(propos improvisés tenus auprès du groupe de discussion existentielle de Paris, 1998)
Décryptage de la bande magnétique: Jeannine Bodevin
R. Barbier (R.B) : Le thème de ce soir porte sur la sensibilité. J’ai demandé à Jacques de nous parler de la sensibilité et essentiellement à partir de lui-même. Ce qui était une épreuve. Je ne sais pas si cela va être une épreuve, mais dans mon esprit, c’était une épreuve. Voilà, tu as la parole.
J. Ardoino (J. A) : Je serais relativement bref car je n’ai, au moins consciemment, aucune intention de vous couper l’appétit. René a des façons de choisir et de “donner”, bien à lui, qui évoquent un mécanisme reconnu, déjà maintes fois analysé. C’est celui du “cadeau narcissique”. Quand il fait un cadeau à quelqu’un, il choisit le présent qu’il aurait voulu qu’on lui fasse. Ainsi, il m’attribue aujourd’hui la sensibilité comme thème de réflexion, mais en réalité, c’est le thème qui l’intéresse, lui, par excellence. Il y a donc quelque chose qui ressemble à un piège dans son invitation. J’essaierais quand même de répondre le plus honnêtement possible à la question posée sur ma propre sensibilité, mais peut être pas tout de suite pour me donner quelque distance à travers un peu de temps.
Plus généralement, la sensibilité est déjà une notion extraordinairement polysémique, parce que, d’une part, elle s’ancre dans les “sens”, et, par conséquent, dans la sensualité, pouvant même aller jusqu’à la philosophie que Condillac a su élaborer à travers un système sensualiste. Au fond, l’idée de ce dernier était, peut-être, d’expliquer toute la construction de l’esprit humain à partir de l’éveil progressif des sens. Il partait ainsi d’une statue inanimée pour la voir ensuite s’animer progressivement, jusque et y compris l’éveil de la la faculté de l’entendement. Il y a, aussi, à côté de la sensibilité proprement dite, une “sensoricité”, en quelque sorte, c’est-à-dire que, dans le prolongement des sens, il va y avoir un effet d’excitabilité de ces différents sens, et, par conséquent, une activité réflexe dans une très large mesure. C’est un premier pôle que je situerais comme étant lié surtout à l’émotion, à l’émotionnalité, tandis que l’autre pôle de la sensibilité, c’est, pour moi, le sentiment. C’est à dire qu’avec le sentiment, on s’inscrit toujours dans une durée, avec une mémoire du vécu. Le temps n’est plus alors “l’ici et le maintenant”, l’instantanéité, l’éphémère, qui vont jouer un rôle prédominant.
Avec le sentiment, c’est toute l’affectivité, toute la vie affective et le terme “sensible” retrouvera plutôt l’acception de la propriété, de la qualité d’un l’être, “l’être sensible” (non plus sensible au premier sens du terme, réactivité à partir d’émotions ou de discriminations à l’intérieur de la perception). On connaissait déjà ça au niveau du sensoriel, avec ce qu’on a appelé la sensibilité différentielle, c’est-à-dire le fait que nous apprenons très tôt à repérer des choses, à “sentir” des choses à partir des différences qu’il peut y avoir entre un état T0 et un état T1.
Avec le sentiment, on est plutôt dans le registre d’une élaboration qualitative, parce qu’il y a des éléments de vécu, parce qu’il y a une mémoire, qui s’y ajoutent alors que pratiquement cette mémoire du vécu (à ne pas confondre avec l’engrammation) ne jouait pratiquement pas quand il s’agissait seulement d’une chaîne motrice, de stimuli et de réponses. Ce qui va encore compliquer cette polysémie, c’est qu’il y a encore une troisième acception, qu’on retrouve dans tous les dictionnaires, qui est la propriété d’un objet sensible, comme, par exemple, une balance peut être sensible. Alors, dans ce dernier cas, nous sommes explicitement dans l’ordre du mécanique.
Dans les deux cas précédents nous restions dans l’ordre du biologique et de l’humain. Avec cette dernière acception, l’objet rendu sensible par un traitement approprié, on va pouvoir mieux comprendre cette sorte d’idéal, ou d’impératif, d’objectif, cette ambition de maîtrise (naturelle pour l’objet, mais non pour l’humain), de le rendre sensible. J’ai pris l’exemple de la balance (on ne rend d’ailleurs pas sensible une balance, encore qu’on puisse la régler), mais on comprendra peut être mieux encore si je prends l’image, cette fois, de la photographie, et justement d’une “plaque sensible”, qui va être sensibilisée par la lumière, c’est-à-dire qui va être “impressionnée”. Ces trois acceptions qui sont classiques, qu’on trouve dans tous nos dictionnaires, suffisent à souligner au passage les méfaits qui risquent de résulter des allant-de soi, quand il n’y a pas un travail préalable exigeant sur le langage, parce que bien entendu, vous voyez très bien, à quels embarras nous nous préparons, si je mêle plus ou moins confusément les trois acceptions (l’émotion, le sentiment et l’objet sensible). On passera trop vite et trop facilement de l’un à l’autre, dans une sorte de continuum, alors que c’est au contraire tout fait impossible dans la réalité.
Imaginons maintenant les projections dans les situations, et les pratiques, de formation, avec l’idée que c’est bon de rendre plus sensible quelqu’un qui ne l’était pas autant auparavant. Le formateur, par exemple, peut vouloir sensibiliser des participants ou des partenaires, mais il ne sera plus alors très loin, en même temps, de l’idée de ce qu’un traitement chimique approprié rendra une plaque ou une pellicule plus sensible. C’est tout à fait important de comprendre cela très tôt et de ne pas en être dupe, parce que si je dis, encore à peu près à juste titre, que j’ai intérêt à accroître la sensibilité d’un objet, je n’aurais plus du tout la même maîtrise, le même pouvoir quand s’il s’agira vraiment d’élèves ou de formés. C’est-à-dire qu’en réalité quand nous disons, en tant que formateurs, que nous projetons des actions de sensibilisation les concernant, que voulons nous dire ? Moi, j’ai utilisé ces mêmes termes dans les années 50-60. Il y avait des sessions de sensibilisation, qu’est-ce que nous entendions alors par sessions de sensibilisation ? Nous attendions de la session, et de ce type de formation, qu’ils rendent les participants plus sensibles, un peu comme s’ils étaient des objets relativement inertes.
Ce qui nous intéresse principalement ce soir, bien sûr, ce n’est pas seulement l’émotion, ni le corps. Encore qu’on y revienne toujours. L’émotion, c’est aussi l’appétit de vivre, c’est aussi la jouissance notamment, et, par conséquent, il y a incontestablement, là, quelque chose de particulièrement essentiel pour le développement humain. Mais je crois que la question telle qu’elle était posée par René est beaucoup plus encore la propriété de l’être sensible, c’est-à-dire sa façon d’être au monde, et, par conséquent, de sentir le monde mais, aussi, et parce que l’un ne va pas sans l’autre, de répondre au monde, c’est-à-dire aux sollicitations du monde. Cela nous invite donc à réfléchir sur la place centrale de l’affectivité dans le développement de la personne. Mais à ce moment-là, pour bien distinguer ce dernier registre des aspects tenant davantage à la réflexologie ou à l’émotivité de l’ici et du maintenant, de l’instant, je crois qu’on a effectivement intérêt à parler de la vie affective à retrouver finalement ce que voulait dire Max Pagès à propos des groupes. La vie affective des groupes, c’est aussi la vie affective des personnes, bien sûr, celle des gens en relation ou en interaction au sein de tels ensembles pratiques.
En aparté, avant le début de notre réunion, deux ou trois d’entre vous, maintenant situés dans l’aile gauche de la salle, m’ont parlé de leur difficulté à mettre un deuxième “point final” au week-end qui m’a été offert, et qui avait lieu à Chantilly, du 30 mai au 1er Juin derniers. Ils évoquaient ainsi, après s’être retrouvés, raccompagnés, la difficulté de rompre. Ce faisant ils frôlaient peut-être également, sans très bien le savoir, une forme d’emprise..
Car cette vie affective peut être aussi bien expérience de l’emprise. C’est une emprise et c’est, en même temps, une illusion. Une illusion groupale en quelque sorte, dans ce qu’elle peut avoir de bon mais aussi, comme toute illusion d’ailleurs, de mauvais ou de limitatif. Bon, si on avait à travailler cela, ce qui serait relativement facile, cela prendrait toutefois du temps, et requérrait une soigneuse analyse du langage. Il faut bien remarquer que lorsqu’on se donne une démarche clinique, au sens où nous l’entendons, pour approcher la formation ou pour approcher l’éducation, plus généralement encore pour une meilleure intelligence des phénomènes humains, il soit aussi question de sensibilité et, dans un sens qualitativement différent de tout ce qui a précédé, parce que l’on entend par là avec, cette sensibilité, le tact, la mesure, l’adéquation de la réponse à l’écoute à ce que l’on entend et, bien entendu, ce n’est pas par hasard, si René a employé la notion d’écoute sensible, et donc une écoute qui va être qualitativement apte à la relation avec autrui. J’ai employé le mot qualitativement appropriée, appropriée à la rencontre avec l’autre mais en sachant très bien que la rencontre avec l’autre c’est aussi, avant tout, la rencontre avec soi-même.
J’ai trouvé, tout à fait par hasard, cette phrase, qui m’a beaucoup parlé, venant d’un poète brésilien Virgillio de Lemos. Il a écrit : “Vous êtes le dialogue avec l’autre et avec l’étranger en vous-mêmes. Vous avez la capacité de surprendre et d’inquiéter la rage de vivre”. Dans l’écoute clinique sensible, dans la démarche de ce que l’autre dit, c’est tout cela effectivement qui est en jeu. C’est-à-dire que je me sers de l’autre pour me comprendre, pour me retrouver, pour m’accepter, pour me “colleter” avec moi-même, et je me sers de moi pour répondre à quelque chose de la demande de l’autre, dans la mesure où je peux, dans la mesure où cela se passe bien, dans le mesure où j’ai de la chance. Il y a, de la sorte, ce va-et-vient entre ce qui parle en moi, ce qui parle de moi et que je ne connais pas, donc qui est étranger, qui sourd de moi, et puis ce qui m’interroge de l’autre, ce qui me remet en question.
C’est pourquoi j’ai repris ce poème de Virgillio de Lemos. Il nous faut la capacité de surprendre, d’inquiéter, c’est pour cela que ce n’est pas mauvais d’être “sorcier” (rappelez-vous ces vers qu’empruntait Freud à Virgile “si je ne puis fléchir les dieux, je mobiliserai l’Acheron”), et il faut la rage de vivre, pas seulement la paix de vivre, la douceur de vivre où l’harmonie, (suivez mon regard en direction de René Barbier). Il faut aussi qu’il y ait des éléments furieux. Tout à l’heure. Christian se réjouissait des mouvements sociaux actuels, qui font d’ailleurs très bien écho à ce que disait Roger. Bambuck (ancien ministre des sports) il y a seulement quarante huit heures. C’est ça la rage. Parce que bien entendu, c’est complètement incompréhensible, mais le vrai sens de tout cela, c’est de “crever la bulle” : cette sorte d’enfermement totalitaire qui donne une image de tout un pays qui ne marche plus qu’à l’heure de la “Coupe du monde”, au point même que toute la presse britannique vilipende ce matin effectivement “ces Français”, qui sont, la formule est très jolie dans un journal anglais, “les finalistes de la grève”. Bon, voilà le petit débroussaillage notionnel, conceptuel, que je voulais faire en guise de prélude à notre propos de ce soir.
Pour ne pas me soustraire totalement, maintenant, au piège tendu, c’est vrai que la sensibilité est pour moi un problème parce que j’ai construit une forme intellectuelle où cette sensibilité est abritée, sinon verrouillée. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas de sensibilité. J’ai parlé, hier ou avant-hier, dans le même sens, d’une sensibilité de prothèse. Cette sensibilité est tordue, elle ne s’exprimera pas spontanément. Je la dois à mon enfance, à mon errance, aux rapports avec ma mère comme à la nécessité de survivre. Bizarrement, je fais un parallèle avec le fait qu’un enseignant, un formateur, dans des genres différents, ne doit être pas là où l’on l’attend, mais, au contraire, être, le plus souvent possible, là où l’on ne l’attend pas. Ce qui reste assez vrai. Personne ne le fera de la même manière, puisque chacun a son style, mais c’est quand même quelque chose qui peut effectivement se dire et se conseiller. Et là je suis pris. Mon vécu de ma sensibilité fonctionne relativement de la sorte, mais cette fois malgré moi. C’est-à-dire que je ressens l’affichage de ma sensibilité comme stratégique. Elle a été conditionnée comme cela. Elle s’est construite, de la sorte à travers tout un jeu de mécanismes de défense, et probablement elle m’a permis de survivre, de m’accommoder, de négocier avec la vie, avec les différents événements qui ont marqué ma petite enfance. Et là autant sur le plan de l’enseignement où sur le plan d’une stratégie de formation qui s’est adaptée, et cela est souhaitable, avisée comme comportement, autant sur le plan de la vie et sur le plan même du contact avec autrui, c’est un “manque à gagner”, une perte. La vie c’est un jeu où on ne peut que perdre, perte et manque.
Mais la vie reste quand même aimable, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire pouvant être aimée, je dis bien “pouvant être aimée”, je ne dis pas “devant être aimée” ce qui aurait un côté “boy-scout”. Je me reconnais donc, d’une certaine manière, comme ayant une sensibilité morbide, maladive. Je la sens comme m’ayant joué des tours, comme m’ayant trompé aussi, et cela entraîne un “manque à gagner” (je n’aime pas trop cette expression qui fait “maquignon”). C’est plutôt un “manque à être” qui constituerait, ici, la formule la plus acceptable C’est une privation, une limitation d’être. Bon, mais je vis avec ma prothèse et contrairement aux attentes quelque peu magiques de René, je ne vais pas me lever et marcher en la jetant tel un paralytique miraculé (il n’a jamais dit cela mais je le lui prête généreusement, il est très capable d’attendre pour moi un effet cathartique, libératoire, thérapeutique de l’”épreuve” soigneusement préméditée de ce dîner, cf. ses paroles du début). Une petite thérapie comme cela, vite fait, en sandwich. Ca je ne le crois pas. Je pense d’immenses possibilités de changements en chacun d’entre nous mais là encore elles sont encore un peu comme la sensibilité ou comme une stratégie à l’égard des étudiants, les vrais changements ne sont jamais là où on les attend et ils sont toujours là où on ne les attend pas. Donc je ne pense pas que sur cet échange, sur cette question que je récupère beaucoup d’une sensibilité un peu froide, un peu refroidie effectivement.
J’ai cessé de fumer, il y a maintenant pas loin de 6 ans, j’ai recommencé à fumer tout aussi volontairement, mais cela c’est justement mon côté tordu. J’ai recommencé volontairement à fumer il y a un an et demi pour ne pas renoncer à un plaisir en admettant qu’il devait rester modéré. Dans les douze premiers mois de cette année et demie, j’ai fumé un cigare par semaine, dans les quatre derniers mois de ces dix-huit mois j’ai plutôt fumé un fumé un cigare par jour (c’était ainsi tous les dimanches) et maintenant, probablement parce que ma sensibilité sentait beaucoup plus de choses que je n’en disais ou laissait paraître, je me suis remis à fumer une dizaine de cigarillos par jour. Ce qui montre bien qu’il existe aussi une sensibilité (au premier sens du terme), avec des engrammations, des traces. Nous ne sommes pas inertes. L’autre sensibilité, dans la seconde des deux acceptions du terme que nous avons distinguées ce soir, impliquerait, pour sa part, de développer un art du sensible.
C’est un dernier point et je terminerai là dessus, En d’autres termes, comment jouer (autrement qu’en acteur, l’acteur doit aussi pouvoir en jouer à son tour mais dans un autre souci), comment jouer librement de sa sensibilité dans ses rapports à autrui, cette fois en tant qu’auteur. Le monde minéral, météorologique, le monde en tant que rapports de force ne s’intéresse ni à ma sensibilité, ni à la tienne. C’est d’ailleurs ce qui rend des gens mal à l’aise quand ils ont choisi comme métier l’administration et qu’ils se soucient en plus de se montrer sensibles. De ce côté là, ça ne peut jamais marcher. Il n’y a pas de sensibilité possible dans l’administration. Donc ce n’est pas un rapport au monde et comment jouer de sa sensibilité et faire jouer sa sensibilité et peut-être comment l’éduquer. C’est un rapport à l’autre, intersubjectif.
A ce moment, là on rejoindrait assez bien Snyders, à propos de la musique. Parce qu’effectivement, la culture d’un art est l’éducation de la sensibilité. C’est alors essentiellement un travail sur le qualitatif, sur des nuances, une sorte d’enrichissement de la sensibilité mais, aussi, immédiatement après, comme il n’y a pas d’art sans grammaire (même la danse, la musique et le chant ont leurs grammaires) il faut encore vouloir discipliner cette sensibilité. On l’éduque et en même temps on l’enferme et on l’emprisonne. C’est vrai aussi de la poésie, parce qu’il ne peut pas y avoir non plus de poésie, à la fois, si elle n’est relative à autrui et si, de surcroît, elle ne passe pas par la symbolisation et l’obéissance à des règles.
Comment réaliser tout cela ? Ce sont des thèmes à propos desquels nous n’avons que des questions et probablement nous n’aurons jamais de réponses autres que pratiques, que découvertes dans l’action. La vie peut être aimable si on a de la chance. Et bien oui, parce qu’il y a aussi la chance des rencontres. On fait sa chance, et puis il y a aussi ce que l’autre fait et que nous ne faisons pas et l’autre n’est pas là magiquement à notre disposition. Les bons sentiments ne suffisent pas.
R.B : Je te remercie Jacques. On va peut-être continuer un peu sur cette discussion, et peut-être sur des points avec lesquels on n’est pas d’accord. Je ne suis pas d’accord avec ce que tu dis de la sensibilité de prothèse te concernant, même si c’est toi qui l’affirme… J’ai l’impression que tu forces un peu la dose, tu vois. J’ai l’impression que tu te construis un concept qui est depuis que je te connais, et cela fait un peu plus de 30 ans, et qui est un petit peu forcé par rapport à toi parce que pour moi la prothèse c’est ce qui vient de l’extérieur, qui est mécanique, qui est à la limite non humain, qui est donné par le monde médical en grande partie, en tous les cas le monde des mécaniciens et c’est absolument à l’opposé de ce que je pense, moi de la sensibilité. La sensibilité monte de soi-même et après effectivement on peut regarder de plus près de ce qui monte, c’est un fouillis, c’est un chaos, c’est un magma qui monte. Certes, il y a beaucoup de choses. Mais néanmoins, il y a quelque chose d’impossible, à moins d’en vouloir en faire un concept brillant mais à vouloir mettre ensemble sensibilité et prothèse. Par contre, ce que je crois par rapport à toi ce n’est pas du tout une prothèse, il y quelque chose de l’ordre de défensif peut-être à certains moments mais pas toujours, mais la défensivité fait partie de l’humain, la prothèse ne fait pas partie de l’humain.
J. A : Pour le plaisir, discutons donc. C’est vrai ce que tu dis et ce n’est pas vrai. La prothèse fait penser, c’est vrai à quelque chose de mécanique, d’extérieur, que le chirurgien plaque, oui, c’est tout à fait vrai. C’est vrai aussi que prendre la formule “sensibilité de prothèse” c’est un effet facile, un côté un peu brillant. La formule plairait sans doute à des journalistes. En même temps elle a été inventée dans un discours, un truc comme cela et puis l’instant d’après elle est oubliée, mais il y a, aussi, là, quelque chose de beaucoup plus fondamental qui t’échappe tout à fait (rappelle-toi j’adore avoir raison, tu peux donc te préparer à avoir tort). Je m’explique.
Quand le bonhomme Kant, qui se ballade invariablement, des années durant, en faisant exactement à la même heure, le même truc, les mêmes jours, avec une régularité d’horloge, il est bien évident qu’il est naturel que cela vienne de lui, qu’il n’y a pas de prothèse, il est évident qu’il y a des résistances qui le défendent, contre l’angoisse, c’est très sécurisant de toujours passer par les mêmes points. Et en même temps c’est d’une mécanicité folle, c’est lui qui a créé cette mécanicité et, là, je ne peux plus parler de la sensibilité au sens d’une ouverture et d’une disponibilité au monde ou à autrui ; c’est l’inverse, il se protège de la sensibilité.
On pourrait en dire autant de Piaget qui s’intéresse toute sa vie au développement intellectuel de l’enfant pour s’apercevoir dans ses dernières années que l’affectivité ça doit bien exister. Alors, qu’est-ce qui est de l’ordre du mécanique ou du biologique. Descartes ne parlait-il pas d’animaux-machines et Deleuze et Guattari de “machines désirantes” ? Bien sûr, cela vient d’eux, mais, en fait, pour se défendre contre eux-mêmes. Moi-aussi, je vais inventer de la mécanicité, de la régularité et de l’habitude dont je ferais justement un masque. Je n’ai pas voulu dire autre chose que cela.
Quand, nouvel exemple, puisque tu adores qu’on sorte de la pensée occidentale, allons un instant en Asie. Prenons des enfants japonais, les enfants japonais, c’est merveilleux à regarder. Entre 0 et 7-8 ans, par exemple, ils ont une bouille adorable, absolument marrante, vive, expressive, puis d’un seul coup une chape de plomb totale à l’entrée à l’école. On leur apprend qu’il ne doivent pas montrer leurs sentiments, qu’il y a un rituel de politesse absolument écrasant, avec une lourdeur terrible, alors tout cela c’est humain parce que c’est social ; parce que les Japonais sont aussi humains que nous, et, en même temps, on retrouve bien la solidarité mécanique. La solidarité mécanique de Durkheim c’est une réalité, la société fonctionne aussi mécaniquement. C’est de l’humain qui se mécanise. Ce n’est pas pour justifier à tous prix le mot prothèse. Je voulais dire tordu, et tordu c’est à peu près la même chose, c’est le fruit d’une action mécanique. Mais ça veut dire aussi que c’est moi qui le fais parce que j’ai peur de mes émotions, j’ai peur de ma vulnérabilité par rapport à l’autre. Je n’en sais rien, parce que je ne suis plus présent à ce qui s’est passé à l’origine, mais cela s’est constitué comme cela. Peur surtout de la déception, peur surtout de la frustration.
Un auditeur : Moi j’aurais envie de faire une différence entre les défenses que vous auriez élaborées par rapport à votre sensibilité mais sur le plan d’une intellectualisation et qui est imposé de l’extérieur, vous l’avez construite en fonction de vos expériences, de vos lectures et bien sûr en fonction de votre cheminement mais l’enfant japonais peut aussi construire aussi ses défenses, mais là, c’est comme vous le dites, c’est une chape qui lui a été mise dessus .
J.A : Le problème me semble être alors contenu dans la remarque suivante. Oui, il y a bien sûr les deux modes que vous soulignez, c’est vrai. Il ne faut pas les confondre. Mais ils ne sont pas non plus tombés, comme cela, séparément, du ciel dans deux “containers” différents.
Un auditeur : Non
J.A : Comment le social se fait-il par le jeu des individus ou comment les individus sont-ils fait par le social. C’est vrai au Japon, c’est vrai en France, c’est vrai place Gambetta. Le problème se repose à cette échelle là, bien entendu. Cela ne s’est pas fait de la même manière historiquement, socialement, culturellement cela ne s’est pas fait de la même manière chez eux que chez nous. Mais c’est parfaitement équivalent.
Un auditeur : Peut-être que le résultat en final a quelque chose d’équivalent, mais ce n’est pas foncièrement équivalent.
J.A : …foncièrement équivalent parce que les problèmes fondamentaux, les problèmes de la vie, de la mort, du désir, de la jalousie, de la haine, de l’angoisse, ils sont fondamentalement les mêmes pour les Japonais que pour les Français, les esquimaux, les iroquois, etc… Ils se modulent différemment. Ils se modulent différemment dans leur comportement individualisé et personnalisé. C’est beaucoup plus vrai chez nous, et chez les Japonais, chez les Chinois, les Indiens, etc… pour lesquels c’est, au contraire, le nous, le collectif qui tient naturellement la place du “je”. Donc c’est encore beaucoup plus net que ce qu’on vient de dire. Prenez Pascal qui est un personnage non négligeable de notre culture et qui nous dit : “le moi est haïssable”. Un Japonais le comprendra tout de suite et il vous le dira autrement, il vous dira le “je” (watakushi wa) est honteux (asukashi). Le moi est haïssable, le “je” est honteux, cela est certes beaucoup plus intellectualisé chez Pascal, mais les problèmes restent les mêmes. Comment je peux vivre, devant le regard d’autrui (Sartre) ? Comment je peux ne pas être rejeté ? Et même plus que rejeté quand cela devient très violent et que l’on irrite l’autre, c’est à la limite de la mise à mort. Evidemment, je veux survivre par rapport à l’autre et je ne peux vivre sans lui.
Un auditeur : Les similitudes, la place du culturel par exemple au Japon, ça nous saute plus aux yeux, mais si même le “je” prédomine ici le nous il est là, présent partout, et que par exemple, sur la question de la sensibilité, c’est aussi de l’éducation, c’est du social, ce sont des choses que l’on transmet de génération en génération et que c’est peut être aussi par rapport à des milieux sociaux que cela change un peu. Par exemple, si l’on prend l’exemple de la France, des choses qui nous semblent au loin comme cela, sont très présentes chez nous. Moi, il me semble que ce sont les mêmes questions qui se posent ici et là-bas.
Il y a aussi des conventions avec lesquelles on doit faire, c’est sûr mais comme on ne ressent pas cette collectivité qui est aussi prégnante qu’au Japon. Je pense chez nous, je pense qu’on a pas plus de place, mais cela est peut-être une illusion, on a plus de place pour construire quelque chose intérieurement, bien sûr on se heurte aussi à ce qui vient de l’extérieur mais qu’on avait plus la possibilité d’élaborer quelque chose en fonction de notre histoire, en fonction de ce que l’on était .
J.A : Je crois que d’où vous vous placez vous avez sûrement, partiellement raison. Ce n’est pas faux ce que vous venez de dire, c’est une façon de regarder les choses. Moi, je me place d’une autre manière, probablement là on est dans les mêmes perspectives, c’est qu’à un autre niveau il n’y a pas de psychologie, il n’y a pas de sociologie, il n’y a pas de vécu purement individuel. Tout cela ce sont des “découpes”, de vécu collectif. Il y a toujours quelle que soit la culture, de l’individuel dans du collectif, du collectif dans l’individuel, et puis ce sont les hommes, les scientifiques, les chercheurs qui vont caractériser cela et qui vont le décrire, l’analyser. Ils ne vont pas l’inventer bien entendu. Il y a des particularités dans les cultures, c’est bien vrai mais l’être humain reste en quelque sorte ce qu’il est, il y a une intimité et puis un vécu social, un vécu de rencontre, et un vécu et sans lequel il ne serait pas ce qu’il est, et que cela peut être une autre façon beaucoup plus intéressante à mon avis, c’est la façon de l’avenir de voir les sciences humaines, décloisonnées, moindrement cloisonnées que ce qu’elle est dans notre héritage, ce qui est terriblement taylorien.
Je pense qu’il n’y a plus de vrai chercheur en sciences humaines aujourd’hui qui puisse rester enfermé dans sa petite discipline de rattachement et d’origine. Ce n’est plus possible. Je pense bien même que dans 20 ans ou dans 30 ans, on conseillera, on prescrira, de faire des études universitaires avec au moins à 2 foyers épistémologiques différents.
R.B : Il y a une autre question que je souhaite te poser au sujet de la sensibilité qui va à mon avis à l’inverse de la vie, et totalement à l’inverse de la sensibilité de prothèse. C’est la question des relations intimes, subtiles entre le sensible et le sacré. Je sais bien que je te mets un peu dans l’embarras.
J.A : Non, pourquoi ?
R.B : J’ai bien le droit d’avoir un peu le sens de l’humour moi aussi !
J.A : Pour moi, le sacré existe bien dans la mesure où nous le créons, il correspond alors à une intentionnalité d’auto-transcendance. Il existe à la fois individuellement et collectivement en nous. Le sacré social, dans l’ordre politique notamment, sera de l’ordre du projet. Est-ce que c’est une connaissance ? Une connaissance peut être très égoïste, très exclusive en quelque sorte, le “connais toi toi-même” de Socrate, par exemple, je pense que cela passe par une connaissance parce que la connaissance c’est le moyen dont je ne peux pas faire l’économie, mais est-ce que c’est la finalité pour autant ? Je ne sais pas. Est-ce qu’à un certain point la connaissance de soi et la connaissance de l’autre se rejoignent. Non pas que nous soyons identiques mais que l’un et l’autre puissent être à la fois en fonction de leurs identités respectives et de leurs hétérogénéités. Il y a toujours intérêt à parier sur l’hétérogénéité entre soi et l’autre. Mais quant à la relation entre la sensibilité et le sacré, c’est probablement là qu’il n’y a pas plus de rapport entre la sensibilité et le sacré qu’il n’y en a (histoire de faire une grosse provoque), entre une dinde et le sacré. Je m’explique.
Si on trouve une relation entre la sensibilité et le sacré d’abord on ne comprend plus rien à la sensibilité puisqu’elle est immédiatement hypothéquée par le terme final auquel elle est sensée parvenir. Donc elle devient une voie privilégiée, une voie royale, la voie au sens indien du terme, d’abord la route vers le sacré, et ça à mon avis ce n’est plus du tout la sensibilité psychologique, intersubjective dont nous avons parlé jusqu’à maintenant.
Si je fais de la sensibilité une voie royale conduisant au sacré, je suppose que la sensibilité est le fruit d’une ascèse. J’en fait la base d’un cheminement spirituel, voire mystique. Je ne nie pas qu’on puisse parler d’une sensibilité au sacré, ou au transcendant, comme Claude Bernard faisait une place à l’intuition dans la démarche expérimentale. Mais je ne veux pas retomber dans le piège constitutionnaliste des gens “sensibles” par nature, des “voyants”, de ceux qui ont le don ou la grâce. Il y a aurait des gens doués d’une sensibilité exceptionnelle, tandis que d’autres en seraient dépourvus. Quand on est très généreux, comme René, on dit qu’ils sont tous sensibles mais qu’ils ne le savent pas, mais est-ce que cette sensibilité est historique ou ne l’est pas ? C’est-à-dire est-ce que c’est une dimension de l’être, ou bien est-ce que ça mûrit et ça se travaille dans les rencontres, à travers les rencontres ? Là est la véritable question.
Je donne comme définition au sacré (c’est pourquoi j’ai parlé d’auto- transcendance) ce qui constitue un faisceau de valeurs et de fins (fruits de nos imaginaires), d’un autre ordre que celui que la vie quotidienne. Après, il y aura toutes les représentations qui peuvent découler de ce rapport imaginaire au sacré. Je vais m’y engloutir, je vais y disparaître, je vais m’y fondre, je vais m’y retrouver, je vais y retrouver les autres. Je peux vouloir m’y dissoudre et me débarrasser de moi ou du plaisir (et du désir) si je les supporte mal. Bon, il y a tous les imaginaires possible du sacré, il y a le panthéisme, la figure divine parfaite ou bien il y a le sacré de la révolution, de l’espérance en l’homme et en une foi progressiste. Je veux bien qu’on approfondisse, mais alors, il va nous falloir beaucoup de temps. Le sacré c’est aussi un rempart contre l’impureté, c’est une volonté de purification. Or, c’est bien connu, je reste un apologiste impénitent de l’impureté.
R.B : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi, cette dimension du sacré qui peut conduire à des dimensions religieuses, mystiques ou spirituelles, ce sont des formes différentes et d’approfondissement différent mais pour moi, pour aller, le sacré, c’est lorsque je me sens uni, uni à l’autre, uni au vivant d’abord, avant toute conceptualisation, avant toute imagination, d’emblée intuitivement, immédiatement je me sens uni. Et parce que je me sens uni, une sensibilité existe et je la ressens, et c’est une sensibilité extrêmement subtile, une sensibilité qui me trouble, mais pas de la manière où elle me trouble parce que ma femme m’aurait trompé ou je ne sais pas quoi, dans une sorte de jalousie maladive. Ce n’est pas de cette nature là. C’est un trouble qui me ramène à un niveau le plus subtil de moi-même avant même toute conceptualisation, avant toute imagination. C’est d’abord l’être là, uni, relié au monde, au vivant.
Je vais te donner un exemple parce que je l’ai vécu aujourd’hui même, il y a quelques heures. Je téléphone à un de mes amis et je savais que sa belle-fille, la fille de sa femme, qui est une jeune femme qui était revenue de Corée parce qu’elle avait un cancer du sein et je lui téléphone durant ce week-end où on était ensemble, qu’elle était en réanimation. Au moment même où je lui téléphone il vient d’apprendre que Catherine vient de mourir. On ne peut pas parler. Il est très ému et je sens bien que ce n’est pas le moment de lui dire quelque chose et moi-même je ne peux rien lui dire, car il n’y a rien à dire dans ces moment là. Simplement, il n’y a rien à dire mais tout à ressentir. Rien à dire et tout à ressentir, c’est-à-dire qu’à ce moment-là je ressens quelque chose qui est au-delà de tout concept et de toute image mais qui est une union immédiate avec ce qu’il ressent. Je ne sais pas exactement ce qu’il ressent mais je sais qu’il y a une union entre nous. Il est en Mayenne, moi ici, mais il n’y a plus de distance ni de temps. Nous sommes à ce moment-là dans la même relation, dans la même sphère et là on se comprend immédiatement et c’est quand on est à cet état de sensibilité qu’il n’y a pas de hiatus, qu’il n’y a pas de malentendu, qu’il n’y a pas de tordu parce que l’on sait très bien ce qu’il faut faire à ce moment-là. Ce qu’il faut faire à ce moment-là, ce n’est pas d’insister et que cela va très, très bien.
J.A : Pourquoi mettre la compassion, l’empathie, l’amitié, le tragique du vécu, le désespoir, l’amour, sur le compte du sacré, alors que c’est justement ce qu’il a de plus pleinement humain. Je t’écoute, je t’entends très bien et je suis bien obligé de me dire : “lui, il sent ça et il n’y a pas de raison de mettre en doute ce qu’il dit”. Moi, je ne le sens pas. Alors à partir de ce moment-là je ne peux pas mettre en doute ce que tu dis, il n’y a aucune raison. Nous pouvons à la fois être unis et séparés, distincts, autres sans fusion ni confusion.
R.B : Mais toi, tu ne peux pas le dire puisque tu n’es pas dans la relation.
J.A : Si, je suis aussi dans la relation, je connais bien ton ami, je vais d’ailleurs lui téléphoner puisque je viens d’apprendre cela. Je dirai : “je te téléphone parce que cela se fait, et parce que je t’aime bien, je ne peux rien te dire” tout en pensant “la vie c’est con”. C’est tout. Je ne peux pas lui dire autre chose. J’ai aucun sentiment d’être uni à lui, encore moins en communion avec lui. Je peux avoir le sentiment de compassion de Max Pagès, parce que je peux me représenter ce que c’est que de perdre quelqu’un de cher mais alors, ce que tu me dis, il n’y a pas d’équivalent. Qu’est-ce que je dois dire? Je dois dire ou bien si je suis copain avec toi et c’est le cas, je vais m’interdire de juger. René le sent comme cela et c’est sa liberté, moi je ne le sens pas comme cela. On est différent René et moi. Si je suis malintentionné et si j’entends cela je vais dire : “il est complètement allumé”… Et c’est comme cela que cela se passe effectivement très souvent. Alors que ce soit notre société, ou autre chose, je n’en sais rien, mais pour le moment, je ne peux même pas faire intervenir, si on fait intervenir : “c’est notre société qui veut ça il y a un espoir que l’on se mette à prier ensemble pour changer notre société et que ce ne soit plus comme cela mais si on dit c’est notre société qui est comme cela, en fait dans toute société, il y a des gens comme René et des gens comme moi qui ne peuvent pas ressentir les choses de la même manière, qui n’en n’ont pas moins l’un comme l’autre une sensibilité tordue, ou non, mais en même temps nous sommes totalement tous les deux désemparés devant ce désastre, devant cette absurdité fondamentale de la mort, là si nous devions être unis par quelque chose ce ne serait pas cela.
Ce n’est pas l’union simple que tu me racontes au départ, comme si c’est un retour à la mère que tu es en train de me décrire, une symbiose retrouvée. La symbiose elle est antérieure et je crois la retrouver tout au long de ce que tu décris. Moi je te dis non, c’est de l’ordre d’une conquête, c’est l’acceptation de la solitude à laquelle chacun d’entre nous reste irrémédiablement condamné, que cela lui plaise ou non, quels que soient tous les romans qui vont s’écrire ensuite, mais cela c’est “après coup”, si l’on peut dire. C’est un travail. C’est le fruit d’un travail. C’est comme si tu retrouves l’innocence ou la simplicité qui est antérieure et c’est un peu ce que vous diriez en disant c’est la société qui veut cela. Mais si tu dis que la relation sacrée est première, cela en dit long, c’est la nostalgie d’un retour au “paradis perdu”. On est encore dans le mythe du paradis perdu, excluant la temporalité en tant que principe même de notre auto-hétéro-élaboration.
R.B : Ca n’a jamais été perdu en fait.
J.A : Ce n’est peut-être pas vraiment “perdu” mais, chez toi c’est “premier”. Il n’est pas de bon ton de parler de ce genre de choses. Il me semble qu’aborder ces questions, parler, ressentir comme cela ce n’est pas quelque chose qu’on peut facilement parler sans être jugé. Nous ne sommes pas ici toute une assemblée d’êtres d’exception, on en parle, mais, ce faisant, nous sommes très représentatifs du reste du monde.
Un auditeur : Mais est-ce que derrière tout cela il n’y aurait pas non plus une certaine autorisation à être sensible ? Certains s’autorisent, d’autres moins.
J.A : C’est sûrement vrai, aussi, mais, tout à la fois, en fonction de la nature et de l’histoire de chacun, sans préjudice d’une culture collective commune et, pourtant modulée singulièrement en chacun.