La marche intérieure

2017 par René Barbier

On parle toujours du marcheur qui va sur la montagne à la recherche d’un horizon. Mais que cherche-il vraiment quand il déroule son sentier comme un long ruban blanc ? À bien considérer le fait, ne trouve-t-on pas mille sentiers à l’intérieur de nous-mêmes ? 

Marcher dans sa tête

Roger-Pol Droit nous parle de la marche dans la tête dans son dernier livre (Comment marchent les philosophes ?, ed. Paulsen, 2017) en examinant plusieurs philosophes anciens et modernes.
Il soutient que la marche est primordiale pour définir l’humain dans l’évolution des espèces. L’homme n’est-il pas avant tout Homo Erectus – l’animal debout – et Homo Ambulans – le marcheur – avant d’être Homo Sapiens, Loquens (l’être parlant) ou Faber (le travailleur) ? L’humain marche debout sur ses deux jambes, c’est ce qui nous caractérise parmi toutes les espèces. Les grands singes y parviennent un peu, mais pas de façon continue et permanente.

Mais cette marche humaine nous oblige à vivre un déséquilibre permanent. Aristote en parlait déjà en son temps. Pour marcher, il faut s’incliner vers l’avant, comme l’Homme qui marche de Giacometti, avec le risque de la chute toujours possible. Pour Roger-Pol droit, la démonstration pas à pas, ce sont des indices de cet ancrage immémorial de la pensée dans le corporel, dans le processus de la marche physique. Il n’y a pas de théorie pure. On marche dans sa tête quand on réfléchit, et peut-être, d’une autre façon, avant même de réfléchir.

Vers quoi et où se dirige le marcheur intérieur ?

La marche intérieure n’est-elle pas celle qui invente son chemin pour à la fin, le dissoudre dans un non-chemin ? Que nous apprend Bouddha, représenté la plupart du temps assis ? Bouddha a  parcouru des centaines de kilomètres à pied, pour prêcher, dans la moyenne vallée du Gange. Ce qui évoque le mieux la marche, non pas physique mais spirituelle, est dans le bouddhisme la « voie du milieu » qui n’est pas la « juste mesure » à la manière d’Aristote, une façon de se tenir immobile à égale distance des opposés. Dans sa version élaborée, le bouddhisme nous propose de mettre à l’écart tour à tour toute affirmation et toute négation, dire non à la thèse et à l’antithèse, pour cheminer dans le vide central, la vacuité.

Bouddhisme et pensée dans la marche intérieure

Mais, en vérité, je ne suis pas certain que la comparaison entre la marche intérieure du bouddhisme et la démarche de pensée soit pertinente. L’attitude du Bouddha, dans l’exemple de Roger Pol Droit, me semble un peu déviée et infléchie du côté de la primauté de la pensée philosophique. Le méditants expérimentés parlent en général d’autre chose et se gardent de donner la primauté au mental. La pensée n’est pas la méditation sans objet du bouddhisme chan ou zen. Elle est peut-être la méditation « silencieuse » des philosophes mais pas la méditation « silenciaire » des grands méditants contemplatifs, comme nous l’indique Nicolas Go (L’art de la joie : essai sur la sagesse, Buchet-Chastel, 2004).

La marche intérieure est la quête de la vérité silenciaire. La vérité ne se trouve-t-elle pas entre cristal et fumée ? Sous cet angle le sage est un marcheur au coeur de lui-même. Mais c’est un marcheur dans l’immobile. Il laisse les paysages filer comme des couleuvres autour de lui. Son chemin est un tapis qui se déroule sous ses pieds. C’est qu’il ne cherche pas à entendre mais à écouter.

Ecouter n’est pas entendre

Entendre vient toujours de l’extérieur à soi-même. Écouter monte de soi-même vers l’ailleurs. Ce que l’on entend on ne l’écoute pas vraiment. Ce que l’on écoute vraiment on ne l’entend pas. Entendre relève de l’entendement. Il s’agit toujours d’une reconstruction mentale de la perception directe. J’entends au loin une explosion, mais j’écoute ici battre mon cœur. Il se peut que si vous me parliez clairement, je vous dise : « je vous entends bien ». Mais si je suis un fin psychologue, je vous dirai « parler je vous écoute ».
Votre parole se fond en moi-même pour trouver son écho enrobé de silence. Mon écoute flottante laisse votre parole se dissoudre en moi-même comme un galet de sel dans l’océan. Parfois une parole jaillira de ma bouche comme un frère jumeau à la vôtre. Vous la reconnaîtrez, miroir au sein de votre conscience. Dans le cas contraire, j’aurais mieux fait de me taire.

La marche intérieure assume d’abord la nature de la marche habituelle

Celle-ci consiste à prendre le risque d’un déséquilibre pour pouvoir se déplacer, aller d’un endroit à un autre, signe d’un désir de mouvance et d’existence. Marcher consiste à sortir d’une stabilité relative mais assurée, sur nos deux pieds. Le premier pas de l’enfant, toujours hésitant et prudent, le fait entrer dans l’ordre du vivant. Il lève la jambe droite, perd sa stabilité d’origine, repose son pied et retrouve son assise. Puis aussitôt il lève sa jambe gauche, perd son équilibre l’espace d’un instant et repose son pieds gauche pour retrouver sa stabilité. Et ainsi de suite, jusqu’au moment où il tombe sur ses couches. Quel bel exemple de la philosophie existentielle de la marche intérieure.

Méditation et marche intérieure

Elle commence toujours par une reconnaissance de la stabilité, de l’immobilité, qui rassure. Elle permet de voir ce qu’il y a à voir, à comprendre, à se diriger. Dans l’immobilité, on prend une décision.
Celle de marcher. C’est donc le temps de la méditation sans objet. L’immobilité intérieure précède l’élan. La décision qui commande le mouvement se joue avant même d’en prendre conscience comme nous le confirment les neurosciences du cerveau aujourd’hui. Tôt ou tard, le marcheur s’arrête et reprend son souffle, s’assure d’une stabilité relative mais assurée. C’est pareil dans le processus de marche intérieure. Il faut avoir pu marcher pour pouvoir s’arrêter. Avoir vécu dans le chaos de l’univers pour le contempler dans son mystère. L’existence du marcheur précède-t-elle l’essence de son être au monde, à moins que cela soit l’inverse ? Ou les deux en même temps ?
J’existe parce que je marche mais je marche parce que en moi quelque chose, un « je-ne-sais-quoi », et un « presque rien » (Vladimir Jankélévitch) a décidé de mon élan, avant toute conscience.
C’est dans la stabilité tranquille de la méditation que ce « je-ne-sais-quoi » fait son lit, dans toute action, fût-elle extérieure et physique ou intérieure et mentale.

Au bout de la marche intérieure : le non-chemin

Le marcheur en intériorité semble parcourir un chemin, mais comme dit Krishnamurti « la vérité n’a pas de chemin ». Alexandre Jollien parti en Corée du Sud pour rencontrer son maître spirituel, un moine chrétien et zen, pense aller quelque part. Il s’aperçoit vite de son erreur. Il ne s’agit pas d’un chemin à découvrir mais d’une découverte de ce qui est et devient déjà là, à chaque instant, dans toutes les activités de la vie quotidienne, dans toutes les pensées et images que l’on propose au monde.
La porte de la spiritualité est ouverte ou fermée de l’intérieur. La clé n’a jamais été perdue. Elle reste cachée dans le lourd trousseau des clés de citations empruntées aux religions multiples inventées par les êtres humains. La trouver, c’est déposer le reste dans le tiroir de la mémoire et laisser en plan le maître serrurier : le soi-disant maître spirituel extérieur à soi-même. Le maître spirituel est là simplement pour vous faire comprendre que vous n’avez pas encore trouvé la bonne clé. A vous de continuer le travail.
A la fin, le marcheur n’est plus sur un chemin car il est le chemin. Ce dernier n’est pas un chemin mais un flux qui dépasse toute contingence, toutes définitions, toutes délimitations, tout espace-temps.Un flux pour rien et de rien. René Char affirme « l’imaginaire n’est pas pur, il ne fait qu’aller ».
Le marcheur intérieur ne fait qu’aller « sans pourquoi » comme le voulait Angelius Silesius. Il ne va nulle part et ne trouve rien. Il ne recherche plus rien non plus et se laisse emporté par le flux. Il laisse de côté son moi délibérateur conditionné. Il entre dans l’émerveillement de la surprise existentielle. Il devient ainsi une « personne » : un individu qui fait tellement partie du flux du monde universel qu’il n’y a plus « personne » à nommer.