick Berthier, Le deuxième apprentissage de la lecture, Anthropos, 1999
[12] Joëlle Macrez, L’autorisation noétique par quels chemins parvient-on à la réalisation de soi ? Doctorat en Sciences de l’éducation, mars 2002, Université Paris 8, S/dir R.Barbier, 635 p.
[13] Kostas Axelos, Ce questionnement, Editions de Minuit, 2001
[14] Paul-Henri Giraud, Octavio Paz. Vers la transparence, PUF, 2002, 303 p.