La Grande Fatigue

Par René Barbier

Il m’a fallu atteindre un âge avancé pour reconnaître la nature de la Grande Fatigue. Je l’avais en réserve, et en texte implicite, au bout des doigts, comme un ludion qui venait et repartait sans jamais arriver à la conscience. C’est sans doute à ce moment-là seulement que j’ai atteint la pleine compréhension de ce qu’est un être humain, dans sa détresse la plus vertigineuse et la plus secrète.

C’est en allant rendre visite à mon vieux maître, écrasé par les ans et soucieux à l’extrême, que je l’ai vue s’enfoncer dans son visage, obscurcir son regard. Elle m’a frappé en plein cœur.

Jusqu’à une époque récente, j’étais trop habité par la vie dont les feux d’artifices n’éclairent pas les ombres enfouies dans le silence des êtres. La Grande Fatigue passait à côté de moi sans m’atteindre. Elle m’ignorait, attendant son heure. Pourtant, j’avais lu les sociologues qui parlent de “la fatigue d’être soi” de la modernité accablante ou les thanatologues qui dessinent les contours ultimes du mourir. Je connaissais des psychanalystes tellement adossés à leur pulsion de mort qu’ils en perdaient le sourire. J’aurais dû avoir la puce à l’oreille. Non, rien ! J’étais ancré dans la certitude du vivre malgré la fin de toute chose, de tout être. J’ignorais le sens radical de la Grande Fatigue.

Elle n’est en rien de l’ordre de la fatigue bienheureuse. Celle qui descend dans le corps sportif après une longue marche en montagne ou suite à une course à vélo dans une plaine ensoleillée. Pas même celle qui surprend le travailleur manuel par un sommeil impromptu.

La Grande Fatigue, c’est la fatigue “autre”. Elle arrive en silence et installe ses nuits fauves sans crier gare, la Carnassière ! Elle pénètre dans le corps par tous les os, par tous les muscles, par les plus fines extrémités de la peau. Elle vous assomme en plein jour, sur votre fauteuil, alors que des enfants jouent gaiement à côté de vous.

La Grande Fatigue vous entraîne dans l’inappétence du vivre. C’est un néant à portée de la main. Mais un néant sans aucun soleil intime. Un rien de néant et un néant de rien. Toute parole est dérisoire face à la Grande Fatigue. Elle ne connaît aucune consolation. Elle a dilué le désir dans l’indifférence la plus totale. Éros y brise ses ailes. La beauté ne l’émeut plus. Le mouvement et le chant glissent sur Elle comme sur un glacier. Elle n’a envie de rien, pas même de cette ultime révolte contre le mal étouffant qui a conduit Gilles Deleuze à se jeter par la fenêtre, pour en finir une fois pour toutes.

Les grands vieillards de notre société la connaissent, souvent en permanence. Parfois des jeunes gens la portent en bandoulière avant l’heure, fruit d’une éducation sans suffisamment d’amour et de tendresse. Peut-être l’ai-je méconnue chez la personne aimée qui m’est la plus proche, ébloui mais aveuglé que j’étais par les milliers de naissance qui surgissent dans tout instant ?

La Grande Fatigue est contagieuse. Ne vous approchez pas de trop près, elle vous rongerait comme une lèpre. Si vous la sentez ramper près de votre âme, ne faites rien, contemplez-la et laissez-la passer près de vous comme un grand nuage incolore, sans lui faire un nid douillet dans votre mémoire.

Allez plutôt vite vous laver à la source vive, soit en méditant sur les admirables paroles des sages d’Asie [1], soit en vous plongeant dans le merveilleux sourire d’un nouveau-né soudainement endormi.


[1] dans ce remarquable recueil de 365 pensées illustrées de magnifiques photographies de Danielle et Olivier Föllmi, Eveils, 365 pensées de sages d’Asie, Annecy, Editions de la Martinière, 2007.