La mort de l’abbé Pierre ou l’essor du  « Principe Espérance »  

par René Barbier

Le 22 janvier au petit matin, Henri Grouès (1912-2007), dit l’Abbé Pierre est décédé, à l’âge de 94 ans. Il avait pris le nom d’Abbé Pierre dans la clandestinité, pendant la Seconde Guerre mondiale et la Résistance à laquelle il participa activement. Il est mort, il  « a pris ses grandes vacances », comme il le disait et le souhaitait, dans la sérénité, après avoir vécu une vie de justice et de charité qui fait honneur à tout chrétien.

Je ne suis pas, philosophiquement, un chrétien. Mais comme André Comte-Sponville, je reconnais et je tente de vivre, avec gratitude, les valeurs du christianisme qui vont dans le sens de la vie personnelle et communautaire.

Dans les jours qui vont suivre, beaucoup de monde va parler de l’abbé Pierre. Certains politiques tenteront de lisser leur image avec sa bonté. C’est le poète turc marxiste Nazim Hikmet qui, du fond de sa prison, affirmait : « Pour que la mort soit juste, il faut que la vie soit juste ». On en est loin aujourd’hui encore.

« Il avait un mot très fort, c’est l’insolence mesurée. Il voulait qu’on garde la capacité de s’indigner, qu’il fallait qu’on soit insolent, mais que cette insolence devait permettre d’avancer, avec des actions coup de poing pour que le sort des mal-logés ne tombe pas dans l’oubli, mais aussi dans le même temps des actions avec les pouvoirs publics pour avoir une réponse législative à ça », souligne Christophe Robert, de sa fondation.

Je veux insister, sur sa colère, la « juste colère » de l’abbé Pierre criée lors de l’hiver 1954, lorsqu’il ouvre son discours aux médias, le 1er février 1954 par un appel sur les antennes de Radio-Luxembourg :  « Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée cette nuit à 3 heures, sur le trottoir du boulevard de Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée… » Le mouvement des Compagnons d’Emmaüs va sortir de ce cri du prêtre et perdurer (plus d’une centaine en France aujourd’hui, plusieurs centaines dans une quarantaine de pays). En Inde le mouvement Emmaüs soutient, entre autres, les paysans sans terre ; à Madagascar, il aide les travailleurs sociaux qui œuvrent pour les enfants des rues. En 1984, il renouvelait son cri à la radio parce que rien, ou presque, n’avait été vraiment réglé, avec, en plus, l’arrivée des  « nouveaux pauvres », ceux qui avait tout perdu à la suite, d’un deuil ou d’un chômage.

De nos jours, à l’heure où un mouvement de lutte contre la misère vient de réussir l’impossible : dérouiller la fraternité et faire bouger les politiques conservateurs,  enfin, le droit au logement va faire l’objet d’une loi opposable à tous.

La colère de l’abbé Pierre est celle du « Principe Espérance » du philosophe Ernst Bloch. Non, tout n’est pas perdu, non il y a encore des centaines de milliers de personnes qui, à travers le monde, ne désespèrent pas de l’être humain et surtout, qui luttent avec acharnement pour une autre économie plus solidaire. L’abbé Pierre, même diminué, avait tenu, en janvier 2006, à se rendre à l’Assemblée nationale pour s’opposer aux députés qui voulaient vider de sa substance la loi obligeant plusieurs centaines de communes à construire du logement social sur leur territoire. Avec l’abbé Pierre, ces porteurs d’espérance contredisent, par leurs paroles et surtout par leurs actions, les incessants discours pessimistes de nos intellectuels parisiens d’une certaine postmodernité qui, sans parler de « racaille », en emploient le sens négatif dans leurs écrits journalistiques.

Ces intellectuels, on les trouve largement dans le monde de l’éducation. Ils pourfendent, à la suite d’Alain Finkielkraut, tous les pédagogues qui travaillent dans l’ombre, pour tenter de maintenir, malgré tout, une résilience cognitive auprès d’enfants et d’adolescents qui – eux – désespèrent de notre société.

En 2005, dans son livre Mon Dieu… pourquoi ?, rédigé avec Frédéric Lenoir, L’abbé Pierre reconnaît qu’il n’a pas refusé toute sa vie la sexualité alors qu’il était tenu par son vœu de chasteté. Aucune de ses relations n’a duré, car il était tiraillé entre son désir et son vœu de célibat. À ce sujet, il se prononce en faveur de l’ordination des hommes mariés et contre les positions des papes Jean-Paul II et Benoît XVI, l’ordination des hommes mariés étant autorisée par l’Église dans certains rites orientaux et chez les chrétiens protestants. Il se prononce également pour l’ordination des femmes.

Il ne s’oppose pas à l’homoparentalité, à condition que les enfants ne subissent aucun préjudice psychologique ou social. Par contre, il préfère substituer au mariage une  « alliance » homosexuelle. Car selon lui, le mariage homosexuel  « créerait un traumatisme et une déstabilisation sociale forte ».

Enfin, il soutient, avec un grand réalisme, et sans réserve, la promotion de l’usage du préservatif dans la lutte contre les maladies vénériennes et le SIDA.

L’abbé Pierre avait proposé ceci : « Sur ma tombe, à la place de fleurs et de couronnes, apportez-moi les listes de milliers de familles, de milliers de petits enfants auxquels vous aurez pu donner les clés d’un vrai logement. » Gageons qu’il sera entendu par tous ceux qui ont quelque pouvoir en la matière.