Notes de lecture pour un exposé au groupe « croyants/incroyants » de Toulouse,
2013, par Jean Lecanu
Quelques remarques préalables
I. Dans l’histoire de la découverte de l’inconscient il apparaît très clairement :
- La naissance d’une école de psychanalyse avec Freud
- La construction d’un système entièrement différent avec Adler : la psychologie individuelle
- L’apparition de la psychologie analytique avec C.G. Jung.
II. Freud est neurologue, Jung est psychiatre. Freud est un juif non pratiquant et non croyant. Jung est un fils de pasteur.
III. Freud souhaite faire de Jung son dauphin, mais Jung n’est ni un disciple ni un dissident de la psychanalyse. Il a ses propres idées avant de rencontrer Freud. Elles sont très différentes et la rupture semble inévitable.
IV. Pour Freud l’inconscient est selon l’expression de Lacan « l’insu », il est ce qui échappe au contrôle de la conscience. Jung voit dans l’inconscient la réalité première de la psyché ou la conscience trouve sa racine. Par libido Freud désigne une « force quantitativement variable permettant de mesurer les processus et les transpositions dans le domaine de l’excitation sexuelle » (Trois essais sur la théorie sexuelle). Par l’libido Jung désigne « une valeur énergétique qui peut se communiquer à un domaine quelconque, puissance, haine, faim, sexualité, religieux, etc., sans être une tendance spécifique » (Métamorphoses de l’âme et ses symboles).
V. Freud estime la religion dangereuse et la métaphysique superflue : pour lui la religion est une névrose obsessionnelle, une illusion inspirée par la croyance infantile à la toute puissance de la pensée. Pour Jung l’homme est naturellement religieux. La « fonction religieuse » est aussi puissante que l’instinct sexuel ou l’instinct d’agressivité.
VI. Dans l’oeuvre de Jung il y a deux aspects :
- Une dimension clinique
- Une dimension plus spirituelle
VII. Les grands jungiens français et je pense plus particulièrement à Elie Humbert ont surtout développé la dimension clinique à cause du contexte national. Il fallait imposer la clinique jungienne à l’égale des cliniques de Freud et de Lacan.
VIII. La clinique de Jung est :
- Confrontation avec l’inconscient
- Relation conscient/inconscient
La Vie
Dans son autobiographie (Ma vie) sous titrée « Souvenirs, rêves et pensées » Jung écrit : « Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation ». Dans sa quatre-vingt troisième année, il entreprend de raconter le mythe de sa vie. Le père de Jung (Paul Achille Jung) s’intéressait aux langues classiques et à l’hébreu mais il devint un modeste pasteur. Jung éprouvait un ressentiment intense à l’égard de son père. Il parle de sa mère (Emilie Preiswerk) comme d’une femme de caractère difficile. Jung ne s’identifie pas à son père mais plutôt à son grand-père. Il n’est pas question de raconter ici la vie de Jung, mais simplement à partir de quatre événements de son enfance et de son adolescence de comprendre comment naît la réflexion de Jung sur le religieux.
- Premier événement : l’apparition d’un jésuite
- Deuxième événement : le rêve du phallus
- Troisième événement : la cathédrale de Bâle
- Quatrième événement : les discussions à l’adolescence avec le père
L’apparition d’un jésuite
« Par un jour d’été brûlant, j’étais assis comme d’ordinaire tout seul, au bord de la route, devant la maison, et je jouais dans le sable. La route passant devant notre demeure allait vers une colline qu’elle gravissait pour se perdre ensuite, là-haut, dans la forêt. On pouvait donc voir de la maison une grande partie de ce chemin. Sur cette route, j’aperçus, descendant de la forêt, un personnage avec un large chapeau et un long vêtement noir. Il ressemblait à un homme portant un habit féminin. Le personnage se rapprochait lentement et je pus constater que c’était vraiment un homme qui portait une sorte de robe noire descendant jusqu’à ses pieds. A sa vue, je fus saisi d’une frayeur qui grandit rapidement jusqu’à devenir terreur mortelle, car en moi se formait l’idée terrifiante : «C’est un jésuite !» Peu de temps auparavant, en effet, j’avais entendu une conversation de mon père avec un de ses collègues sur les agissements des «jésuites». Le ton agacé et à moitié angoissé de ces remarques me donna l’impression que les «jésuites» étaient particulièrement dangereux, même pour mon père. Au fond, je ne savais pas ce que signifiait le mot «jésuite». Mais je connaissais le mot «Jésus», appris dans ma petite prière.
L’homme qui descendait la route devait évidemment être déguisé, pensai-je. C’est pourquoi il portait des habits de femme. Vraisemblablement, de mauvaises intentions l’habitaient. Saisi d’une peur mortelle, je courus à toute bride à la maison, grimpai l’escalier jusqu’au grenier, me blottis sous une poutre dans un coin obscur. Je ne sais pas combien de temps j’y restai ; ce fut assez long, car lorsque je redescendis prudemment au premier étage et mis, avec beaucoup de précaution, ma tête à la fenêtre, il n’y avait, ni de près, ni de loin, la moindre trace de l’homme noir. Mais je gardai en moi, durant des jours, cette peur infernale, et cela me décida de rester à la maison. Plus tard, quand je jouais dans la rue, la lisière de la forêt restait toujours pour moi l’objet d’une attention inquiète. Plus tard, enfin, je compris naturellement que ce sombre personnage n’était qu’un inoffensif prêtre catholique. »
Le rêve du phallus
« A peu près à la même époque… j’eus le premier rêve dont je puisse me souvenir et qui devait me préoccuper toute ma vie durant. J’avais alors trois ou quatre ans. Le presbytère est situé isolé près du château de Laufen et derrière la ferme du sacristain s’étend une grande prairie. Dans mon rêve, j’étais dans cette prairie. J’y découvris tout à coup un trou sombre, carré, maçonné dans la terre. Je ne l’avais jamais vu auparavant. Curieux, je m’en approchai et regardai au fond. Je vis un escalier de pierre qui s’enfonçait ; hésitant et craintif, je descendis. En bas, une porte en plein cintre était fermée d’un rideau vert. Le rideau était grand et lourd, fait d’un tissu ouvragé ou de brocart ; je remarquai qu’il avait une très riche apparence. Curieux de savoir ce qui pouvait bien être caché derrière, je l’écartai et vis un espace carré d’environ dix mètres de longueur que baignait une lumière crépusculaire. Le plafond voûté était en pierre et le sol recouvert de dalles. Au milieu, de l’entrée jusqu’à une estrade basse, s’étendait un tapis rouge. Un trône d’or se dressait sur l’estrade ; il était merveilleusement travaillé. Je n’oserais l’affirmer, mais il était peut-être recouvert d’un coussin rouge. Le siège, véritable trône royal, était splendide, comme dans les contes ! Dessus, un objet se dressait, forme gigantesque qui atteignait presque le plafond. D’abord, je pensais à un grand tronc d’arbre. Haut de quatre à cinq mètres, son diamètre était de cinquante à soixante centimètres. Cet objet était étrangement constitué : fait de peau et de chair vivante, il portait à sa partie supérieure une sorte de tête de forme conique, sans visage, sans chevelure. Sur le sommet, un oeil unique, immobile, regardait vers le haut.
La pièce était relativement claire, bien qu’il n’y eût ni fenêtre, ni lumière. Mais, au-dessus de la tête brillait une certaine clarté. L’objet ne remuait pas et pourtant j’avais l’impression qu’à chaque instant il pouvait, tel un ver, descendre de son trône et ramper vers moi. J’étais comme paralysé par l’angoisse. A cet instant insupportable, j’entendis soudain la voix de ma mère venant comme de l’extérieur et d’en haut, qui criait : « Oui, regarde le bien, c’est l’ogre, le mangeur d’hommes ! »
L’événement de la cathédrale de Bâle
« Par un beau jour d’été de cette année 1887, en revenant du collège à midi, je passais sur la place de la cathédrale. Le ciel était merveilleusement bleu dans la rayonnante clarté du soleil. Le toit de la cathédrale scintillait, le soleil se reflétait dans les tuiles neuves, vernies et chatoyantes. J’étais bouleversé par la beauté de ce spectacle et je pensais : « le monde est beau, l’église est belle et Dieu a créé tout ça et il siège au-dessus, tout là-haut dans le ciel bleu sur un trône d’or… ». Là-dessus, un trou, et j’éprouvais un malaise étouffant. J’étais comme paralysé et je ne pensais qu’une chose : maintenant surtout ne pas continuer de penser !… Je rassemblai tout mon courage, comme si j’avais eu à sauter dans le feu des enfers, et je laissais émerger l’idée : devant mes yeux se dresse la belle cathédrale et au-dessus d’elle le ciel bleu ; Dieu est assis sur son trône d’or très haut au-dessus du monde et de dessous le trône un énorme excrément tombe sur le toit neuf et chatoyant de l’église ; il le met en pièces et fait éclater les murs ».
Les discussions à l’adolescence avec le père
« Plus tard, lorsque j’eus dix huit ans, j’eus avec mon père de nombreuses discussions toujours avec le secret espoir de lui faire sentir quelque chose de grâce, merveilleusement efficace, et ainsi de lui venir en aide dans ses conflits de conscience. J’étais persuadé que, s’il accomplissait la volonté divine, tout finirait par aller pour le mieux. Malheureusement nos discussions n’arrivaient jamais à une issue satisfaisante. Elles l’irritaient et l ‘attristaient. « Eh quoi ! Avait-il l’habitude de dire, tu ne songe qu’à penser. Il ne faut pas penser, il faut croire ». Et moi je pensais : « Non, il faut faire l’expérience et savoir », mais je disais : « Donne-la-moi, cette foi ». Là-dessus, il s’en allait, résigné, haussant les épaules ».
Dans un article intitulé : « L’image du père dans les rêves de Jung » (Cahiers de psychologie jungienne numéro 44) Pierre Ferret analyse le rêve du phallus et écrit : « Le phallus est l’antithèse du Seigneur Jésus. Ce sont tous les deux des dieux, mais ils ont des attributs tout à fait opposés.
Le Seigneur Jésus :
- siège sur un trône
- représente le dieu
- évoque le cadavre
- est la clé de voûte
- entre en collusion
Le phallus :
- siège sur un trône
- représente le dieu
- évoque la fête dyonisiaque de la nature
- constitue l’expression de la libido païenne
- entre en collusion avec la mère
Cette antithèse entre ces deux « divinités » a certainement constitué un problème majeur (sinon le problème) pour Jung pendant toute sa vie. »
Le religieux
Certains mots reviennent chez Jung avec un sens qu’il est bon de préciser.
L’âme
Le mot figure chez Freud et chez Jung. Pour Freud nous trouvons dans les traductions françaises « appareil psychique ». Pour Jung « psyché ». L’âme est la globalité de la psyché, une totalité consciente-inconsciente. Mais l’âme est aussi la réalité médiane entre le corps et l’esprit. Enfin le monde de l’âme est aussi un monde d’images dans lequel esprit et matière ne sont pas disjoints.
L’individuation
« La faculté de se découvrir et de s’assumer dans la vie comme quelqu’un d’unique dans son entièreté » (Michel Cazenave). A la question : l’individuation a-t-elle existé avant vous ?Jung répond : « vous ne croyez quand même pas que Lao Tseu m’a attendu pour devenir Lao Tseu ? » L’individuation est un processus.
L’entièreté
De l’union de la conscience et de l’inconscient naît l’entièreté désignée par les symboles.
« La totalité n’est pas la perfection, elle est l’intégralité de l’être ». Le mot allemand « Ganzhit » traduit par entièreté n’est pas une addition d’éléments « mais une difficile et paradoxale recherche d’équilibre » (pour le vocabulaire, consulter Aimé Agnel).
Le sacré et le religieux
Le sacré, ce que Jung va appeler le numineux après sa lecture de Rudolf Otto, il l’a toujours admis. Jung écrit « nul n’est guéri, qui n’a pas recouvré une position religieuse ». Le mot religieux est à entendre dans le sens de religere : « l’évaluation en toute conscience de l’expérience du sacré » (Michel Cazenave). Jung est marqué par la théologie négative de Maître Eckhart et l’on peut dire que sa pensée se présente comme une psychologie apophatique.
Jung a commencé sa carrière comme psychiatre et il a été confronté à la schizophrénie. Il écrit : « il existe beaucoup de gens dont on peut affirmer qu’ils sont fous et qui font l’expérience du divin ». Jung parle d’expérience du divin, il ne parle pas de Dieu mais des images de Dieu en nous, ce qui ne prouve rien quant à l’existence de Dieu.
Pour lui, cette image de Dieu est un symbole de soi. Il s’en tient au psychologique sans nier qu’il existe « quelque chose qui relève d’un ordre qui diffère du psychisme » (Michel Cazenave) mais qui demeure de l’ordre de l’inconnu, on n’y a pas accès.
Le Soi
« Le soi est un terme que Jung a repris à la mystique indienne, par lequel il essaie de pointer une réalité organisatrice de l’ensemble de notre psyché. Elle correspond à ce qu’on appelait dans les religions l’image du divin, et joue un rôle d’organisation entre le conscient et l’inconscient de façon à recréer une totalité de la personne. Totalité toujours en devenir. »
Le processus d’individuation est une voie qui n’est jamais terminée.
L’esprit
En 1985, dans le numéro 44 des Cahiers de psychologie jungienne, Luigi Aurigemma écrit un article sur « la dimension spirituelle dans l’oeuvre de Jung » : « la littérature jungienne de langue française ignore presque totalement la famille de mots que je viens d’évoquer : esprit, spirituel, spiritualité, inspirer, inspiration, etc. ». En 2008, dans son Dictionnaire Jung (Ellipse) Aimé Agnel retient le mot esprit et nous dit que « l’esprit est le principe dynamique de l’âme, ce qui lui donne branle et mouvement… origine et fin du processus d’individuation… est de fait assimilable au soi dans sa relation dialectique à la simple conscience humaine ». L’esprit est une transcendance immanente. L’esprit se révèle « comme la face de lumière de notre ombre la plus cachée ». Dans son article Luigi Aurigemma rappelle cette phrase de Jung et conclut : « voici des termes « infini », « essentiel » qui, justement touchent l’Esprit, appartiennent à cette autre réalité de la vie psychique qu’est le plus humain des archétypes, celui de l’esprit ».
Le temps est maintenant venu de regarder ce qu’il en est de la confrontation de Jung avec les théologiens. Nous le ferons avec la question du 3 et du 4 et le problème du mal.
La question du 3 et du 4
A la recherche du « quatrième perdu » écrit Ysé Tardan Masquelier. La quaternité « n’est pas un concept logique, mais une donnée empirique » (La vie symbolique). Elle est une image de la totalité dans la mesure où les opposés sont réunis en elle (Aimé Agnel). « Mais elle est conçue comme une image de totalité inexprimable, en d’autres termes comme un symbole » (La vie symbolique). C’est surtout la dynamique de ce symbole qui intéresse Jung, le fait qu’il se présente très souvent dans une forme « instable ». Exemple : trois fonctions peuvent être au service de mon conscient, alors que la quatrième, la fonction dite inférieure, souvent restée dans l’ombre, échappe à son contrôle (Aimé Agnel). La quaternité est « une création de l’inconscient » (Psychologie et religion). La quaternité s’oppose au symbole central du christianisme, qu’elle complète ou transforme par le rajout d’un quatrième principe qui peut être, soit le mal soit l’élément féminin (Aimé Agnel). Jung attache de l’importance au dogme de l’Assomption de Marie promulgué en 1950.
Quant au diable il reste toujours exclu et même annulé par la privatio boni. Où est le diable ? Jung écrit : « la trinité n’est pas un schéma ordonnateur naturel, mais artificiel. L’état naturel du symbolisme doit être restauré selon l’image quaternaire : Père, Fils, Esprit, Diable où deux correspondances se croisent, d’une part l’identité contraire du Christ et de son adversaire, d’autre part, le déploiement du père dans la multiplicité du Saint Esprit » (Essais sur la symbolique de l’esprit, pp. 203 à 233). Les théologiens ne pouvaient accepter cette conception car « le saut des représentations psychologiques aux vérités révélées n’est pas admissible pour un chrétien » (Ysé Tardan Masquelier).
La réponse à Job ou la question du mal
A la question que développe Jung, Michel Cazenave pouvait répondre : que le dieu de l’ancien testament est en définitive un dieu mauvais, tout pétri de jalousie et de violence et un dieu mauvais par ce qu’il a perdu sa sophia. Cette réponse à Job vaudra à Jung l’accusation de gnostique de la part de Buber. Henri Corbin quant à lui pense que « le problème auquel la réponse à Job avait à faire face était celui de l’intégration du côté d’ombre, de l’aspect ténébreux de la divinité » et de préciser que dans la privatio boni « tout se passe comme si il était d’ores et déjà décidé que le mal n’est ni ne peut être antérieur à l’existence de l’homme » (Carl Gustav Jung, édition de l’Herne).
Après avoir lu le manuscrit de réponse à Job, Eric Neumann devait écrire à Jung : « c’est un livre qui m’atteint profondément ; je trouve que c’est le plus beau et le plus profond de vos livres, quoique, à proprement parler, il faut le dire, il ne s’agisse pas d’un « livre ». En un certain sens, c’est un débat avec Dieu… ». Il s’agit bien d’un débat avec Dieu, un débat sur le mal.
A ce stade nous pouvons dire : – que Jung ne dit rien de l’existence ou de la non existence de Dieu, il ne parle que de l’image de Dieu dans l’âme – qu’il critique la trinité chrétienne et prend position pour la quaternité et veut compléter la trinité par le féminin – qu’il pense que le Dieu n’est pas seulement un Dieu bon mais aussi un Dieu terrible – qu’il ne peut accepter la conception chrétienne de la privatio boni. Pour lui le mal n’est pas une privation de bien, le mal existe en lui – même – qu’il se méfie des dogmes et s’en remet à l ‘expérience.
A la question de John Freeman : « croyez-vous en Dieu ? » Jung répond: « difficile de répondre. Je sais. Je n’ai pas besoin de croire. Je sais. » (Jung parle, Buchet Chastel) Jung est un psychiatre, un empirique. Il veut comprendre, connaître, savoir. Des Sept sermons aux morts à Job,il y a un chemin de compréhension qui va de la gnose à la psychologie analytique, en passant par l’alchimie.
Il nous reste à regarder ce que Jung nous dit de la mystique et du sens.
Jung et la mystique
En 2009, paraît aux éditions Sully, Jung et la mystique de Steve Mélanson. Dans sa préface Michel Cazenave écrit : « ce n’est pas le moindre mérite de Steve Mélanson que d’avoir voulu comprendre avec courage et rigueur, et parfois sans ménagement, ce rapport de Jung à Maitre Eckhart ». Et Françoise Bruley a rendu remarquablement compte de ce livre dans le numéro 133 des Cahiers jungiens de psychanalyse. Le livre de Steve Mélanson nous semble vraiment très important. Dans Les types psychologiques Jung parle de la « relativité de l’idée de Dieu chez Maître Eckhart » (pp. 233 à 251) . Jung considère Eckhart comme « le plus grand penseur » de son époque ou encore « le plus brillant représentant de la tendance critique de l’Eglise à la fin du XII siècle. Par relativité de l’idée de Dieu, Jung entend « l’opinion selon laquelle Dieu n’existe pas « absolument », c’est à dire indépendamment du sujet humain ni en dehors de tout conditionnement humain ».
Le livre de Steve Mélanson comporte deux parties : Dans une première partie, il nous fait comprendre comment la théologie mystique chrétienne s’articule avec le système psychologique jungien. Dans une seconde partie, il dévoile comment, pour Jung, cette mystique doit orienter tout un pan inédit de la voie occidentale et moderne de la rénovation de l’esprit religieux. Mélanson insiste sur le fait que la mystique est en évolution et pour Jung la mystique de Maître Eckhart est un projet à réaliser .
Chez Maître Eckhart parmi les notions importantes nous trouvons le détachement et la naissance de Dieu en l’homme. Le détachement n’est pas un but c’est un moyen. Pour Jung la mystique moderne doit dépasser Eckhart et Silésius est allé plus loin. Pour Silesius, Dieu et l’âme coïncident : « La force créatrice ne semble plus émaner de Dieu, mais celui-ci naît de l’âme » (Jung, Aïon). Chez Silésius l’âme est une image de Dieu. La mystique moderne implique le détachement , un détachement où l’individu se dépouille de toutes tendances sensibles et de toutes tendances intellectives, un dépouillement des images.
Alors que Jung estime l’efficacité des images de l’âme, elles constituent le centre de l’imagination active (procédé thérapeutique). La voie mystique moderne peut être envisagée comme complémentaire de l’imagination active.
Par ailleurs nous savons que « l’ individuation n’exclut pas le monde, elle l’inclut » (Jung). A partir de la voie de Maître Eckhart, de Silésius et de la voie jungienne, Mélanson nous donne une définition du mystique moderne : « Le mystique moderne est celui qui réalise une unité de l’Esprit dans le détachement de ses tendances sensibles et images intellectives tout en demeurant actif au niveau de sa vie consciente incarnée dans la réalité terrestre ».
Le sens
Sur la question du sens de la vie, Jung s’est exprimé dans Ma vie : « le monde dans lequel nous pénétrons en naissant est brutal et cruel, et, en même temps, d’une divine beauté. Croire à ce qui l’emporte du non-sens ou du sens est une question de tempérament. Si le non-sens dominait en absolu, l’aspect sensé de la vie disparaitrait de plus en plus au fur et à mesure de l’évolution. Mais cela n’est pas, ou ne semble pas, être le cas. Comme dans toute question métaphysique, les deux sont probablement vrais : la vie est sens et non-sens, ou elle possède sens et non-sens. J’ai l’espoir anxieux que le sens l’emportera et gagnera la bataille ».
Pour la question du sens de l’existence Jung part de sa clinique : « la psychonévrose en dernière analyse est une souffrance de l’âme qui n’a pas trouvé son sens » (La guérison psychologique). Mais sur cette question il faut lire les deux articles d’Elie Humbert : la question du sens une pratique du sens et bien comprendre que la question du sens peut rester une question théorique qui n’a de réponse que dans une pratique du sens. Le sens se découvre par le sentiment que j’ai d’être dans le sens. Autrement dit, en moi, une fonction, la fonction sentiment évalue que cela fait sens pour moi, que je suis dans le sens.
« A la question du sens répond l’expérience d’être entier » (Elie Humbert).
Bibliographie
A. Historique :
Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, FAYARD (1970 et 1994)
B. Clinique :
– Aimé Agnel, Dictionnaire Jung, ELLIPSES (2008)
– Elie G. Humbert, Jung, HACHETTE LITTÉRATURE (1982 et 2004)
– Viviane Thibaudier, 100% Jung, EYROLLES (2011)
C. Vie : C. G. Jung, Ma vie, GALLIMARD (1967)
D. Religieux :
– Ysé Tardan Masquelier, La sacralité de l’expérience intérieure, DROGUET ET ARDANT (1992 – 1998)
– Luigi Aurigemma, L’éveil de la conscience, L’HERNE (2009)
– Steve Mélanson, Jung et la mystique, SULLY (2009)
– C.G. Jung :
– L’âme et la vie, BUCHET-CHASTEL (1965)
– L’âme et le soi renaissance et individuation, ALBIN MICHEL (1990)
– Le divin dans l’homme, ALBIN MICHEL (1999)
– Michel Cazenave :
– L’expérience intérieure, EDITIONS DU ROCHER (1997)
– Jung revisité : tome 1 -la réalité de l’âme , ENTRELACS(2011)
E. Sens :
« La question du sens » dans Elie Humbert, Ecrits sur Jung, RETZ (1993)
« Une pratique du sens » dans Elie Humbert, L’homme aux prises avec l’inconscient, RETZ (1992)
tome 2 –Jung et le religieux (2012), ENTRELACS