Krishnamurti et Carl Rogers : Le sens de l’éducation

par René Barbier et André de Peretti (1916-2017)

  1. Krishnamurti et le sens de l’éducation (partie René Barbier)

J’ai connaissance de l’oeuvre de Jiddu Krishnamurti depuis déjà trente ans. Je crois avoir lu toute son oeuvre en français. Sa perspective de vie m’a grandement servi dans les moments tragiques de mon existence, lorsque le vie et la mort sont en jeu. J’ai eu le sentiment d’une reconnaissance fondamentale dès que je l’ai lu pour la première fois. Plus tard, des insights révélateurs m’ont éclairé à plusieurs reprises. Je pense posséder un habitus personnel en connivence avec ce que propose Krishnamurti. C’est la raison pour laquelle, plus que jamais, je me dois d’exercer un doute méthodique face à sa vision du monde.

De toute façon, tout ce que je pourrai dire de l’oeuvre ou de la vie de Krishnamurti est de ma seule responsabilité. Krishnamurti n’a jamais proposé à personne d’être son interprète.

Krishnamurti, comme Carl Rogers, deviennent compréhensibles lorsque qu’on les aborde sous l’angle du sens de l’éducation (Barbier, 1991, Ramont, 1997, Favre 1997, Macrez 1997)

Qui est Krishnamurti ?

Examinons son histoire de vie, non dans ce qu’il soutient mystérieusement (son non- condionnement radical), mais sous un regard plus sociologique, à partir de sa biographie établie par Mary Lutyens (1982, 1984, 1989, 1993).

Né le 12 mai 1895 (calendrier occidental), Krishnamurti appartient à une famille brahmine modeste de dix enfants. Son nom patronymique est Jiddu. Huitième enfant, il est nommé Krishnamurti en souvenir de la naissance du dieu Krishna, huitième enfant lui aussi.

Plusieurs de ses frères et soeurs décèdent dans leur plus jeune âge, excepté son frère Nityananda qu’il adorait, trois autres frères dont un demeurera débile et une soeur aînée rapidement mariée.

Sa mère, Sanjeevamma, mourra lorsqu’il aura 10 ans. Elle a d’emblée l’intuition que Krishnamurti est un être remarquable et elle veut accoucher dans la pièce réservée aux prières, cas tout-à-fait exceptionnel. Ce sentiment est confirmé par l’astrologue de la famille qui assure à son père Narianiah que l’enfant deviendrait quelqu’un de grand et de merveilleux.

Krishnamurti est un petit garçon rêveur et maladif, détestant l’école au point que ses professeurs pensent qu’il est un attardé mental, au contraire de son frère Nitya très bon élève.

Très jeune il a un sens aigu du don de soi. Il donne facilement ses friandises à ses frères et soeurs, de la nourriture aux mendiants qui passent devant sa porte. Il lui arrive souvent de rentrer de l’école sans crayon, ni ardoise, ni livre parce qu’il les a offerts à un enfant plus pauvre. Par contre il aime observer la nature avec intention et conservera toute sa vie une inclination très poussée pour la mécanique.

Son père, après la mort de sa femme et sa mise à la retraite demande instamment à Annie Besant, qui dirige la Société Théosophique dont il est membre, de l’aider à nourrir sa famille. Il s’installe ainsi avec ses enfants à Adyar, lieu où la Société Théosophique lui offre un poste d’assistant au secrétariat.

Krishnamurti va dans une High School située à Mylapore sans plus de succès scolaire et reçoit maints coups de canne pour sa supposée stupidité. Comme il fréquente la plage à Adyar avec son frère Nitya, il rencontre les autres jeunes gens faisant partie du cercle de la Théosophie. C’est là qu’un jour Charles Webster Leadbeater, une des figures hauturières du Mouvement théosophique, le remarque malgré son apparence physique peu agréable à cette époque, en déclarant que Krishnamurti possède une aura magnifique sans nulle trace d’égoïsme.

La Théosophie proclamait alors l’avènement éminent d’un “Grand Instructeur” qui devait sauver le monde. Leadbeater persuade Annie Besant que Krishnamurti est l’élu du Mouvement, malgré la présence d’un jeune hollandais qui était venu en Inde avec sa mère, pressenti antérieurement par le même Leadbeater, pour le même rôle.

A partir de ce moment Krishnamurti et son frère Nitya vont être pris en charge totalement et soumis aux injonctions éducatives de la Société Théosophique. Ils vont sortir de l’habitus purement hindou pour entrer dans un habitus de bourgeois britannique, au point de perdre l’usage de leur langue d’origine, mais d’apprendre, évidemment, à jouer au golf et à faire du thé. Krishnamurti parlera couramment l’anglais, le français et l’italien. Le père tentera bien de récupérer ses enfants par un procès qu’il perdra au plus haut niveau. Annie Besant et la Société Théosophique garderont la tutelle sur les deux adolescents.

Suivant la tradition théosophique, Krishnamurti et son frère reçoivent une initiation spirituelle qui procède par étapes. Ils sont censé communiquer par des voies parapsychologiques, avec des figures spirituelles intemporelles (maître Morya et maître Kouthoumi) protectrices de la Société Théosophique.

Par cette initiation ils ont accès à la “Grande Fraternité Blanche” des initiés. Un ordre est fondé pour Krishnamurti, l’Ordre de l’Etoile d’Orient, dont il prend la tête, secondé par Annie Besant et C.W. Leadbeater. Vêtements, chaussures et nourritures à l’anglaise sont infligés aux deux jeunes gens.Plus tard il appréciera l’ esthétique vestimentaire anglaise, mais en Inde il s’habillera à la mode du pays. Il restera toujours à cheval sur la question de la propreté.

A Londres tout est fait pour que Krishnamurti puisse étudier à Oxford. Si son frère, un peu plus tard, réussit brillamment dans le domaine juridique, Krishnamurti demeure un étudiant peu intéressé par ses études, malgré la férule de ses précepteurs.

On lui offre biens et argent. Ses disciples sont légions et viennent l’écouter dévotement. Chacune de ses conférences fait l’objet d’une publicité spectaculaire. Krishnamurti est mal à l’aise dans ce système largement institué par le Mouvement Théosophique.

Dès 1922, en Californie, il connaît une crise spirituelle profonde, une illumination et le début d’une souffrance physique qui ne le quittera plus et qu’il nomme “le processus”. Il va se distancer de plus en plus de la Théosophie.

La mort de son frère Nitya, atteint de tuberculose, le surprend en 1925, lors d’un voyage en bateau en direction de l’ Inde, malgré des “assurances” plus ou moins magico- religieuses transmises par les figures dominantes de la Théosophie. Il plonge alors dans une détresse sans fond. Pourtant quand il arrive en Inde, son visage rayonne et il est parfaitement calme. Il a compris ce qui alimentera définitivement son enseignement jusqu’à la fin de sa vie. Dès cette époque, il devient dérangeant pour le Mouvement Théosophique qui ne reconnaît plus son rejeton. Bien que toujours très respectueux envers sa “mère” Annie Besant, il suit son propre chemin.

En 1929, il prononce le célèbre discours d’Ommen, nom du lieu de la rencontre près du château d’Eerde qui lui avait été donné. “La vérité est un pays sans chemin” annonce-t-il. Dès 1927, il avait affirmé dans ce même lieu : “Je redis que je n’ai pas de disciples. Chacun parmi vous est un disciple de la Vérité, si vous comprenez la Vérité et si vous ne suivez pas des individus… La Vérité ne donne pas d’espoir ; elle donne la compréhension…”

Personne n’a le devoir de suivre un gourou, une doctrine, ou de s’installer dans des lieux supposés sacrés, ni de passer par des rituels d’initiation. Il n’y a pas de “méthodes” de méditation. Le savoir livresque ne sert à rien quant au devenir spirituel. L’être humain n’a rien à chercher, rien à vouloir, rien à attendre, personne à suivre, pas même Krishnamurti : simplement être complètement attentif à la vie, à ce qui est, d’instant en instant.

Il prône une réceptivité totale, une ouverture de l’être au mouvement même de la vie et une mise en doute de toute parole d’autorité sur le plan d’une éducation à dominante de connaissance de soi. Jusqu’à la fin de son existence, il rappellera cette vérité découverte à cette époque. L’essence de son enseignement sera fondée sur le doute et l’épreuve de réalité personnelle.

Sa pratique suit son discours. Il dissout l’Ordre de l’Etoile, quitte la Théosophie et rend les biens qu’on lui avait donnés.

Désormais l’organisation qui soutiendra ses actions (conférences et éditions, création de fondations pour la diffusion de son enseignement) sera purement profane et réduite au minimum. Il aura même à entrer dans une bataille juridique avec un de ses anciens proches, Rajagopal, qui, s’occupant de la gestion des éditions, s’était arrangé pour lui faire signer subrepticement un document l’autorisant à s’approprier les livres de Krishnamurti.

Krishnamurti quitte la Société Théosophique

Dans la logique sociologique de la constitution de l’habitus, une telle rupture est incompréhensible. Le sociologue de la reproduction ne saurait admettre la parole de Krishnamurti affirmant qu’il n’a jamais été conditionné. L’habitus n’est-il pas une matrice de perception, de représentation et d’action, reproductrices de structures conformes et constituée dans la méconnaissance même de ses conditions d’inculcation, par le truchement d’une institutionalisation de la vie quotidienne et d’agents éducatifs appropriés (Bourdieu et Passeron, 1970) ? A suivre la sociologie de Pierre Bourdieu, on ne voit pas pourquoi Krishnamurti a pu opérer une telle révolution intérieure.

Il était, par excellence, l’homme institué, à l’habitus totalement clos. Figure de gourou exposée à la dévotion des masses, il avait tout à gagner à rester dans un statut aussi confortable. Porté par une organisation adéquate qui contrôlait et sanctionnait le fonctionnement parfait de cet habitus.

Ce qui a déstructuré cet habitus n’est pas explicable par la sociologie, ni même par la psychanalyse. On comprend encore moins si nous nous en tenons phénomènologiquement à la stricte parole de Krishnamurti sur son enfance dans laquelle il n’a jamais éprouvé d’affectation sous les coups ou les brimades.

D’aucuns ont proposé de voir dans cet acte, une révolte d’un être soumis aux figures draconiennes d’autorités multiples de la Théosophie. Une sorte de “révolte contre le père” d’une certaine façon.

C’est ainsi que l’interprète Sri Rajneesh, le gourou de Poona (Jan Foudraine, 1992), contre lequel Krishnamurti s’est souvent élevé. Krishnamurti n’aurait jamais réglé ses problèmes avec l’autorité de la Théosophie. Jusqu’à la fin de sa vie il se serait battu contre des fantômes.

Mais Krishnamurti ne s’est jamais “révolté” contre l’enseignement de la Théosophie. Il a simplement “refusé” sans le moindre désir de faire des vagues. Il a quitté le Mouvement en parlant, en prononçant une parole authentique sans jeter l’anathème sur les anciens disciples assis “aux pieds du maître”. Il s’est retiré de ce jeu truqué dont il avait compris soudain l’inanité mondaine. Aucune acrimonie dans ses propos. Son affection pour Annie Besant est restée intacte.

Quand il interpellait les disciples spectaculaires (par leur accoutrement) de Sri Rajneesh, qui venaient systématiquement l’écouter lors de ses conférences, il n’exprimait aucune animosité ou rancune. Point de projections imaginaires dans ses remarques. Simplement une question : pourquoi ce besoin de suivre un supposé “maître spirituel” et de se distinguer ainsi ? Qui suit ce gourou ? Observez et vous comprendrez ce que vous êtes.

D’autres comme Catherine Clément, dans son étude sur “la Syncope. Philosophie du ravissement” (1990), suppose qu’il était une sorte de “chaman”, sans doute à partir des rares moments d’extases qui a vécu autour de sa vingt-septième année. C’est méconnaître que Krishnamurti ne parlait pas en état de transe, mais dans un dialogue interactif, le plus souvent, avec un auditoire ou une autre personne. Bien que ses conférences ne soient pas préparées mais largement improvisées, il était dans l’instant, un être particulièrement “présent” dont la parole, toujours très rationnelle, de plus en plus soucieuse d’étymologie au fil de l’âge, touchait au plus juste, et non une personne habitée par une entité, plus ou moins inconsciente, aux yeux révulsés et articulant des sons d’ une voix inhabituelle.

Beaucoup d’autres, fins connaisseurs, pensent qu’il était un vrai gourou malgré tout, voire le “gourou des gourous” (Arnaud Desjardins, Ma Ananda Moyi). Un psychiatre travaillant en Inde sur le rapport maître/disciple, Jacques Vigne, tente même de démontrer ce postulat. (J. Vigne 1994).

En vérité, le processus éducatif pour Krishnamurti est justement cette faculté à s’ouvrir au monde sensible, naturel et social, au sein d’une attention vigilante.

Pour lui il n’y a rien là d’extraordinaire ou d’exceptionnel. Il s’est toujours défendu d’être un “cas” mystique car, alors, à quoi son enseignement aurait-il pu servir ?

Il a toujours affirmé, au contraire, que tout le monde peut vivre cette joie d’être et rencontrer cet “Otherness” dont il parle dans ses “Carnets”(1988). L’enseignement qu’il donne doit être reçu en profondeur et avec un véritable esprit critique. Rien à voir avec une quelconque croyance ou dévotion. C’est à la faculté intelligente de l’autre qu’il s’adresse.

Ce que recherche Krishnamurti dans son interlocuteur, c’est un “auteur”, le créateur de soi-même, non un “suiveur”, un disciple : une personne qui s’autorise à s’approprier, d’une manière dubitative et expérientielle, une information essentielle pour son propre devenir, même si cette nouvelle conscience de soi, soudainement reconnue, fait disparaître l’illusion d’un moi existentiel et intentionnel séparé du monde. Il n’a cure que des miliers de personnes viennent l’écouter. Il préfère cinq personnes réellement concernées et prêtes à mettre en oeuvre ce qu’il propose pour leur propre compte.”Faîtes l’expérience” est son maître-mot, en entendant par ce terme, une situation de la vie quotidienne et non la mise en place d’un dispositif exceptionnel.

La logique des conditionnements

Krishnamurti part de la réalité : le conditionnement généralisé de l’être humain en proie à l’emprise de toutes ses “mémoires” physiques, biologiques, familiales, sociales, culturelles, cosmiques etc.

Il est intéressant de noter que Krishnamurti, dans son effort de déconditionnement très réaliste de l’individu, se rapproche alors du projet de Jean-Paul Sartre (Fauché, 1998)

2 graphes interprétatifs de sa vision du monde

Le graphe du conditionnement

Krishnamurti n’a de cesse de rappeler la multitude d’emprises qui contraignent nos regards et nos comportements quotidiens. Nous sommes une masse de “mémoires” physique, biologique, psychologique, sociale, culturelle qui interfèrent et nourrissent nos allant-de-soi. Inutile de tenter de les connaître par une voie régressive et analytique. Ces “mémoires” sont trop profondément ancrées en nous-mêmes depuis notre naissance et même depuis des générations. Elles constituent notre passé mais également le passé de l’humanité et même le passé de l’univers. Tout savoir s’appuie sur ce “déjà-connu”, sur ces “mémoires” dont la vérité n’est que relative et dépendante d’un espace-temps. La pensée, processus purement matériel, chimique, pour Krishnamurti, n’est faite que de l’utilisation de ce fond de “mémoires” (La Vérité et l’événement (V.E.), p. 58-65). Elle n’est jamais neuve. Pis elle est incapable de comprendre ce qui sans cesse surgit dans la vie réelle. La pensée ne peut reconnaître la création permanente de la vie, qui est en même temps destruction. Créant sans cesse une réalité illusoire, elle suscite un désir de sécurité, introuvable en dernière instance (V.E.41-42). La vie en acte détruit tout repère immuable. Elle comprend un mystère irréductible à toute explication mais que chacun appréhende (V.E.48). Il s’ensuit une insécurité permanente facteur d’une peur incontournable liée au temps qui passe et dont on cherche indéfiniment à se garantir. Le savoir, toujours lié au déjà-connu, fait partie de ce système de protection contre la perception directe de l’inconnu (V.E.49, 83). Le temps, c’est le passé qui joue son rôle d’affollement larvé. L’imagination, comme la pensée, fait partie du temps. Elle construit un avenir hypothétique où le “devoir être” remplace le “ce qui est”. Toute communication vraie est impossible, engluée dans une coulée d’images de l’autre et de soi-même (V.E.71, 80). La

pensée – exception faite d’une pensée fonctionnelle, instrumentale nécessaire à la vie usuelle – empêche ainsi l’accès à la connaissance authentique par l’imposition de toute une série de comparaisons, de contrôles, de mesures et de compétitions. Il s’ensuit une vie pleine d’émotions paralysantes liées au désir, au manque, à la jalousie, à l’avidité, à la haine. La souffrance fait ainsi bon ménage avec le plaisir, dans une course rétroactive sempiternelle. La liberté ou l’amour, habituellement évoqués, ne sont qu’une suite d’aliénations quotidiennes méconnues. Pensée, passé, imagination contribuent dans leurs effets psychologiques et sociaux à renforcer le désordre du monde. Toutes les figures d’autorité, tous les gourous sont là pour masquer la logique du conditionnement (V.E.144-145, 172) et Krishnamurti lui-même sait qu’il n’est pas préservé de ce type de projections à son égard. (V.E.138-143). La doctrine de la réincarnation fait partie de ce système imaginaire (V.E.157). Dans cette perspective, la mort est l’horreur absolue. On va l’écarter, la nier, par tous les moyens car la mort est l’abolition du temps sous sa forme de mouvement de la pensée (V.E.197). Ce faisant on ne fait qu’en accentuer la contrainte absolue. Le social prolonge ce qui se joue au niveau individuel car en fait il n’existe aucune séparation entre réalité, imaginaire, individu et société (V.E.162). Le révolutionnaire veut changer la société mais reproduit la logique des conditionnements dont il est porteur. Les lendemains qui chantent produisent sans cesse des larmes de sang. Le monde s’enfonce ainsi dans une tragédie de plus en plus évidente sous les discours de bonne volonté. Si Krishnamurti prend la parole, c’est qu’il y a urgence et que rien ne va plus (V.E.84). C’est aussi simplement parce qu’il est un être parlant – un “parlêtre” dirait J. Lacan – comme la fleur offre son parfum au monde (V.E.164).

La logique de la liberté ou La révolution du réel

Le graphe de la liberté :

Que nous dit-il ? La Vérité n’a pas de chemin. L’être humain est sans boussole, mais il peut être “présent” à lui-même et au monde (V.E.140). Il n’a aucun maître à suivre pour comprendre ce qu’il est en réalité. Il n’y a pas de méthodes, pas de techniques. Toute méditation assise, debout ou couchée n’est qu’un artifice exprimant un état d’esprit animé par la fragmentation de ce qui est. Il s’agit pour lui simplement d’apprendre l’art de voir et d’ écouter ce qui est, sans chercher à comparer, à imaginer, à rationaliser, à accumuler (V.E.175). Voir et écouter le désordre de la pensée non instrumentale, rétablissent l’ordre fondamental du monde (V.E.174). Pour vivre cette attitude nouvelle, aucun moment, aucun dieu, ni aucun lieu ne sont privilégiés (V.E.179). Plus encore, il n’y a aucun effort à faire,

aucune intention à mettre en oeuvre. Simplement être là, avec passion, dans un état de présence attentionnée et instantanée au monde environnant et à soi-même. La pensée est soluble dans l’instant. Mais elle résiste parce qu’elle a “peur de ne pas penser” dit Krishnamurti (V.E.77). La peur est un mot qu’un regard fait flamber. Il s’agit de sortir du système des oppositions de la pensée aristotélicienne (V.E. 62) : l’amour ou la haine, la vie ou la mort, le plaisir ou la souffrance, dieu ou l’athéisme ; sans toutefois réinventer un nouvel impérialisme heuristique avec une option “dialectique” de la vie.

Ainsi vouloir être “non-violent” implique, ipso facto, la catégorie méconnue de la violence. Avant tout, nous avons à voir la violence et tous ses effets pernicieux. “Etre un” avec la violence pour l’épuiser dans la vision de sa réalité. “Etre un” avec la mort relève de la même perspective (V.E.154-156).

Voir et écouter dépassent toutes les catégories dichotomiques qui s’écroulent comme des cendres bleuies. Krishnamurti, dans son for intérieur, n’est pas plus hindou, ou chrétien, ou musulman ou athée qu’il n’est communiste, capitaliste ou Américain, Indien, ou Européen.

Alors seulement le cerveau disponible, réceptif, compréhensible par l’affirmation d’un “postulat empathique” comme le propose en conclusion d’une étude sur l’émotion, un psychophysiologue contemporain (Jacques Cosnier, 1994), peut prendre conscience de sa nature et rencontrer un autre espace-temps, un ailleurs absolu, qui pourtant a toujours été présent dans notre monde, en nous-même. Krishnamurti nomme cette bénédiction l’ “Otherness”, l’Autreté (Barbier, 1991). L’être humain découvre vraiment ce qu’est l’amour indissolublement uni à la mort et à la création. Un amour/compassion intense qui saisit la beauté des choses et des êtres et comprend le sens de la souffrance (V.E.153). Un éveil de l’intelligence (1980) comme il le nomme qui permet la véritable communication des interlocuteurs (V.E.28). L’intelligence, selon Krishnamurti, n’est pas construite et n’a pas de paliers, d’étapes ou de moments exceptionnels pour s’exprimer. Ce n’est ni l’intelligence de Jean Piaget, ni la mesure du Q.I. de Binet et Simon, ni celle des surdoués de Rémy Chauvin. Elle est simple constatation, à partir d’une “vision pénétrante”, de la totalité interactive du monde.Ce qui permet de reconnaître immédiatement le vrai et le faux (V.E.26 ss., 186). Si elle se sert de la “pensée” comme d’un instrument, elle la transcende. Elle voit instantanément la dynamique complexe de la vie et distingue la réalité pensée, de la vérité. Elle agit en conséquence, dans une conscience-acte, une action juste (V.E.59). L’être éveillé à l’intelligence ne saurait être en contradiction avec lui-même. Si le monde, dans sa réalité, lui pose des questions, il les résout immédiatement et sans résidu. Il ne choisit pas, il agit avec assurance et en connaissance (V.E. 177). C’est pourquoi il n’a pas de rêve selon Krishnamurti (V.E. 180). L’être de l’intelligence est “passionné”, non pas au sens d’une passion aveugle et destructrice, mais au sens d’une intensité existententielle de chaque instant. Voir et écouter supposent une surprise permanente au surgissement du monde, à l’imprévu. La vie devient d’une coloration sans pareille, d’une intensité remarquable. Sa profondeur ne cesse de s’approfondir. L’être se “gravifie” si j’ose ce néologisme. Il est à la fois au plus joyeux de soi- même et gravement lucide. La joie n’exclut pas la peine, bien au contraire. La peine est la compassion vécue à l’égard de toute la souffrance du vivant. L’être de l’intelligence connaît la solitude radicale au coeur même de sa reliance. Pour lui la solitude arrache le bleu des images. Rien n’est jamais identique. La reproduction n’est qu’un effet d’optique pour le non-voyant. Création et destruction sont dans une boucle rétroactive permanente pour l’homme de l’intelligence. Les livres ne donnent aucunement accès à l’intelligence. Ils ouvrent sur le savoir, qui est relatif et, comme l’affirme le physicien David Bohm, n’éclaircit pas le mystère (V.E. 51). Ils font voir et décrivent en nommant une partie du monde, certes, mais un peu comme l’aveugle de naissance soutient que la patte d’un éléphant est un arbre. Nommer n’est pas connaître. Observer vraiment supprime l’observateur et la chose observée. Seule demeure l’observation intemporelle et sans nom qui est l’intelligence même en acte (V.E. 186).

La connaissance portée par l’intelligence est un trou dans le savoir. Elle ouvre, par le silence, une fente dans ce qui était considéré comme plein, universel, absolu. Elle fait chanter l’ignorance du non-savoir. Elle bouscule les certitudes blindées ou étoilées. L’intelligence est sans repos et pourtant elle est la sérénité même. Elle dégage une énergie libre incroyable. Force fougueuse des profondeurs et majesté de la quiétude tout à la fois comme disait le vieux sage taoïste.

L’être de l’intelligence mène, dès lors, des actions sans attachement. Sa façon de vivre change le monde parce qu’il est le monde. Cette conception rejoint les thèses de la phénoménologie et de l’ethnométhodologie. Les formes de sociabilité ne sont pas des abstractions. Elles sont construites par des personnes concrètes. Et même si elles ont leur logique interne, explorée par le sociologue, qui trop souvent les hypostasie, elles ne vivent que par l’action quotidienne de chacun d’entre nous. Si nous changeons notre regard sur elles- mêmes et notre action, nous changeons leur devenir, nous transformons leur être. “La liberté, c’est de dire la vérité, avec des précautions terribles, sur la route où tout se trouve” écrit le poète français René Char.

Il s’agit bien de cette liberté là dans la conception de l’homme de l’intelligence chez Krishnamurti. La liberté ne peut être vécue que dans l’amour qui est aussi mort et création. Une liberté qui n’est référée à aucun garant métasocial, aucune valeur transcendantale. Une liberté qui surgit au coeur même du réel par une vision et une écoute pénétrantes. Etre libre est inhérent au fait de voir et d’écouter. La liberté est le joyau de l’intelligence. Elle est d’essence ontologique. Elle est donnée d’avance pour qui sait voir. Aucune prison, aucun embrigadement n’empêcheront jamais ses possibilités dissidentes. Krishnamurti, en authentique libertaire, parle non de révolte, autre face de l’attachement inconscient, mais de refus. La liberté est le champ des possibles de tous les refus nécessaires. Aujourd’hui ils sont innombrables, et c’est pourquoi il y a urgence à parler et à agir pour Krishnamurti.

Seul l’être de l’intelligence, c’est-à-dire l’homme de la liberté, peut dépasser la peur et son besoin sécuritaire. Il en voit immédiatement la logique interne même s’il en subit les premières secousses émotionnelles sub-corticales, par l’action spontanée du thalamus visuel sur le système amygdalien (Joseph Ledoux, 1994). Etre dans l’intelligence du monde n’évite pas d’avoir peur d’un chien enragé, mais elle déclenche immédiatement l’action juste en situation. Par contre la peur purement psychologique, celle qui résulte de l’imaginaire, liée peut-être plus aux représentations et au influx du cortex visuel, est vue et déposée ainsi dans la décharge des illusions.

Krishnamurti et Rogers : Sagesse et psychologie

On aura bien compris que la parole de Krishnamurti ne résulte pas d’un savoir extérieur à lui-même, d’un savoir livresque. Ni même d’un savoir clinique, comme peut le développer un psychologue clinicien qui accumule les expériences humaines avec ses patients. Krishnamurti est un “homme de Connaissance”. Sa parole vient boire à cette source. Elle exprime l’accomplissement de ce que je nomme une “autorisation noétique”.Le concept d’autorisation a été proposé par Jacques Ardoino (1977) et développé par Rolande Robin (1988). Je nomme autorisation noétique le processus éducatif radical qui achemine le sujet en formation vers la plus haute réalisation de son être-au-monde par l’éveil de l’intelligence, comme je l’ai montré dans une communication lors d’un congrès de l’Association Francophone Internationale de Recherche en Sciences de l’ Éducation (AFIRSE) . Ce processus est la manifestation de ce que Constantin Fotinas, de l’université de Montréal, nomme l’ “Education des Profondeurs” dans son Tao de l’Education (1990).Selon sa conception, qui m’est très proche, elle s’articule à l’ “Education Utilitaire” (qui dégénère souvent en Education du Profit) pour aller vers la “Grande Education”, horizon d’une conscience qui fait corps avec ce qui est. Je propose ce terme pour faire comprendre en quoi ce processus est au cœur de la “pensée” de Krishnamurti.

La noèse est l’acte par lequel on pense et le Noème ce que l’on pense. “Noétique”, du grec noétikos, signifie qui a rapport à la pensée (noèse, du grec noêsis). Le terme renvoie ici pour moi à la “pensée du fond” (Grund) dont parle Martin Heidegger dans Le Principe de raison. (1983). Il ne s’agit pas des habituels concepts et théories qui nous permettent de discuter et d’argumenter “rationnellement” mais des rapports de sens qui nous font voir, d’une manière toujours allusive, symbolique, notre unicité ontologique, ce que nous sommes fondamentalement par une mise en question permanente de notre supposée identité. Or Krishnamurti nous le répète sans cesse : “nous sommes le monde” et le monde est nous (V.E.68). Il se situe dans une philosophie non-dualiste, celle des philosophes assumant la via negativa (Shankara, Maître Eckhart, ou des contemporains comme Ramana Maharshi, Sri Nissargadatta). C’est la raison pour laquelle Krishnamurti est très difficilement compris par les chercheurs en sciences humaines. Peu d’entre eux s’avouent inspirés par une approche non- dualiste de la vie. Doublés par leur culture, enfermés dans une représentation ethnocentrique de la philosophie soi-disant occidentale et liée à la production exclusive du concept (Deleuze et Guattari, 1991), ils inscrivent leurs réflexions dans une pensée systématiquement dualiste mais qui ne s’affirme jamais comme telle. C’est le cas de presque tous les psychanalystes et sociologues. Ainsi Catherine Clément déclare, à propos de la haine de soi, comme une vérité indiscutable : “Récapitulons. Il n’y a pas d’amour sans haine, réversible, jusqu’au fait divers de la passion jalouse.” (Le Magazine littéraire, juillet-août 1994). D’ou la quasi impossibilité de poursuivre longtemps une discussion “en contact”, dès qu’il s’agit d’examiner la nature de la distinction entre objet et sujet de connaissance. Nous en avons fait l’épreuve lors d’un entretien avec Cornelius Castoriadis à propos de la méditation (J. Ardoino, R. Barbier, F. Giust-Desprairies, 1993). Mais nuançons notre critique, peut-être qu’Edgar Morin, avec son “Evangile de la perdition” décrit dans Terre-patrie (1993), n’est pas très éloigné de ce que je pressens comme une philosophie de l’éducation pour notre temps, à la lumière de Krishnamurti (Barbier, 1997).

L’autorisation noétique chez un être humain devient, dans cette problématique, un processus d’intelligence ou d’autoéducation radicale qui, d’instant en instant, par une permanente attention à ce qui est, débouche sur la plénitude de l’être-au-monde. Le sujet éducatif est avant tout un sujet en éco-auto-formation. Non que l’autre n’intervienne pas dans son devenir, bien au contraire, mais il est situé dans un environnement social, psychologique, culturel, déterminé et élucidé. La personne a le dernier mot sur sa propre conscience, souvent à partir de remarquables “flashs existentiels” (Barbier 1997)..

Carl Rogers est un psychologue clinicien. Même si son expérience peut déborder le cadre de la psychologie pour éclairer quelques zones plus spirituelles de la psyché, il demeure dans les limites des sciences humaines.

Nous pouvons dégager, avec André de Peretti, quelques grands traits communs entre le sage et le psychologue.

2 – Rogers et Krishnamurti : une rencontre intellectuelle (partie d’André de Peretti)

La rencontre intellectuelle entre Carl Rogers et Krishnamurti m’était apparue dans les années 70, quand je rédigeais : “Pensée et vérité de Carl Rogers”, je notais à ce moment là, l’importance du voyage qu’il avait fait, à 20 ans, en Chine, et dans tout l’Orient. Long voyage puisqu’il était resté plus de 6 mois. J’avais été frappé par le lien entre ce voyage et la singularité de sa conception des choses et du monde et de l’ orientation qu’il allait progressivement développer.

Je pouvais donc écrire : ” Rogers découvrit l’Orient, foules et individualités, aspects immémoriaux et connaissance de l’instant intense, changements et relativités en attente. Peut-être rencontra-t-il des sages qui comme Krishnamurti lui assurerait :le corps a son intelligence, la vie est maintenant, mais si il y a de la peur on ne peut pas vivre ” (De Peretti, 1974; p.41)

Cet aspect du maintenant nous le retrouverons dans “l’ici et maintenant”, concept très fort chez Carl Rogers ainsi que cette notion de peur qui empêche de vivre. Krishnamurti dit encore : ” L’innocence existe, la vérité n’a pas de chemin, on peut devenir autre, changer immédiatement n’est pas une utopie, est- ce -que vraiment le temps existe si la division n’existe plus entre les hommes ou en soi- même ” ( citations de conférences faites à la radio et à la télévision en 1972). Ces quelques notations fugitives me paraissent marquer un certain nombre de points que je vais tenter de dégager.

Dans ces aspects de maintenant, de présence, d’instance, de réalité d’attention, je ferais une remarque préalable au sujet des traductions qui pour Rogers comme Krishnamurti sont très difficiles et imparfaites. Par exemple pour Carl Rogers, son livre ” on becoming a person”, en train de devenir une personne, a été traduit par “le développement de la personne”. Cette traduction gomme l’idée de devenir et est une contradiction intérieure. Nous allons retrouver les mêmes choses dans certaines traductions des mots de Krishnamurti.

Nous travaillons donc sur des approximations, d’autant plus que Krishnamurti, lui- même, nous avertit : ” Attention, le mot n’est pas la réalité “, n’est pas le réel de la même manière que Korzybski avait dit jadis : ” La carte n’est pas le territoire “.

Chaque mot est à la fois indication et butée, chaque mot forme aussi butée et risque de blocage ou risque au contraire d’entraînement dans des inerties. Il y a donc à chaque instant une précaution à prendre.

Cette précaution me semble très souvent apparaître dans l’expression de Krishnamurti lorsqu’il s’adresse à un auditoire et qu’il demande à chacun de voir en lui-même un certain nombre de problèmes au delà de ce qui peut être dit par lui.

Rogers et Krishnamurti se retrouvent dans le même continent, ils ont cinq ans de différence, dans le même continent d’esprit et de réalité c’est à dire avec un besoin d’indépendance, un besoin d’autonomie, un refus des gourous et des autorités. A cet égard, il est intéressant de revoir quelques textes de l’un et de l’autre.

Chez Rogers on en trouve l’origine dans la façon dont il a vécu, quand il raconte son enfance où il travaillait dans la vie rurale, seul pendant l’été.

” C’était une leçon d’indépendance que d’être mon maître, loin de tous les autres “, phrase qu’il complète en exprimant : ” je n’ai eu, dans le domaine professionnel, ni à m’assujettir, ni à combattre une image paternelle. De nombreux individus, des organisations, des écrits ont joué un grand rôle dans ma formation mais aucun n’a été dominant ” ( De Peretti, 1974, p.37)

Nous retrouvons ce souci d’autonomie, ce souci d’indépendance chez Krishnamurti. quand il nous assure, lui aussi, d’une manière très ferme : ” Si nous voulons nous examiner très profondément et dans le plus grand calme (et non pas conformément à Freud ou Jung ou à quelque autre expert, mais nous regarder véritablement tel que nous sommes), peut-être verrons nous comment nous nous isolons tous les jours, comment nous dressons autour de nous-mêmes un mur de résistance et de peur. Nous “regarder” nous mêmes est plus important et beaucoup plus fondamental que de nous observer selon tel spécialiste. Si vous vous regarder conformément à Jung, Freud, ou le Bouddha, ou n’importe qui, vous regardez par les yeux d’un autre. Et c’est ce que vous faites tout le temps ” ( Krishnamurti, 1968, pp.46 et 47)

Les deux auteurs traduisent cette même tendance à l’autonomie, à l’indépendance en mettant l’accent sur la liberté. Liberté, essentielle pour l’un comme pour l’autre ; Krishnamurti assure même : ” L’homme doit être complètement libre “. Il en a déduit des conclusions pour la religion et tous les auteurs comme ce texte le rappelle. On retrouve une chose analogue chez Rogers.

Lorsque je rédigeais cet ouvrage, j’échangeais beaucoup de lettres avec lui et lui posais quelques questions ayant trait au religieux. Ses réponses me semblent être en rapport avec Krishnamurti, quand il dit :

” Je refuse d’être étiqueté dans le champ religieux. L’affirmation que je produisais quand on me poussait au pied du mur sur cette question était que “je suis trop religieux pour être religieux”. Je crois que ce paradoxe résume très bien ma position. Je suis un idéaliste, un humaniste, et je travaille vers quelques uns des mêmes buts que ceux vers lesquels travaillent des personnes religieuses, mais je n’ai que peu ou pas besoin des étiquettes ou des concepts de la religion. ” (De Peretti, 1974, p.17).

Nous en avons beaucoup discuté ensemble dans d’autres rencontres et je crois que cette attitude de distance, de liberté, d’espace préservé mais non pas d’espace de défense, est assez caractéristique. J’ai également été frappé par ce que dit Krishnamurti à l’égard des systèmes : ” Les systèmes sont destructeurs et séparatistes “.

Mais, les allusions faites aux systèmes visaient essentiellement tous les systèmes fermés qui étaient ceux étudiés à la suite de la création de la cybernétique des années 43 à 50. Bien entendu la théorie des systèmes s’est beaucoup développée, nous assistons à l’ouverture des systèmes, et l’on voit s’orienter des théories vers les systèmes ouverts comme la théorie de la complexité d’Edgar Morin. Cette question concernant les systèmes s’entend donc par rapport aux institutions et à tout ce que nous avons pu dénoncer les uns et les autres contre le durcissement de l’institué, dans le cadre de l’institution, par rapport à l’instituant : pour au contraire redonner du mouvement, redonner des possibilités de devenir. Là encore, on voit s’opposer le devenir ou le devenu. Spengler se posait également la question dans le “Déclin de l’occident” , le devenu lui paraissant, lui aussi, dangereux par rapport à ce que doit être un mouvement permanent.

Revenons sur Rogers et Krishnamurti. Je pense que leur problème a été de maintenir cet état de distance vis à vis de l’emprise des institutions, des systèmes comme Krishnamurti le dit, comme de toutes les théorisations abstraites qui d’une certaine manière travaillent au curare, qui immobilisent les possibilités d’action et de développement. Dans ce sens, l’un et l’autre ont été sensibles à ce qu’ils ont appelé la révolution à partir de l’individu lui-même pour lui-même mais aussi par résonance pour les autres. Il est étonnant que Krishnamurti ait parlé de “the only revolution “, ” Celle d’une révolution intérieure profonde qui doit se produire en nous “(J. Krishnamurti, 1968, p.106) quand Rogers évoquait “the quiet revolution”. Dans les deux cas il y a eu un phénomène prophétique par rapport à notre époque annonçant l’importance décisive du pouvoir propre à chaque personne.

J’ai donc été assez frappé de retrouver cette alerte quand nous avions publié à la fin des années 70, l’ouvrage de Carl Rogers intitulé en anglais d’une expression assez difficile à traduire en français “on personal power”, sur le pouvoir personnel. Le pouvoir personnel en France, dans nos connotations qui irriteraient Krishnamurti à juste titre, ça voulait dire : Général de Gaulle ; ce n’était pas possible alors que c’était le contraire qui était signifié : le pouvoir de chaque individu réellement existant en lui. C’est vers celui-ci que les sociologues se sont penchés, après avoir vécu sur l’obsession de la collectivité et de la bureaucratie. Ainsi je pense à Michel Crozier et Friedberg, qui en sont arrivés à parler sur “L’acteur et le système”. Pour eux et pour nous, l’acteur n’est pas complètement piégé par le système, en effet il a des chances, à fortiori s’il en prend les moyens et suit les intuitions personnelles que Rogers ou Krishnamurti incitent à reconnaître.

En contraste à cet aspect de la révolution personnaliste, à cette possibilité donnée à chacun de faire quelque chose, réellement, s’il y consent, on peut se souvenir d’un tenant de l’existentialisme tel que Jean-Paul Sartre.

Il écrivait dans “La critique de la raison dialectique” que sa propre pensée était entièrement, totalement englobée à l’intérieur du marxisme.

J’ai relevé, et c’est facile à faire, dans des pages de cet ouvrage, le mot incantatoire de totalisation revenir toutes les deux lignes, la totalisation, totalisation… une espèce de réalité jacobine au carré. Il est vrai que de temps en temps J.P. Sartre s’en est libéré… Mais, enfin, il a participé avec beaucoup d’autres à l’hégémonie d’une pensée totalitaire : d’ailleurs toutes les pensées, toutes les idéologies jusqu’en 1989, ont été hégémoniques. On croyait faire tout ce qu’il fallait avec la pensée structuraliste, le structuralisme expliquait tout, le freudisme expliquait tout, la réalité marxiste léniniste expliquait tout. Tout était expliqué de tous les cotés jusqu’au moment du grand craquement des idéologies que nous connaissons bien et qui a été symboliquement frappé par les coups portés sur le mur de Berlin. Or, déjà Rogers comme Krishnamurti avaient senti que des révolutions étaient possibles, que des affirmations personnelles plus fortes que des inerties bureaucratiques et collectivistes, devenaient nécessaires.

Dans ce livre que j’évoquais et que nous avons fini par éditer sous le titre : “un manifeste personnaliste” pour éviter encore une fois une traduction qui eut été mal interprétée. Carl Rogers relevait que des personnes comme Soljenitsine avaient montré des capacités de faire bouger les choses comme on a pu le constater. Rogers est allé lui-même, pour son dernier voyage, en 1986, à Moscou et à Tbilissi. Il reçut un accueil triomphal de milliers de psychologues et thérapeutes soviétiques, ce qui montre bien que quelque chose était en train de basculer comme nous l’avons vu. Nous savons également, par le destin exemplaire de Nelson Mandela ce que peut être la réalité poignante d’un individu résistant aux dominations racistes et aux exclusions. Nous voyons aussi que des personnalités peuvent affronter des poids écrasants de passé, de ce passé contre lequel Krishnamurti s’irrite si fortement et nous aussi, à juste titre, quand ce passé est fixateur, au lieu d’être suscitateur. De même, Shimon Pérèz et Isaac Rabin au Moyen-Orient avec Yasser Arafat, ont démontré que des acteurs existent, que des acteurs individuels peuvent agir dans les marges de l’histoire, malgré les durcissements des choses, montrant courageusement que des changements, des évolutions libératoires sont possibles.

Je voudrais maintenant aborder un autre point concernant les proximités qu’on peut observer entre Krishnamurti et Rogers. Je ne peux pas dire s’ils se sont rencontrés aux États Unis d’une façon quelconque, je ne le sais pas, mais ce sont simplement des consonances, des résonances que je constate.

D’abord, à propos de l’inconscient : j’ai souvent entendu Rogers dire que pour lui, l’inconscient était un concept inutile, il n’était pas indispensable et je vois chez Krishnamurti, une indication du même ordre dans cet extrait que je vous cite : ” Je ne sais pas trop pourquoi nous partageons la conscience en extérieure et intérieure, la conscience de surface et celle qui se poursuit sous le niveau conscient. Pourquoi tant d’histoires autour de l’inconscient ” (Krishnamurti, 1968, p.36).

Cette idée persiste dans son refus d’entrer dans des perspectives d’analyses dans lesquelles il montre que si l’on divise et que l’on redivise on continuera à rediviser. Ce qui est tout à fait différent du chemin qu’ouvre sa vision et que nous retrouvons chez Rogers.

J’ai utilisé le mot vision et effectivement nous rencontrons des termes de “voir” qu’il emploie habituellement, encore une fois avec l’approximation des traductions comme des mots eux-mêmes. Voir : il y a tout un ensemble de développement de ce verbe dans la thérapie avec les invitations à la visualisation de problèmes organiques ou de blocages.

A chaque instant, au delà de cette notion de vision associée à celle de silence et d’écoute, une rencontre assez forte peut s’établir entre Carl Rogers et Krishnamurti.

Effectivement, nous sommes en présence, chez les deux hommes, d’une attitude de précaution contre tout ce qui est de l’ordre de l’intellectualité. Là également, l’un et l’autre se défient des rationalisations, dans le cas de Krishnamurti c’est souvent le mot de pensée qui est mis en suspicion, mais traduit de quel mot anglais ? par rapport à quel vécu, quelle considération ? Pour nous, la pensée est une réalité statique qui peut pourtant être autre chose. Encore une fois, les mots n’offrent que l’approximation mais nous pouvons bien, tout de même, sentir les nuances.

Rogers aussi bien que Krishnamurti ne veulent pas qu’on séparent sentiments, pensées, émotions, réalités multiples de la personnalité dans son aspect unitif. Il y a, chez l’un et l’autre, des allusions à un certain nombre de thèmes mystiques qui sont ceux de la pensée unitive dans beaucoup d’expériences, même s’ils sont en précaution et à distance d’un certain nombre de dispositions et de conceptions, comme nous le rappelions il y a quelques instants.

Nous noterons, aussi, le besoin d’une certaine intuition. Il serait intéressant de rechercher des rapports avec ce que Bergson a pu expliciter sur les réalités de l’intuition et sa précaution contre l’intelligence, l’intellectualité trop opératoire, trop opérationnelle, qui crée trop de divisions.

Au delà des choses qui se divisent, doit être vécue une démarche d’unification, d’unité de l’esprit, de l’être, du corps, en évitant tout ce qui à chaque instant crée des dichotomies, des séparations, fait des blocages.

De ce point de vue, nous pouvons remarquer une autre indication importante lorsque Krishnamurti proteste à sa façon, très fine, contre les savoirs et accentue au contraire la valeur de la connaissance.

” Connaître n’est pas savoir, le savoir est fait d’accumulation, de conclusions, de formules, mais connaître est un mouvement constant, un mouvement qui ne comporte aucun centre, qui est sans commencement, sans fin ” (Krishnamurti, 1972).

Ce qui me parait intéressant, là, étymologiquement c’est ce mot de connaissance qui indique bien, par le préfixe de com, une pluralité qui est vécue, alors que le mot savoir a un coté coupant, comme le notait Paul Claudel. Ce sont des logiques coupantes qu’introduit chaque savoir, apportant des possibilités d’action mais limitées et excluant des quantités de choses, alors que la notion de connaissance est plus ensemblière. Elle est plus vécue dans un mouvement extrêmement rapide, qui pourrait peut-être aller jusqu’à “ce sentiment océanique” de la joie (de connaître ?) dont parlait Freud (par rapport auquel je suis pas sûr qu’il ait été toujours en accord, encore des problèmes de complexités à voir…!)

Mais dans cette approche d’une non séparation recherchée dans les choses, nous pouvons remarquer, aussi bien chez Krishnamurti que chez Rogers, un aspect particulièrement intéressant, prophétique en quelques façons par rapport à l’évolution de la pensée scientifique dans la plus dure des sciences dures, la physique. L’un des concepts le plus habituel actuellement chez les physiciens nucléaires est la non-séparabilité. C’est le fait que leur constatation des faits et leur théorisation par leurs équations ont comme conséquences qu’ils ne peuvent plus séparer justement certains corpuscules, certaines émergences, certaines apparitions en continu, discontinu peu importe. Les choses sont puissamment liées, entrelacées, tressées dans un tissage les unes par rapport aux autres. C’est donc, la physique, la plus éloignée de la considération du psychisme, la plus éloignée de l’être, jusque là entraînée à voir le monde d’une façon fragmentaire, qui, aujourd’hui, renie cette fragmentation, renie le scientisme. Ce phénomène me paraît extrêmement intéressant. C’est tout le débat actuel que l’on retrouve par exemple dans les ouvrages de Bertrand d’Espagnat, physicien nucléaire ou chez Basarab Nicolescu, autre physicien nucléaire. Avec leurs collègues, ils se préoccupent de problèmes transdisciplinaires. Ils vivent les problèmes du dépassement des séparations, ils ne peuvent plus appréhender les aspects d’une façon scientiste, morcelée, divisée. Nous pouvons constater, là, un phénomène dans lequel les sciences humaines ont encore une certaine distance par rapport aux pensées aussi bien de Carl Rogers que de Krishnamurti, mais elles sont aussi à la traîne par rapport aux progrès réalisés mentalement par les physiciens dans leur exploration du monde, compte tenu des moyens puissants dont ils disposent actuellement aux niveaux matériel et conceptuel. Il serait intéressant de développer, ce problème de l’unité, central dans l’oeuvre de Rogers.

J’ai souvent, sur ce point, été surpris de la façon dont, en France, les gens ont interprété son mode d’intervention, en thérapie ou dans les groupes ; les gens pensant qu’avec lui, il n’y avait plus de droit de parler d’autres choses que de sentiments. Alors en même temps, traduire en français le mot feeling par le mot sentiment, quel désastre, quel changement toutefois à mes yeux. Car pour moi, feeling semble dire beaucoup plus une résonance intériorisée, ampleur unifiante, tout ce que l’on voudra et non pas seulement un sentiment distinct, séparé. Même si, et c’est typiquement français, ce sentiment c’est : sentimentalement, mentalement mais sans que cela ne redescende, bien entendu, pourvu que ce soit bien localisé, dans une belle ignorance du mode de fonctionnement du cerveau lui- même, qui heureusement, fonctionne de façon dynamique : mais on voudrait bien le rendre statique lui aussi.

Nous évoluons, s’il se peut dans une souplesse de fonctionnement, vers ce fonctionnement optimal qu’évoquait Rogers. Cette souplesse nous la retrouvons dans ce vécu existentiel souple, vécu sans intérieur même ni extérieur, avec précaution pour ne pas entrer dans des délimitations mais au contraire en s’attachant à entrer dans des visions, dans des “prises” sur la réalité, ( mais Krishnamurti aurait-il aimé ce mot ?) dans des conceptions, dans des compréhensions plus fines.

J’aimerais, ici, ouvrir un autre champs : Je remarque chez l’un et l’autre une recherche de légèreté, d’allégement par rapport à la lourdeur de nos conceptualisations, de nos théorisations, de nos surcomplications. Elles font partie du petit péché mignon du monde universitaire français et international, dans la mesure où si l’on peut surcompliquer les choses, pourquoi ferait on des choses simples… Effectivement, l’une des preuves du sérieux universitaire est de rendre les choses le plus compliqué possible, le moins compréhensible possible, le moins accessible possible. Je pense que cela fait partie des défis que l’on se donne à soi-même qui continuent à faire florès dans nos aimables institutions. Mais là encore ce n’est ni le fait de Rogers ni de Krishnamurti qui, eux, cherchent le contraire. Je l’avais noté à propos

de Carl Rogers, en montrant sa recherche incessante d’une économie dans la conceptualisation. Il utilise le minimum de concepts possible, autant que cela est possible pour communiquer et surtout pour rester, quand même, à la limite de l’exclusion du monde prétendu intellectuel, des intelligentsias et des apparatchiks de tous bords.( De Peretti, 1981, p. 205 ss).

C’est une réelle recherche d’économie, une recherche d’indications éclairantes, et chaque fois par le fait même, une recherche de subtilité. Mais combien les conceptions de Rogers et certainement celles de Krishnamurti également, ont pu être, ensuite, alourdies, surcompliquées, au lieu de cette simplicité que l’on voit dans leur expression, dans leur communication, dans la souplesse de leur évolution intérieure et de leur évolution dans la relation avec les autres.

Il est clair que le concept de congruence est très lié à la notion de l’attention que l’on retrouve chez Krishnamurti, cette attention, cette congruence, c’est la même chose. C’est être présent à soi-même, et présent sans tension, sans contraction, et surtout sans projet de défensivité.

A ce sujet, j’avais eu l’occasion de dire à Carl Rogers qu’à la place du terme de non- directivité qu’il avait employé, il aurait du dire non-défensivité. L’expression “non-directivité” a été utilisée de façon abusive, extrémisée. Les “non” chez Carl Rogers, ne signifiaient pas annulation mais voulaient dire précaution. Je sens ce même sentiment des précautions intérieures, des prudences, des ruses, des ruses subtiles chez Krishnamurti comme chez Rogers. C’est pourquoi je lui proposais le terme de non-défensivité. Nous étions dans son jardin de Californie en face d’un colibri, un oiseau mouche, et je lui faisais remarquer que c’était un symbole de cette attitude souple qu’il désignait parce que le colibri, a la possibilité, non seulement, de la marche avant comme les autres oiseaux, mais aussi de la marche arrière. Il s’arrange pour s’approcher des fleurs, juste ce qu’il faut pour reculer s’il est trop près, ré- avancer s’il est trop loin. A chaque instant il peut régler sa présence/distance, à la fine pointe des fleurs (ou des choses) pour ne pas les abîmer mais pour bénéficier du nectar, pour être dans une présence qui ne soit pas pression, ni dans une distance qui serait aussi pression par défaut. Des pressions, comme on l’a trop vu, dans l’utilisation de certains silences en thérapie qui sont finalement manipulatrices, pressant la personne à s’exprimer au lieu d’être un accueil dans la réflexion. Cet accueil exprime une tout autre signification des choses qui peuvent exister, le silence a d’ailleurs beaucoup d’interprétations différentes. Je me souviens d’en avoir discuté avec des Pères abbés trappistes pour lesquels le silence est la règle même de la vie monastique dans les Trappes. Je les interrogeais alors : Est-ce que chaque silence est ? Et ils me confirmèrent qu’il y a beaucoup d’expressions, beaucoup de silences qui sont différents les uns des autres.

Je voudrais mettre l’accent sur cette recherche de subtilités chez l’un et l’autre. Rogers a souvent dit combien il était attentif à ces subtilités ; nous les retrouvons sur d’autres points, par exemple dans la souplesse vécue par les deux hommes ; Elle est toujours accompagnée d’une marque de précaution de ce qui pourrait être pour l’interlocuteur jugement. Voici ce que nous dit Krishnamurti : ” Êtes vous capable de regarder sans aucun sentiment de condamnation, d’évaluation ” (J. Krishnamurti, op. cit., p.152).

Nous retrouvons, ici, cette précaution par rapport aux problèmes de jugement, en préservant la notion d évaluation (nous pourrions en discuter) : mais en tous cas, c’est un appel contre la moralisation et le rejet.

J’ai trouvé beaucoup de possibilités de subtilités chez l’un et l’autre. Chez Rogers, la réalité de cette légèreté me parait très importante pour signifier cette souplesse dans toute la relation. A propos de l’attitude de congruence Max Pagès disait que : ” Ce n’est pas une ascèse, une inhibition de soi, elle est au contraire une acceptation de soi, mieux une “affection de soi”, un plaisir d’être soi “(in A. de Peretti, 1974, p. 186).

Il existe peut-être une différence dans la conception du soi entre Krishnamurti et Rogers, c’est un problème, mais là encore, je pense que l’essentiel est de prendre un appui intérieur, une référence stabilisante. Voici ce que j’écrivais sur ce point : il s’agit de ” se disposer à être tout simplement naturel, (“genuine”) dans la relation à l’autre, simple et pourtant prêt à suivre toute la subtilité des évolutions de sentiments et d’idées que l’expérience, naissante et fraîche, au contact de l’autre, va mettre en marche”(A. De Peretti, ibidem).

C’est non pas la subtilité de la personne en terme de ruse mais c’est la subtilité de suivre l’évolution incessante. Effectivement si nous regardons de près, si nous acquiesçons, si nous consentons (au sens étymologique), à la fois, à sentir et à accepter ce qui se passe en nous, nous voyons bien que les choses changent à une vitesse accélérée chez nous, chez les autres et dans la relation. Il est donc nécessaire de suivre fidèlement, finement ce qui se passe en nous.

Quand je lis Krishnamurti comme Rogers, je ressens cette perception de légèreté, c’est à dire une dominante de sourire, une démarche d’incitations qui ne vont pas trop loin. Ce ne sont pas des gros rires qui sont requis, ni un sérieux crispé, c’est quelque chose de délié, lié à cette légèreté. Celle-ci nous communique une possibilité de mouvement intérieur, mouvement par rapport aux autres en évitant de se crisper sur des attachements comme le dit Krishnamurti ou des adhérences : nous avons des risques d’adhérence intellectuelle. J’apporterais une nuance en disant qu’un vide intérieur n’est pas un vide d’annulation, c’est un vide d’une pluralité de relations à nous-mêmes.

Dans mon livre sur Rogers, j’ai essayé de l’expliquer métaphoriquement en empruntant une notion à la physique des corps où un corps pur peut être en trois phases : il peut être gazeux, liquide, solide. Le problème subtil d’une approche est d’être près du “point triple” parce qu’il est alors possible d’être aussi bien ou en alternance presque immédiate, liquide, gaz, solide à chaque instant (A. de Peretti, 1974, pp.283 et sq.).

Selon ce symbolisme, cette métaphore, il y a la possibilité d’être à la fois, simultanément ou presque dans un sentiment, dans une évocation, dans un sourire. C’est exister dans une situation dans laquelle plusieurs phases de nous-mêmes sont mises en communication les unes avec les autres comme avec celles des personnes avec lesquelles nous dialoguons. Dans cette souplesse, le fonctionnement ne se bute pas, n’est pas solidifié ou complètement vaporisé ou complètement liquide mais il est plural. C’est dans cette possibilité multiple que nous pouvons voir les choses au niveau de l’humour. L’humour qui est à la fois sérieux et tendresse, lucidité et accueil que quelque chose d’autre puisse être, et non pas butée, ou limitation définitive.

Chaque limite est vécue comme agréée, reconnue au point qu’elle s’efface non pas qu’elle y soit contrainte mais parce qu’elle est accueillie.

Cette précaution que je retrouve chez l’un et l’autre leur permet justement de ne pas tomber d’une dépendance dans une contre-dépendance. Et pour nos deux auteurs, le problème subtil est d’éviter et l’une et l’autre car comme le dit Krishnamurti : ” Si je suis en colère contre ma colère, je vais rester en colère “. Alors qu’il faut que j’accueille ma colère. Il s’agit là des “inversions de mouvement” qu’avait notées Pagès à propos de la position, de l’attitude dans l’approche rogérienne.

Il y aurait beaucoup à voir dans ce que l’on pourrait appeler la précaution de non- fermeture d’aucunes phases de l’être, d’aucune relation à autrui, d’aucune constatation des contraintes de la vie, de la condition humaine, ni des contraintes des institutions elles-mêmes. C’est une non-fermeture à chaque instant, cette précaution est nécessaire pour éviter tout ce que j’ai traité sous le terme des processus d’inertie. Ces processus ou mécanismes d’inertie,

comme vous voudrez, s’effectuent aussi bien dans les pensées que dans les perceptions. La perceptivité au sens de Krishnamurti me semble être cette précaution pour qu’à chaque instant on évite que la perception ne se bloque ou ne se fixe sur certains traits ou bien ne cherche la forme la plus simpliste qui justement n’ait pas cette souplesse de l’adaptation à la totalité du réel. Donc, refuser la fermeture (principe de non-fermeture), vivre tous les paradoxes que nous sommes amenés à rencontrer, rechercher la souplesse devant nos frénésies d’activisme et inerties d’activisme. A ce sujet Krishnamurti nous dit : ” Ne rien faire est infiniment plus important que de faire quelque chose ” ( J. Krishnamurti, l972, p.109) ce qui ne veut pas dire, là encore, laxisme ni quoi que ce soit de négatif mais une invitation à suspendre notre obsession de “faire”.

Ce qui serait capital dans le cadre de l’éducation où l’on voit à l’heure actuelle, l’ensemble du monde adulte poussant les enseignants, eux-mêmes, à faire de plus en plus de pressions pour que les jeunes aient de plus en plus de savoirs, soient de plus en plus contrôlés, à chaque instant, par un”contrôle continu”. Dans cette réalité obsessionnelle, ils sont sans cesse comparés les uns aux autres, ce qui les oppose, les divise, au lieu de les mettre en coopération d’apprentissage, en coopération de devenir, en coopération de développement, en coopération de réalité.

Comme le dit Krishnamurti : ” Il n’existe que ces deux choses : l’amour et l’esprit vide de toutes pensées ” (ibid,p.110). Mais là, je suppose encore une fois que le mot pensée doit être revu dans sa traduction, car l’ensemble de la personnalité n’est pas nié, loin de là, par Krishnamurti, pas plus qu’il ne l’est par Rogers, malgré les procès qu’on a pu lui faire. Je pense que c’est à une richesse, une souplesse, un humour auquel nous sommes conviés dans une disposition de confiance, d’amour et de positivité fondamentale, que, personnellement, je retrouve dans l’un et l’autre : même si, par rapport à l’un et l’autre, comme tout un chacun, je peux avoir quelques distances.

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