2006 – Conférence de René Barbier aux Rencontres mondiales Kolisko – Congrès inter-et transdisciplinaires, médecine, pédagogie, éducation sociale – L’intuition dans la relation éducative, 21-25 août 2006 – UNESCO
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, chers Collègues,
J’ai décidé de participer à ce congrès parce que sa thématique me semble essentielle à l’heure actuelle. Nous avons, en effet, à reconnaître, au-delà et à travers les données des sciences contemporaines, l’impact et l’imprégnation de ressources qui sont le propre d’une conscience humaine élaborée, et dont l’intuition est, sans doute, un des plus beau fleuron, à côté de la raison et de l’imagination. Pour ma part, en tant qu’éducateur, j’ai toujours pensé que cette capacité humaine jouait un rôle déterminant dans la juste appréciation du « moment propice » en situation éducative, pour parler comme la philosophie chinoise. Une longue pratique de l’écriture poétique m’a fait comprendre, de l’intérieur, à quel point l’intuition intrinsèque à la psyché rejoignait la reliance centrée sur le monde naturel et social. Si l’intuition nous ouvre, spontanément, à la beauté du monde, la reliance nous éclaire sur la fondamentale unité du monde vivant et, du même coup, à l’intense souffrance de sa mutilation permanente. Dans son dernier ouvrage consacré à
« Cinq méditations sur la beauté »1, le poète et philosophe François Cheng, nous confirme, avec son esprit de finesse habituelle, notre aventure vers cette intelligence de la relation à soi-même, aux autres et à l’univers.
Les deux concepts qui nous sont proposés par le Congrès Kolisko sont à la fois essentiels en éducation et, en même temps, d’un flou artistique qui laisse les chercheurs un peu sceptiques sur leur caractère opératoire.
Certes, le concept d’intuition est bien connu des philosophes depuis longtemps. Celui de reliance est plus récent et date de la deuxième moitié du XXe siècle. Pourtant, ils restent encore méconnus des sciences de l’éducation.
Les sciences de l’éducation sont allergiques à tout ce qui ne relève pas de la raison et même d’une certaine “raison française” si j’ose dire. Elles se sont construites sur une opposition à la religion et à la croyance que la pédagogie serait innée à toute personne bien intentionnée.
Les deux concepts d’intuition et de reliance viennent plutôt de la philosophie plus ou moins ouverte à la spiritualité et de la sociologie moderne prudente à l’égard des idéologies trop rigides.
Ces deux concepts sont fondamentaux en éducation. Je veux tenter d’argumenter en ce sens dans cette conférence. Il s’agit également de montrer leur dialogique subtile et leurs effets sur l’éducation et la recherche.
Deux idées-clés, en guise d’ouverture :
Une articulation centripète et centrifuge
- L’intuition est centripète. Elle relève d’un processus interne à la personne. Elle va vers l’intérieur du psychisme, au sein d’une vision du monde dont les représentations dessinent le rapport qu’entretient le sujet avec son monde
- La reliance est centrifuge. Elle part du sujet pour aller vers les autres et le monde. Cette interacttion et cette interférence lui rappellent à quel point il est toujours un élément d’un ensemble plus vaste que lui-même, inscrit dans une dynamique complexe qui le dépasse et l’inclut en même temps.
Une dialogique incontournable des deux concepts s’ouvrant sur une pensée paradoxale
- L’intuition s’ouvre sur la reliance, dans la mesure où cette faculté humaine, au-delà de toute raison raisonnante, impose au sujet l’idée qu’il n’est jamais qu’un élément d’une totalité vivante dotée d’une énergie spécifique dont la source demeure largement inconnue.
- La reliance pleinement vécue permet au sujet de coconstruire sa propre vie et la vie collective dans la relation avec les autres et la nature. Mais, au fur et à mesure qu’elle s’approfondit, la reliance débouche sur une relation d’inconnu par la complexité qu’elle découvre et par le sens de la finitude et de la mort, qui s’impose à elle. Aucune formation complexe, de la vie individuelle et sociale, économique et politique, culturelle et religieuse, ne résiste au temps. Sous cet angle, la reliance est une lutte contre la mort qu’elle intègre à la vie, mais dans un regard lucide qui ne l’élimine pas magiquement. Au fond de la reliance, la personne s’aperçoit qu’elle n’est plus “personne” justement, qu’elle remet en question sa supposée identité, pour s’insérer dans une totalité dynamique dont la non-dualité est la nature profonde. À la fois du monde et avec le monde, le sujet reconnaît pourtant qu’il n’y a plus personne à nommer, au terme de sa reliance accomplie.
- Ce constat est bouleversant et réanime une intuition nouvelle qui lui fait voir d’autres niveaux de réalité. Le processus ne finit pas et le sujet demeure sur une voie qui n’a pas de chemin car tout est là, dans l’attention vigilante de soi- même, des autres et du monde.
La pensée qui résulte de ce processus est paradoxale. Elle exige de conjoindre des choses opposées, contradictoires, sans qu’une dialectique ne débouche nécessairement sur une synthèse acceptable. La logique identitaire, sans être refusée, devient secondaire et perd son impérialisme occidental. C’est plutôt le goût de la métaphore, de l’analogie, du suggéré qui s’impose. La personne comprend bien mieux la poésie et l’art en général. Elle accepte les zones d’incertitude, les déraillements du sens. L’homo sapiens devient le frère de l’homo demens pour reprendre E.Morin. L’homo demens toujours en arrière-fond de l’homo sapiens. C’est le coup de tête inimaginable de Zenédine Zidane lors de la finale de la coupe du monde de football, le 9 juillet 2006 et son exclusion. La pensée chinoise lui paraît plus claire et la philosophie apophatique plus pertinente.
Mais reprenons cette argumentation en détail
1.- De l’intuition et de l’intuitif
Définition
Selon le dictionnaire, l’intuition est une connaissance directe et immédiate d’une vérité qui se présente à la pensée avec la clarté d’une évidence, qui servira de principe et de fondement au raisonnement discursif. Intuition directe, fondamentale, première, pure; intuition de l’espace, du temps; connaître une vérité par intuition.(Trésor de la langue française). Il s’agit d’une pure intelligence qui épuise son objet lorsqu’il le perçoit clairement et qui donc ne peut faillir dans cet acte.
Personnellement, j’ai toujours tenu compte de ce type de connaissance pour ma propre vie. On verra que l’intuition peut être suspecte à beaucoup. Mais, pour moi, j’ai toujours été à l’écoute de mes rêves, de mes prudences imprévisibles, de mes tendances immédiates à aimer ou, au contraire, à rejeter jusqu’à preuve du contraire, des objets de désir valorisés par d’autres, fussent-ils majoritaires.
L’intuition m’a toujours obligé à m’interroger sur moi-même, dans mon rapport aux autres et au monde. Elle m’a parfois trompé. Elle m’a souvent réussi.
Beaucoup de philosophes en ont parlé. Esquissons un aperçu.
Pour Kant, dans son idéalisme transcendantal, la pensée intuitive opère sur les contenus et des formes sensibles. Le « noumène » au sens positif est la chose en soi, en tant qu’elle est objet d’une intuition intellectuelle et au sens négatif c’est la chose en soi, en tant qu’elle n’est pas objet de notre intuition sensible. Kant dont la critique est à l’origine de la plupart des épistémologies modernes, maintient le rôle fondamental de l’intuition, et lui donne un sens tout nouveau. En vertu du principe de l’idéalisme transcendantal, qui est une philosophie du sujet, cette notion perd son caractère réceptif ou contemplatif; elle relève de l’acte ou de l’objet comme produit d’un acte.
Mais c’est surtout Bergson qui en parle très positivement.
Pour Bergson, l’intuition est la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable2. Le savoir intuitif est de l’ordre de la vision. Étymologiquement, intueor , intuitus se rapportent à l’acte et à l’attention du regard. Aussi, dans son sens large, sera intuitive une atteinte directe de l’objet qui se présente dans sa pleine gratuité.
Plus récemment, et sous l’influence de la pensée allemande, le terme a récupéré les valeurs de l’Anschauung ou de l’Erschauung , c’est-à-dire d’une synthèse opérée par l’imagination sur les bases d’une expérience sensible. “Ainsi, par son origine et par ses développements, le terme d’intuition est apte à désigner toute forme de compréhension immédiate, et concerne des couches très diverses du savoir.”(Encyclopédia Universalis). L’intuition est fondatrice et fournit des vérités qui ne peuvent venir ni de l’expérience ni de l’argumentation. Ainsi de la fameuse affirmation de Pascal, que les principes de la géométrie viennent du cœur et non de la raison.
L’intuition nous demande de nous détourner des habitudes de l’intelligence scientifique classique mais aussi celles du sens commun. Toute recherche sur cette thématique, nous prévient Bergson, nous conduit aux railleries faciles.
Pour lui l’être vivant doué d’instinct n’est pas inconscient au même titre que l’est une pierre, seulement sa conscience est virtuelle, endormie, puisque l’être ayant un instinct développé n’a pas besoin d’éveiller sa conscience pour vivre. Cet instinct comporte une connaissance des choses, au sens où par exemple le nouveau-né connaît instinctivement le sein de sa mère. C’est une connaissance pleine, mais qui ne s’applique qu’à un objet restreint. L’intelligence est une connaissance des rapports. Sa première signification est vitale : c’est une fonction d’adaptation permettant la survie. L’objet auquel elle s’applique est la matière. L’intelligence est avant tout la faculté d’établir des rapports et de les varier indéfiniment. Mais l’intelligence ayant pour objet principal la matière, elle ne se représente clairement que l’immobile. Elle n’est donc pas faite pour penser l’évolution, c’est-à-dire la continuité d’un changement qui serait mobilité pure. Elle est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie.
A contrario, l’instinct est tourné vers la vie, comme l’intelligence vers la matière.
« Il est de la nature de l’intuition, il serait intuition s’il était devenu désintéressé, conscient de lui-même et capable de réfléchir son objet . Une connaissance de la vie ne peut donc naître que d’une collaboration entre l’intelligence et l’intuition. L’intuition – selon Céline Tarrade – montre à l’intelligence qu’aucun de ses cadres ne convient parfaitement à la saisie du processus vital, mais l’éveil de l’intuition suppose les inquiétudes et interrogations de l’intelligence, et elle aura besoin de celle-ci pour expliciter ses résultats, les développer et les communiquer en concepts»3.
On voit ainsi chez Bergson une dialogique entre intuition et intelligence et entre intelligence et instinct. Pour lui, penser intuitivement est penser en durée et c’est par l’expérience intérieure qu’on peut acquérir une connaissance très concrète de la durée. L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur : nous faisons partie du monde et le monde est en nous. Par l’intuition la conscience humaine saisit qu’elle est « apparentée à une conscience plus vaste et plus haute ». Cet élargissement par degré du champ de l’intuition signifie que par elle nous sentons « les forces qui travaillent en toutes choses », car nous participons de l’essence de tout ce qui est.
Ainsi l’intuition est une saisie par le dedans de ce qui dure, et permet une connaissance profonde du monde.
Bachelard, on le sait, à partir de la critique einsteinienne de la durée objective, et de la philosophie de Roupnel, s’est opposé aux thèses de Bergson concernant sa conception de la durée, dans son Intuition de l’instant4. Seul le présent est conscient et tissé d’instants éphémères. Notamment, Roupnel et Bachelard pensaient qu’on ne pouvait comparer que dans l’espace et le temps, ce qui implique une philosophie de la durée et une nécessaire emprise de l’imaginaire. Or, on ne saurait comparer ce qui advient immédiatement, ce qui sans cesse naît et meurt, dans la succession d’instant inédits. Toute comparaison relève de l’imaginaire et d’un arrêt sur un entre-deux d’instants séparés. La durée intime, synonyme de sagesse, est constituée d’instants sans durée, et propose au sujet une harmonie préétablie dans la raison, mais elle n’est pas une donnée immédiate de la conscience comme chez Bergson. Bachelard souligne que « l’intuition temporelle de M. Roupnel affirme :
- 1° le caractère absolument discontinu du temps ;
- 2° le caractère absolument ponctiforme de l’instant. » (p.38, op.cité).
Par cette intuition essentielle, Bachelard développe une conception du temps qui
s’accorde assez bien avec celle d’une pensée chinoise taoïste ou bouddhiste. Il ne prouve rien, parce qu’il le dit : « une intuition ne se prouve pas, elle s’expérimente ». Dès lors, Bachelard aura l’intuition de concevoir la poésie comme
« une métaphysique instantanée » (op.cité, p.103) dans laquelle le poème « se tisse de nœuds à nœuds (p.107), ce que je ressens moi-même complètement dans l’écriture poétique.
Chez Freud, l’intuition est regardée avec circonspection. Il l’utilise, dans son acception de connaissance immédiate et non « travaillée » quand il la reconnaît chez Anna O, d’une façon assez admirative5. Il décrit une forme d’intuition, au sens d’une divination appuyée sur les indices et les failles du secret à propos de la découverte par le petit garçon de deux ou trois ans des relations sexuelles dans le cadre de son vécu oedipien.
Pour Freud, l’intuition ne pouvant être soumis à la critique, ne s’ouvre pas sur une connaissance fiable. L’intuition ne peut pas plus fonder la religion ou la philosophie. Freud s’en prend directement à Bergson dont l’appel à l’introspection se confond avec la notion d’intuition. Nulle connaissance n’est dérivée de la révélation, l’intuition ou la divination. Néanmoins, l’être intuitif provoque chez Freud une reconnaissance certaine.
Dans l’interprétation des rêves, le succès dépend de l’ingéniosité, de l’intuition immédiate, c’est pourquoi l’interprétation symbolique des songes a pu s’élever à la dignité d’un art qui exigeait des dons particuliers. L’intuition prémonitoire n’est pas exclue à ce moment. Néanmoins, toute activité intuitive est commandée par des idées en grande partie subconscientes. Seules les pensées les plus claires, les plus fortes, sont saisies par la conscience propre, tandis que la grande masse des représentations actuelles mais plus faibles reste inconsciente.
De son côté Carl Gustav Jung donne une place essentielle à l’intuition dans sa typologie psychologique.
On sait que pour lui, l’individu dispose, pour s’adapter au monde extérieur et aux conditions de sa propre structure, de quatre fonctions principales qui sont : la Pensée, le Sentiment, la Sensation et l’Intuition.
Chaque être humain possède ces quatre fonctions à des degrés d’évolution différents. L’une d’elles est, en général, plus développée et plus consciente que les trois autres, c’est la fonction principale. C’est la plus sûre, celle qui réagît le plus spontanément. Une autre lui sert de fonction auxiliaire (ou adjointe). La troisième et la quatrième sont plus ou moins inconscientes et rudimentaires.
Les quatre fonctions principales agissent de la façon suivante :
- La Sensation constate ce qui existe autour de nous elle est perception pure. On l’appelle aussi «fonction du réel ».
- La Pensée nous indique ce que signifie la chose perçue.
- Le Sentiment nous transmet la valeur que cette chose a pour nous. Il établit le rapport entre le sujet et l’objet, il admet ou refuse.
- L’intuition, enfin, vise les possibilités que cachent une chose, un être ou une situation. C’est la fonction de compréhension spontanée, non réfléchie, venue par la voie de l’inconscient. On dit de quelqu’un qu’il est intuitif s’il porte avec aisance des jugements justes sans justification logique ni possibilité d’analyse.
Le type intuition extraverti est constamment à la recherche de possibilités nouvelles. Il saisit d’un coup d’œil toutes les éventualités d’une situation. C’est l’inconnu, la nouveauté qui l’attirent. Il vit toujours en avant de lui-même.
Le type intuition introverti ne s’intéresse pas plus que l’extraverti à la réalisation de ses idées, qui sont plutôt des visions, des inspirations. Sa réalité à lui, c’est son inconscient peuplé d’images, son monde intérieur inépuisable de richesses. Absorbé
par sa vie intérieure, il perçoit insuffisamment les réalités extérieures, le sens de l’observation lui fait souvent défaut. Désemparé devant les obligations de la vie pratique, il oublie ou néglige sa personne (cf.Ania Teillard)6.
Pour Jung, il s’agit «d’une perception via inconscient », une de ses particularités étant que l’on ne saurait préciser où et comment elle prend naissance. Elle paraît pouvoir cheminer le long de multiples voies et permet, par son jaillissement, de voir, pour ainsi dire, ce qui se passe « au- delà d’un tournant ». Jung affirme ainsi, dans L’homme à la découverte de son âme : “Je m’en tiens là et avoue ne pas savoir au fond comment l’intuition opère ; je ne sais pas ce qui s’est passé lorsqu’un homme sait tout à coup une chose que, par définition, il ne devrait pas savoir ; je ne sais pas, comment il est parvenu à cette connaissance, mais je sais qu’elle est réelle et peut servir de base à son action. Les rêves prémonitoires, la télépathie et tous les faits de cet ordre sont des intuitions. J’ai constaté de ces phénomènes en quantité et suis convaincu qu’ils existent ; on en trouve chez les primitifs et l’on en trouve partout dès qu’on prête attention aux perceptions qui nous parviennent à travers les couches subliminales de notre être.”7.
En fin de compte, que retenir du concept d’intuition pour notre propos ?
Précisions d’emblée que pour nous il s’agit avant tout d’une aptitude ou d’une capacité de l’être humain :
Capacité de voir le fond dans la forme, l’essentiel dans le phénomène, le sens dans l’expression, le spirituel dans le matériel, la beauté dans l’informe, la bonté dans l’ignorance.
L’intuition relève de la personne, dans son existentialité singulière. Ce n’est pas seulement une aptitude innée, c’est également liée à une histoire vivante qui la développe ou non.
Elle est en rapport avec la culture dans laquelle on a baigné, l’éducation reçue.
L’intuition se développe. Il y a une pédagogie de l’intuition que l’on retrouve bien dans la conception éducative de Rudolf Steiner.
L’intuition de l’instant ou intuition comme médiation instant-durée ?
L’intuition paraît nous relier plus à l’instant qu’à la durée, comme le pensait Bachelard (l’intuition de l’instant). Et contrairement à Bergson, elle met en cause la durée qui tend à éliminer le singulier éphémère au profit d’une abstraction durable et rationalisable même s’il est illusoire. Elle souligne l’importance de la « présence » comme catégorie fondamentale de l’être humain.
Mais n’est-elle pas cette faculté qui relierait dans une dialogique essentielle, l’instant et la durée ?
J’ai à la fois l’intuition de l’instant dans l’appréhension du temps qui s’enfuit. Mais, en même temps, j’ai un sens inné d’un continuum temporel qui fait que le « je » que je suis maintenant à quelque chose à voir avec le « je » que j’étais il y a vingt ans et le
« je » que je serai dans vingt ans, malgré les changements inéluctables et profonds que je vais vivre dans mon corps et dans mon être. L’intuition ne serait-elle pas cette faculté qui nous murmure « tu es sans cesse un autre, mais tu es toujours le même ». Un autre, en tant qu’être de changement, le même, en tant que tu fais partie d’une substance qui dépasse toute explication ou compréhension, mais dont tu es une composante majeure.
Sur le plan épistémologique, l’intuition saisit le continuum possible entre sciences dures et sciences humaines. Elle refuse les cloisonnements évidents. Elle impose l’idée de la sagesse contre toutes les tentatives liées à l’ « effet de débordement » c’est-à-dire de la volonté de toutes sciences de s’imposer au-delà de son propre domaine. Elle contribue à dialectiser sciences réellement humaines et sciences de la matière et de l’énergie. Elle maintient une relation inéluctable entre homo sapiens et homo demens, entre corps et esprit, entre culture et individu.
L’intuition informe l’imagination d’une manière subtile et, du même coup, forge les images, les concepts, les pratiques qui vont changer le monde. Les « expériences de pensée », comme le paradoxe EPR (Einstein-Podolky-Rosen) ont comme source une intuition créatrice.
L’intuition créatrice est fondamentale en art et poésie comme l’a si bien montré Jacques Maritain, dans « L’intuition créatrice dans l’art et la poésie » (Philippe Filliot8).
L’intuition pleinement reconnue instaure la catégorie de l’être intuitif. Ce dernier est le médiateur entre l’être sensoriel et l’être spirituel. Il réalise un entre-deux relativement autonome qui est en même temps reliaison et prise de conscience.
Du côté du sensoriel, l’intuitif « inférieur » est encore aux prises avec les contradictions les plus intenses des instances du corps et de leurs exigences d’effectuation immédiate.
L’attraction du sensoriel (corps, pulsions, instincts) quoique déjà fécondé par le néocortex, ne permet pas encore des ouvertures heuristiques déterminantes dans le domaine de la vie spirituelle. C’est par excellence le moment d’existence à la fois désirant et conflictuel par nature qui fait dire à Albert Camus: “les hommes vivent et ne sont pas heureux”.

Du côté du spirituel, l’intuitif « supérieur » pressent l’avènement d’une autre dimension plus subtile et plus sereine.
L’intuitif conjugue simultanément la raison, l’imagination et la sensibilité.
Dans l’intuitif supérieur, le sujet se trouve dans un état de conscience de dépassement vers une ouverture à l’inconnu du Réel (Zone ?) qui relie ce qui semble être séparé et distingue ce qui paraît être confondu, du plus grand au plus petit niveau de réalité.
Peut-être faut-il comprendre l’être humain dans toute sa reliance, du cosmos au plus intime de ses constituants, selon le schéma suivant, dans lequel ce que je nomme
« Zone ? » demeure du ressort d’un « réel voilé » au sens à la fois du physicien Bernard d’Espagnat, du docteur Deepak Chopra et de son « corps quantique » et de la théologie négative : (voir René Barbier)9.

2. – De la reliance
Petite histoire du concept
Le concept de reliance est récent. Il date de la deuxième moitié du XXe siècle, inventé par Roger Clausse en 1963 et repris, largement développé et systématisé par le sociologue belge Marcel Bolle de Bal10. Michel Maffesoli l’a introduit dans sa théorisation11.
Edgar Morin l’utilise de plus en plus, comme une nécessité théorique12.
C’est, en quelque sorte un macro-concept, exprimant un “phénomène social total” (Marcel Mauss) qui se démarque d’autres concepts connexes comme liance, lien ou liaison, appartenance, union ou réunion, religion. Pour Marcel Bolle de Bal, la reliance va de pair avec la déliance, son opposé. Il entre dans la problématique d’une « sociologie existentielle »13.
Ce concept a été critiqué par d’autres sociologues, en particulier par Raymond Ledrut et Renaud Sainsaulieu.
Raymond Ledrut le considère comme un concept religieux qui vise à la fusion au sein de – je cite – “la bergerie fraternelle” d’une “communauté pacifique et
bienheureuse” dans l’esprit judéo-chrétien. Renaud Sainsaulieu ne voit pas ce qu’il apporte de nouveau en sciences humaines, par rapport à des concepts comme appartenance, intégration, aliénation, dépendance, dominance, adhésion, participation. Marcel Bolle de Bal a répondu fort pertinemment à toutes ces critiques14.
J’ai montré en quoi ce concept me paraissait indispensable aux sciences de l’éducation contemporaines, notamment par son insertion dans une problématique de complexité, de multiréférentialité et de transversalité15.
On ne trouvera pas d’article dans l’Encyclopédia Universalis de 2006 sur “la
reliance”. Ce concept est donc encore largement en voie de légitimation. Absent du vocabulaire en sciences humaines la reliance va être reconnue et imposée comme concept par Marcel Bolle de Bal dans un article de la revue Connexions en 1981, après avoir fait l’objet d’une direction de recherche fort importante en Belgique16.
Le reliance possède une double signification conceptuelle :
– L’acte de relier ou de se relier : la reliance agie, réalisée, c’est-à-dire l’acte de reliance ;
– Le résultat de cet acte : la reliance vécue, c’est-à-dire l’état de reliance. L’auteur entend par relier : “créer ou recréer des liens, établir ou rétablir une liaison entre une personne et soit un système dont elle fait partie, soit l’un de ses sous-systèmes ”. Il en montre la pertinence dans ses recherches sur le mouvement communautaire en Belgique17.
Redonnant de la vigueur à la pensée d’un précurseur (Maurice Lambilliotte)18, je pense qu’il faut souligner toute la force symbolique et quasi-religieuse du concept de reliance, pour comprendre sa signification incarnée dans la vie, et notamment la vie communautaire. Mises à part les communautés explicitement religieuses, c’est par cette sorte de reliance que le fondement sacral de l’existence humaine s’exprimera dans les groupes communautaires, parfois avec des emprunts à des philosophies ou des sagesses orientales, mieux à même de correspondre aux sentiments et aux sensations, aux valeurs et aux symboles vécus19.
On retrouve, autrement pensés et ressentis, des schèmes de perceptions et de représentations de la finalité utopique des origines communautaristes aux Etats-Unis où la notion de monde (image de totalité et d’ordre cosmique), celle de mythe de l’inauguration d’un nouvel ordre cosmique en rupture avec l’ancien, celle de paradis ramené ici-bas, celle de chaos toujours rejeté sur le monde extérieur; celle d’une attention à l’inspiration intérieure et aux phénomènes subjectifs, celle d’une perfectibilité de la vie, étaient imposées à l’époque jusqu’au moment où un autre type de représentation de l’utopie communautaire a prévalu avec Robert Owen : le rationalisme 20.
C’est l’exemple vécu que voulait donner Henri David Thoreau, comme le souligne Micheline Flak21.
La reliance se décline de différentes façons pour Marcel Bolle de Bal, le sociologue fondateur de son introduction en sciences sociales.
- La reliance cosmique entre une personne et des éléments naturels.
- La reliance ontologique ou anthropomythique entre une personne et l’espèce humaine.
- La reliance psychologique entre une personne et les diverses instances de sa personnalité.
- La reliance sociale et psychosociale entre une personne et un autre acteur social individuel ou collectif.
Marcel Bolle de Bal part de la personne pour construire son concept de reliance. Mais, ce faisant, il est obligé d’en limiter les contours. Edgar Morin l’élargit au contraire et reconnaît une autre dimension : la reliance entre les idées et entre les choses, ce que Marcel Bolle de Bal accepte volontiers.
Sociologue de formation, Marcel Bolle de Bal précise encore le concept de reliance sociale. Il la définit ainsi : “la création de liens entre des acteurs sociaux séparés, dont l’un au moins est une personne”22. Loin d’être une mystique judéo-chrétienne, la reliance doit être comprise comme l’expression d’une anthropologie laïco-nietzschéenne pour Marcel Bolle de Bal.
Pour ma part, je retiens ce concept de reliance comme essentiel, en particulier parce qu’il nous permet d’aborder notre rapport au sacré d’une manière laïque. Contrairement au mot “lien”, il instaure à la fois la distance entre l’objet et le sujet et l’unité profonde. Il ne propose aucune théologie particulière. Il nous invite à regarder le monde, les autres et soi-même selon un principe de non-séparabilité dégagé par les savants des hautes énergies, depuis la réalisation de l’expérience de pensée dite “paradoxe EPR” (Einstein-Podolsky-Rosen)23, par Alain Aspect en
France. Edgar Morin a bien montré que la reliance fait partie d’un courant épistémologique issu des sciences contemporaines qui bouleverse quelque peu notre vision du monde24.
Liliane Voyé n’hésite pas, en sociologue, à en approfondir le sens en parlant de reliance religieuse et en insistant sur la solidarité et sur l’importance des rites pour affirmer les “nous”25.
Si la vie spirituelle la plus authentique commence avec le rapport direct à la mort, la reliance nous fournit des clés pour entrer dans la difficile problématique du deuil, comme le montre le sociologue Guy Rocher26.
Il va de soi, pour moi, que l’éducation radicale passe par cette reliance au mourir qui fait disparaître toute trace d’éternité de l’être individué que je crois être. Se former devient alors apprendre à mourir à son passé et à son avenir, mais aussi apprendre à naître en permanence, en entrant, enfin, dans la parole, en découvrant un monde inconnu et la véritable relation à l’autre. En fin de compte, se former dans la reliance, c’est apprendre à vivre dans un présent instantané qui reconnaît l’importance du sentiment, la découverte du monde neuf, du jeu et de la rencontre27. Un point-clé de la reliance, c’est qu’il retisse des liens à la fois souples et puissants entre le je, le monde et les autres (le « nous », la société).
Par sa nécessaire et révélatrice prise en compte du monde dans lequel nous sommes des éléments indissociables, la reliance nous impose une épistémologie écologique, une conception de la science de la complexité. Ce véritable “éclairement” de la conscience bouleverse complètement tout notre habitus de chercheur classique. Nous savons, désormais, que l’être humain est avant tout un être relié, en étroite interdépendance et interactions avec son environnement proche et lointain. Il évolue dans un système hautement organisé dans lequel une action, même infime, sur un point, influence l’ensemble des relations. C’est l’”effet papillon”, non seulement dans le domaine physique mais aussi dans celui de l’humain. Entrer dans la reliance comme phénomène social total nous éclaire sur la nature écologique de toutes les sciences humaines. Plus nous approfondissons cette caractéristique et plus nous nous sentons transformés dans notre rapport aux autres et à la nature.
C’est à ce moment – conçu comme “moment propice” ou kaïros – que nous découvrons en nous-même une nouvelle intuition concernant notre conscience d’être. De nouveaux plans de la réalité sont révélés. Une autre façon de voir ce qui était déjà là. Une extrême attention vigilante qui s’impose dans la relation humaine au coeur du monde. Ainsi la boucle est bouclée qui allait de l’intuition première, centripète, vers la reliance, centrifuge, et de la reliance vers une intuition seconde, plus élaborée encore, à la fois intérieure et extérieure. Reliance et intuition forment désormais une totalité dynamique de compréhension de notre existence unifiée. Elles s’animent en permanence dans nos pensées, dans nos actions. Elles déterminent nos choix économiques, sociaux et politiques.
Il me semble que nous retrouvons, à ce point d’être, la pensée ancestrale de la Chine. En chinois, tous les caractères qui parlent d’intuition sont formés à partir de binômes, dont le premier caractère reste toujours le même : l’œil + un trait sans flèche. C’est à la fois ce qui voit l’œil et ce que l’œil voit. Le regard des anciens Chinois était un rayon émis par l’œil pour frapper l’objet avant de revenir à lui (comme le radar des chauve-souris). D’où ce très beau proverbe : “La beauté de Chi-Ze est dans l’œil de celui qui la regarde” (parmi les plus belles femmes de l’histoire chinoise, la plus belle est Chi Ze). À partir de là, cet œil suivi de ce trait, va prendre un sens figuré, qui voudra dire : droit (par opposition à courbe), redresser, corriger, mais aussi juste, direct, naturel, sans détour. Nous atteignons la notion de perception directe de la réalité, seule possibilité de comprendre vraiment le réel pour l’approche non-dualiste.
Il s’agit bien d’une autre manière de VOIR. Bien qu’elle passe par l’oeil, elle n’est pas du ressort de la simple “vue” physique, mais beaucoup plus d’une vision intérieure au sujet, d’un changement d’état de conscience. Krishnamurti le décrit fort bien dans ses “Carnets”28:
“Au petit matin, quand l’herbe était baignée de rosée, avant que ne se lève le soleil, encore couché, étendu dans le calme sans pensée ni mouvement, une vision, non pas celle des yeux, superficielle, mais qui venait de l’arrière de la tête et traversait les yeux. Ceux-ci, comme ce courant intérieur, n’étaient que des instruments par lesquels le passé incommensurable plongeait dans l’espace illimité, hors du temps. Plus tard, toujours étendu, une vision en laquelle toute vie semblait contenue.”
Le sens par lequel on perçoit l’invisible – et par où passe donc l’intuition – est étroitement lié au type de lecture que l’on fait du visible. “Il se trouve qu’au cours des millénaires, les Chinois ont bâti leur compréhension de l’invisible à partir de la lecture des fissures des carapaces de tortues, donc à partir de signes visuels, forcément en passant par l’œil. Ceci est à la fois cause et effet du fait que les idéogrammes chinois sont muets. Leur sens est globalement indépendant de leur son et ils peuvent se prononcer de bien des façons, ce qui fait que les langues régionales chinoises ont gardé une diversité énorme, pouvant s’adapter à un support visuel indépendant du monde acoustique” écrit Cyrille Javary, un spécialiste du Livre des transformations chinois, le Yi Jing29.
À ce niveau de reliance et d’intuition, les capacités créatrices sont portées à leur exacte intensité. On rapporte que la pianiste Anne Quéfellec se souvenait de cette anecdote : « C’était pendant la finale du Concours international de piano de Munich. Au lieu d’être paralysée par le trac, j’avais une envie folle de jouer, et je me rappelle être entrée sur scène en me retenant de courir vers le piano parce que je ressentais une sorte d’urgence. Lorsque j’ai posé les mains sur le clavier, ce n’était pas moi qui jouais, mais j’avais la sensation que quelque chose passait à travers mes doigts. « Ça » jouait. C’était quelque chose d’indéfinissable, qui échappait complètement à ma volonté, que je recueillais dans mes mains”.
C’est encore Krishnamurti qui nous indique le sens de cet éclairement de la réalité. Pour lui, il existe une force à la fois créatrice et destructrice qui nous traverse dans certains moments d’éveil de la conscience. Nous atteignons alors ce que Heidegger nomme “la pensée du fond”, une pensée – pour Krishnamurti – qui “travaille avec la mémoire des mots” mais sans aucun effort pour penser, pour construire mentalement la logique du discours. Une pensée qui vient toute seule au bout des lèvres. C’est très exactement le propre de l’improvisation qui veut dire “commencer sans aucune préparation” comme je l’ai montré dans un texte sur ce sujet30. Krishnamurti nous précise “La création n’appartient pas à l’individu. Elle cesse complètement quand la personnalité prédomine par ses aptitudes, ses dons et ses techniques. La création est le mouvement de l’essence inconnaissable du tout, jamais elle n’est expression de la partie”31.
- – La pédagogie Steiner, l’intuition et la reliance.
Rudolf Steiner (1861-1925) est certainement l’un des plus prestigieux et prolifiques pédagogues du carrefour du XXe siècle. Son oeuvre est considérable et est encore loin d’être pleinement exploitée. Il est à l’origine d’un nombre très important d’écoles à travers le monde, qui véhiculent son système philosophique et éducatif. Autrichien d’origine, il fut toute sa vie un homme de dialogue entre les sciences de la matière et celles de l’esprit, avec la fondation de l’anthroposophie32. ,Je suis frappé de constater à quel point les deux concepts dégagés dans mon exposé vont dans le sens de cette pédagogie.
Commençons par la synthèse de sa conception de l’homme, fortement soutenue par une tripartition intégrative fondamentale du penser, du sentir, et du vouloir. Pour Steiner, le corporel consiste dans un processus neurosensoriel, circulatoire et métabolique. Le psychique s’anime en permanence selon un mode duel de sympathie et d’antipathie, avec un juste équilibre entre les deux. Le spirituel également doté de la tripartition, active la vie éveillée, le sommeil et le rêve, (cf. R.Steiner, Vers un renouveau de la pédagogie par la science de l’esprit 33)
Contre le séparatisme antivie
Tout ce qui visera à un séparatisme dans la compréhension de la vie humaine, et qu’il considère comme une vue trop matérialiste conduisant à une méconnaissance de la matérialité elle-même, est mis en doute. Ainsi de cette dichotomie, à son époque, entre les nerfs moteurs et les nerfs sensitifs34. Il développe avant la lettre, une vision de la complexité de l’organisme humain pris dans le cosmos. N’écrit-il pas, à propos de l’être humain, cet “être merveilleux qui rassemble en lui toutes les lois de l’univers, et qui à son tour renferme en lui un univers, un petit univers au sein du grand univers”35. Certes, sa vision reste nécessairement circonscrite aux données scientifiques de son époque, qu’il connaît d’ailleurs fort bien, mais elle manifeste une intuition très juste de ce en quoi, aujourd’hui, les apports les plus récents des neurosciences, nous renseignent sur la conjonction nécessaire entre l’affectif et le rationnel.
- – Une pensée fondamentale de l’intuition et de la reliance
Rudolf Steiner n’a de cesse de demander à ses éducateurs de se “relier” à leurs composantes essentielles (leurs corps physique, éthérique, astral), comme à leur relation aux enfants, ou aux institutions sociales. Sans s’arrêter, il insiste pour que chacun se trouve inclus dans un vaste mouvement de totalité en acte dans lequel toute “séparation” doit être réexaminée pour limiter les effets d’abstraction dont elle est porteuse.
Que ce soient en mathématiques, en art, dessin, poésie ou musique, en lecture, en écriture, en “anthropologie générale” – qu’il considère d’une façon très moderne dès les premières années du XXe siècle – R.Steiner donne une âme à la pédagogie de ce que je pourrais nommer, avec Jacques Maritain, l’”homme intégral”. C’est une pédagogie vraiment transversale, qui ne néglige ni la culture, ni le corps, ni les sentiments, ni l’imagination active et qui procède par étapes, en fonction de l’évolution de l’enfant : avant 7 ans, de 7 à 12-14 ans, après 14-15 ans. Sans doute son christianisme christique, sa centration sur la personne de l’enfant en rapport avec d’abord l’imitation puis sur une autorité morale, avant de pouvoir entrer dans un processus de réelle autonomisation, son sens de la singularité, lui fait voir avec beaucoup d’esprit critique le « matérialisme historique » des bolcheviques de la récente union soviétique (il parle dans les années 1920). Mais s’est-il vraiment trompé dans ses mises en garde, parfois assez virulentes, lorsque l’on considère l’histoire, au début de ce XXIe siècle ? Cornelius Castoriadis, en politologue et en psychanalyste, a lui aussi, montré que le marxisme devait être repensé d’une manière critique36, sans pour autant le rejeter complètement, surtout aujourd’hui où la mondialisation bat son plein, sous le règne des inégalités sociales et économiques et d’une pensée unique centrée sur le libéralisme.
Revenons, d’une façon plus précise, sur quelques points, en liaison avec nos concepts.
Sur l’intuition
Dans son ouvrage “Vers un renouveau de la pédagogie” (op cité), Rudolf Steiner nous offre l’occasion de réfléchir à son importance chez lui. Il parle ainsi “d’intuition instinctive” explicitement.
“Pour celui qui sait comment l’élément psycho-spirituel oeuvre en l’homme jusqu’à la 14e, 15e année, qui sait percevoir cela directement, par une intuition instinctive, chez les élèves de l’école primaire, cette observation se transforme en vie immédiate “37.
Ailleurs, en parlant de la composition du corps humain en eau (plus de 70%, on le sait, Steiner parle de 80%), Rudolf Steiner fait ce commentaire “intuitif” très pertinent, à propos du processus de représentation.
“Pourquoi le processus de représentation, par exemple, devrait-il n’être qu’en rapport – ce qui n’est en effet pas le cas – avec certaines vibrations ou processus analogues, au niveau des cordons nerveux ? Pourquoi ne serait-il pas en rapport avec les vibrations qui se produisent au sein des constituants fluides de l’homme?”38. Il a largement développé le caractère essentiel de l’eau dans le corps. Pour lui, “l’homme est une colonne de liquide”39. Depuis les recherches controversées – il est vrai – de Jacques Benveniste sur la “mémoire de l’eau” et – surtout – les étranges découvertes du Japonais Masaru Emoto sur la cristallisation de l’eau en fonction de l’influence positive ou négative qu’elle reçoit (son, et même pensée)40, on peut, en effet, s’interroger. Plus encore, les toutes dernières recherches, en 2004 et en France, de Philippe Vallée, sur l’influence des champs électromagnétiques sur l’eau, après de nombreux obstacles, viennent désormais confirmer expérimentalement, pour la communauté scientifique, que tout peut être remis en question dans notre compréhension des ressources intrinsèques de cet élément – l’eau – qui nous constitue en priorité41.
R. Steiner est, sans aucun doute, un intuitif créateur. Preuve en est de cette intuition d’une relation entre l’apparition de la dentition à deux moments d’existence de l’enfant et la relation cognitive, symbolique et affective au monde, des sujets.
Autres preuves, ses intuitions concernant l’apprentissage de la lecture à partir du dessin chez le petit enfant, le sens de la musique, et surtout le sens du mouvement corporel intégré à la vie intellectuelle et affective dans ce qu’il nomme l’eurythmie, cette gymnastique qui a de l’âme, comme il le pense.
Sa considération très attentive au sommeil, au rêve et à la vie éveillée comme totalité inhérente à l’être humain lui fait imaginer la “force du sommeil” et la pédagogie qui en découle.
De même, l’insistance sur la nécessaire faculté de méditation, de silence intérieur, de reliance avec soi, les autres, le monde, y compris spirituel, lui permet de proposer “les paroles du matin” avant toute activité cognitive, dans un but de recentrement de la personne des éduqués comme des éducateurs. Cette faculté intuitive débouche chez lui sur un sens aigu de la reliance
Sur la reliance
Sur ce point, Rudolf Steiner est explicite, bien qu’il n’emploie pas, évidemment, le mot même de reliance. Il dit exactement, page 86 de son livre, “Et ce qui importe, c’est que l’on prenne l’habitude de se relier à chaque instant au spirituel”. J’ai trouvé près d’une quinzaine de pages, dans son ouvrage (op.cité) qui traite, à mon avis, de ce concept, en liaison avec celui de totalité et – a contrario – de séparation d’option matérialiste selon lui42.
Rudolf Steiner situe toujours l’homme dans un contexte de totalité.
“L’homme est un petit monde, l’homme est microcosme. Et en vérité, tout état maladif provient de ce que l’homme se coupe des grandes lois du tout universel. On pourrait illustrer cela par une image en disant : Si je prends mon doigt et que je l’arrache de mon organisme, il n’est plus un doigt ; il se dessèche, il n’a de légitimité interne qu’en rapport avec l’ensemble de l’organisme”43.
Pour Steiner, l’être humain change de jour en jour, avec une importance accordée à la dentition. “Si l’on envisage vraiment l’homme dans sa totalité, on s’aperçoit alors que sa vie psychique tout entière se déroule autrement avant et après le changement de dentition”44.
Reliance interne, en particulier, entre les différents organes et fonctions de l’être humain. “De façon tout aussi directe que la vie de la représentation est rattachée à la vie neurosensorielle, la vie affective de l’homme est rattachée à son système rythmique. La vie du sentiment en tant que vie psychique, accompagne à la fois la respiration, la circulation sanguines, la circulation de la lymphe, et est rattachée de façon tout aussi directe à ce système que l’est le système de la représentation au système nerveux”45.
Sur le plan pédagogique, Rudolf Steiner traduit cette reliance par la nécessité d’une relation interpersonnelle enseignant-enseigné. Il écrit ainsi : « On peut philosopher là-dessus autant que l’on veut, toute philosophie qui ne reconnaît pas le rôle déterminant de la relation personnelle dans la formation de la volonté et du sentiment péchera contre la vie »46. Sur le plan cognitif, il précise encore : « il reste possible que le rappel de notre enfance nous soit une source stimulante de vie, dans la mesure toutefois où la possibilité nous a été donnée de nous relier au monde par quelque moyen que ce soit. L’enfant doit pouvoir se relier au monde justement par le fait de recevoir de façon juste ce qui fait le contenu de l’enseignement de l’histoire naturelle »47.
- – Une pensée d’avant-garde
Un écologiste avant la lettre
On ne s’étonnera pas que Rudolf Steiner soit un écologiste avant la lettre, et même un écologiste de l’écologie profonde (deep ecology), de ce qu’on appellera plus tard l’hypothèse Gaïa48. Pour lui « la contemplation d’un arbre se confond avec la contemplation de la terre. On pénètre dans le vivant »49. On croirait entendre Krishnamurti parlant de la nature.
Analogies avec Krishnamurti
On est surpris par les analogies entre la vision de Rudolf Steiner et Krishnamurti. Pourtant il ne l’a connu que dans son moment de vie sous le contrôle de la société théosophique, puisque Steiner est décédé en 1925. C’est à cette l’époque que – justement – Krishnamurti, après avoir perdu son frère Nitya, commençait à prendre des distances avec ce Mouvement qui l’avait placé sous son allégeance (voir René Barbier, cours en ligne de licence en sciences de l’éducation)50. Ainsi de l’insistance de Rudolf Steiner pour une dimension fondamentale de l’expérience humaine. Regarder le monde d’un oeil toujours neuf et savoir improviser (p.87, 114) d’instant en instant, en s’appropriant les données, intellectuelles ou sensorielles, d’une manière personnelle (p.85, 190, 281, op.cit).
Nous ne pouvons aller plus loi dans l’analyse et dans le cadre de cette conférence. Il nous semble pourtant nécessaire de voir si cette vision du monde centrée sur la reliance, l’intuition, l’improvisation, la vie spirituelle etc., a encore une influence dans les écoles Steiner-Waldorf aujourd’hui, en particulier sous l’angle de l’innovation artistique et de l’innovation spirituelle en pédagogie.
- – Les résultats d’une recherche-action existentielle et transpersonnelle sur l’innovation pédagogique dans la domaine artistique et spirituel dans les écoles Steiner-Waldorf
(Extraits du rapport de SM Kim, inédit) Aperçu historique
Nous avons commencé cette recherche-action au début 2004 et nous la terminons en fin 2006. Selon l’optique méthodologique de la recherche-action existentielle et transpersonnelle, nous avons constitué un “chercheur collectif” compose de 8 personnes : 4 venant de l’institution des Écoles Steiner Waldorf et 4 venant de notre laboratoire EXPERICE (université Paris 8)51. La chercheuse de terrain (Sunmi Kim) qui faisait partie intégrante de ce chercheur collectif, a largement enquêté dans les différentes écoles en France.
Je ne donnerai ici que quelques points significatifs par rapport à mon exposé.
D’abord, la pédagogie du sommeil
La chercheuse nous précise que sa recherche l’a conduite à faire ressortir, dans la vision steinerienne de l’homme et dans une perspective de maturation du processus de l’évolution de l’enfant, la « force du sommeil » comme un élément important dans la pédagogie. Les professeurs Steiner-Waldorf s’appuient sur cette force dans leur pratique pédagogique quotidienne. C’est un facteur de l’expression artistique qui est lui-même fondé sur la spiritualité anthroposophique. Il y a une conviction comme quoi l’enfant évolue pendant le temps du sommeil et le geste artistique consiste à amener en surface la partie « inconsciente » du sujet.
L’importance du chef d’oeuvre
Un autre événement important durant la vie scolaire des élèves steineriens est certainement le chef d’œuvre. Il s’agit d’un travail de fin de cycle, préparé individuellement par l’élève durant un an. Un professeur et un tuteur l’accompagnent, pendant la préparation, mais l’élève est seul à réaliser son chef d’œuvre. La variété du thème est grande allant du film, du récit de voyage, de la danse, d’une réalisation d’un meuble, d’un objet, d’une pièce de théâtre, etc. Le jour J, tous les élèves présentent leur chef d’œuvre oralement devant un public (professeurs, parents, amis). Ceux dont le chef d’œuvre est une réalisation matérielle (meubles, photos, par exemple), le présentent dans un stand qui leur est réservé. Ceux dont le chef d’œuvre nécessite leur activité physique et symbolique (danse, pièce de théâtre), le présentent sur une scène.
Le sens de la beauté
Dans l’institution pédagogique steinérienne, l’expression artistique est décrite comme une « recherche du beau, contact avec le beau, goût du beau… » C’est une passerelle entre l’expression artistique et la dimension spirituelle.
Les enquêtés le voit comme :
- Un autre regard (un regard nouveau)
- Quelque chose comme un cadeau
- La mobilité intérieure
- Exprimer un sentiment et une émotion (quelque chose qui vient du fond de soi-même)
- S’émerveiller
La notion du « beau » se traduit également dans les réponses des professeurs au questionnaire.
On y constate la faiblesse du beau qui résulterait de la créativité pour la créativité
(« production d’un objet qui engendre une surprise »). Il semblerait que les professeurs soient beaucoup plus sensibles à un sens esthétique qui correspond plus à une philosophie harmonieuse de la vie qu’à une sorte d’originalité systématique de la production d’objet.
Cette notion du beau se trouve dans tous les domaines, surtout dans les matières scientifiques. On peut constater à quel point chez les interviewés, la dimension proprement ordonnée de certaines matières scientifiques, comme les mathématiques, suscite un questionnement à retentissement spirituel.
L’expression du « beau » (la conjonction entre l’artistique et le spirituel) se trouve également dans la préparation et le déroulement du cours des professeurs. Parce qu’il faut tenir compte de l’évolution de l’enfant, de l’individualité de chacun et de son groupe.
_Les paroles du matin
Une des pratiques relevant de la dimension spirituelle des écoles Steiner-Waldorf doit être celle des paroles du matin. Ce « rituel », au premier abord, un peu déconcertant aux yeux des profanes, a un sens particulier dans la pratique pédagogique steinerienne. Ces paroles sont, en principe, en deux versions : l’une pour les petits et l’autre pour les grands. Ainsi, tous les élèves des écoles Steiner- Waldorf lisent tous les matins les mêmes paroles pendant toute leur scolarité. Parfois, elles sont remplacées par les poèmes en liaison avec l’enseignement principal. Les élèves les choisissent en accord avec leurs professeurs. Certains y participent avec sincérité et gravité et d’autre plutôt par habitude.
L’eurythmie et la place du corps
Par ailleurs, il existe une pratique propre à la pédagogie Steiner-Waldorf qui relie l’expression artistique et l’expression spirituelle, et qui exprime cette
notion de beau. Il s’agit de l’eurythmie. Littéralement, l’harmonie du rythme, l’eurythmie permet la mise en relation avec les autres, avec les choses, le lien social, une passerelle entre toutes les matières. Elle vise, avant tout, à reconstruire la « partie médiane », c’est-à-dire, l’émotion. On peut donc dire que l’eurythmie représente l’essentiel de la pédagogie steinerienne et qu’elle nous pose des questions sur la place du corps beaucoup trop réduite dans l’éducation nationale.
Le rôle de l’expression artistique dans la pédagogie
L’école Steiner-Waldorf est souvent perçue – à tort ou à raison – comme une école où les enfants ont beaucoup d’activités artistiques. En effet, dans ces écoles, il y a beaucoup plus d’activités artistiques et manuelles qu’à l’école publique. Mais, dans notre groupe de recherche, nous nous sommes intéressés à une « expression artistique » plutôt qu’à une pratique artistique qui nous semble beaucoup plus réductrice que la première. L’expression artistique se conjugue souvent avec l’idée de respecter la globalité de l’être humain.
Quels effets de l’expression artistique peut-on espérer chez les élèves ? Quelle est la retombée de cette pédagogie ? L’expression artistique favorise-t-elle la réalisation de l’objectif de l’éducation de l’école Steiner-Waldorf ? Voici quelques idées clés :
- Accepter la diversité, tolérance
- Se découvrir soi-même
- Avoir confiance
- Le goût à la vie, le goût d’apprendre
- La sensibilité, l’étonnement au quotidien
- L’écoute le dialogue, le lien social
- La faculté d’adaptation
Sunmi Kim précise que l’expression de l’âme et de la personnalité sont les expressions qui reviennent le plus souvent dans les réponses du questionnaire,
notamment dans celles des parents d’élèves. Ensuite, la créativité et la recherche du
« beau » prennent la place. La communication avec les autres est aussi un point non négligeable dans l’expression artistique.
Parmi des activités scolaires permettant cette expression artistique, les pièces de théâtres semblent avoir une place importante chez les grands élèves. Au moins un mois est consacré à la préparation d’une pièce de théâtre et ce, pour la classe de première et celle de 4e (ça dépend de l’école). Une classe entière (souvent une vingtaine d’élèves) y participe en assumant tous les domaines de la préparation : costumes, son, décoration, réservation de la salle, etc. C’est souvent le grand moment pour un élève au point parfois de le transformer. Une nouvelle attitude tant par rapport aux autres qu’à l’égard de la vie se manifeste ainsi dans la conscience des élèves. Cette activité réunit toutes les dimensions de la pédagogie steinerienne aussi bien sur le plan artistique que sur le plan corporel, relationnel, manuel, spirituel.
Vers un sens du spirituel ouvert d’intuition et de reliance
Qu’est-ce que la spiritualité dans les écoles Steiner-Waldorf ? C’est la relation avec la transcendance qui se manifeste sous différentes formes. Certains la nomment le
« spirituel », d’autres le « religieux » ou le « sacré ». Il ne s’agit en aucun cas d’une institution religieuse, même si certains symboles et fêtes en sont issus. Il s’agit plutôt d’une manière d’être au monde, d’une attitude. Les observations effectuées permettent de voir ce côté spirituel et religieux dans la pratique pédagogique steinerienne. Comment les praticiens et les personnes concernées perçoivent-ils le
« spirituel » ? Voici quelques idées clés :
- Se relier à quelque chose
- Le lien au monde, aux êtres (lien social)
- La relation intime des êtres humains à des réalités transcendantales
- Quelque chose d’impalpable
- Quelque chose d’intérieur
- Quelque chose de beau
- L’évolution de l’enfant (la force qui le transforme)
- Ce n’est ni religion, ni dogme, ni croyance
- L’attitude par rapport au sacré
- Le sens du respect
Les idées qui reviennent le plus souvent c’est celle de la « reliance, se relier » que ce soit avec les autres, avec la nature ou avec le monde. D’où l’importance de la notion de respect. Cette reliance correspond également à une dimension
« innommable », « transcendantale » qui ne relève pas forcément d’un a priori religieux conventionnel. C’est aussi un rapport avec l’inconnu. Dans tous les phénomènes qui se manifestent au quotidien, on peut trouver cette dimension spirituelle dès lors qu’il y a une transformation inattendue, un étonnement, un émerveillement, enfin le « beau ».
Les effets à long terme de cette pédagogie steinerienne
Les manières d’être des anciens élèves témoignent également de cette retombée de la pédagogie steinerienne. Ils sont dans la vie, ouverts sur la vie. Les mots qui reviennent le plus souvent dans l’enquête, sont l’ouverture sur la vie, l’ouverture d’esprit et la faculté d’adaptation.
Ainsi la reliance et l’intuition semblent bien être des notions essentielles de la pédagogie steinerienne, notamment lorsqu’on l’envisage sous l’angle de l’innovation artistique et spirituelle. Gageons que cette créativité pédagogique non seulement perdurera dans cette institution mais gagnera – peut-être – l’Éducation Nationale, qui s’interroge, de plus en plus, en France, sur les difficultés concrètes d’un enseignement du « fait religieux » comme de l’initiation à la création artistique, non dépourvus d’un esprit critique, irréductible à notre système éducatif.
Plus globalement, si nous acceptions de nous ouvrir un peu plus aux principes de cette pédagogie steinérienne, comme au sens esthétique de la pensée chinoise ou à
la profondeur ontologique de la philosophie non dualiste d’un Krishnamurti, l’éducation prendrait des couleurs nouvelles.
L’éducation est au carrefour, à l’interface des savoirs en actes et de la Connaissance intime. L’éducation est le processus qui exprime la dynamique de la vie intérieure en contact avec le monde extérieur. Elle ne saurait être définie par des « disciplines » scientifiques ou des catégories de pensée instituées. Elle est de l’ordre du devenir improbable pour chaque personne. Elle n’existe pas a priori, mais se fonde dans son mouvement même. Elle n’a pas de but, ni de projet autre que dans l’instant de la réflexion. Chez elle, l’existence ne précède pas l’essence et l’essence, l’existence. Être, c’est s’éduquer, toujours avec l’autre, et, par là même fonder ce que nous sommes dans le cours de ce qui advient. Essence et existence coïncident dans l’éducation. La vie intérieure met en acte l’éducation singulière. Elle avance et éclaircit le monde des formes, mentales, culturelles, sociales, matérielles, (l’existentialité de chaque être, comme de chaque groupe) pour, en fin de compte, faire vivre intuitivement ce par quoi ce monde des formes est totalement relié au sein d’une unipluralité indéfinissable. La reliance ainsi vécue est nommée amour ou compassion, suivant les cultures.
Un éducateur est toujours un être relié. Pour le moins cherche-t-il à l’être. Mais paradoxalement une quête de la reliance est une impasse. La reliance est une donnée immédiate de la conscience sans objet.
Cette reliance conduit le chercheur de sens en éducation vers une nécessaire transdisciplinarité. Basarab Nicolescu définit la transdisciplinarité comme une nouvelle approche scientifique, culturelle, spirituelle et sociale, qui concerne ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les disciplines et au-delà de toute discipline. Pour ma part, je conçois cette transdisciplinarité comme proprement révolutionnaire sur le plan épistémologique, notamment par l’interférence dialogique entre les domaines des savoirs pluriels sur l’homme et le monde, et de la Connaissance expérientielle de soi ouverte au Sans-Fond de l’être-au-monde et à la relation d’inconnu proprement poétique..
Je terminerai cette conférence par un poème de François Cheng, extrait de son recueil “A l’orient de tout” (NRF, Gallimard, 2005, p.145)
L’éternité est là,
Un seul instant l’instaure. L’instant où tu adviens
Et ouvres l’oeil et vois Qu’avant de t’effacer Rien ne sera su par toi
Mais que tu vois, et loue…
Je vous remercie de votre attention
____________________________
Notes
1 F. Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2006
2 Bergson, La Pensée et le mouvant, Genève, A. Skira, 1946 [1934], p. 174
3 Céline Tarrade, l’intuition chez Bergson, http://pedagogie.ac- toulouse.fr/philosophie/tarradebergson.htm
4 G.Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris, Le livre de poche, Biblio-essqais, Stock, (1931), 1992
5 S. Freud et J.Breuer, Études sur l’hystérie, PUF, traduction Anne Berman, p.14. Voici le texte en anglais : « She was markedly intelligent, with an astonishingly quick grasp of things and penetrating intuition. She possessed a powerful intellect which would have been capable of digesting solid mental pabulum and which stood in need of it – though without receiving it after she had left school. She had great poetic and imaginative gifts » (On the psychical mechanism of hysterical phenomena: preliminary communication – Breuer and Freud – 1893 / Freud, Complete Works p.14» cité par B.Auriol, “remarque sur l’idée d’intuition chez Freud”, http://auriol.free.fr/parapsychologie/intuition/Intuition_Freud.htm#_ftnref19
6 Ania Teillard , L’âme et l’Ecriture (Stock) et Bernard Auriol, le type intuition chez Jung, http://auriol.free.fr/parapsychologie/intuition/intuition-jung.htm#_ftn2
7 C.G.Jung, L’Homme à la découverte de son âme, pp. 130-131, Préface et adaptation du Dr Roland Cahen, Albin Michel, 1928-1987
8 P.Filliot, in « Le Journal des Chercheurs », site Web, 2006, http:/ /w w w .bar bier – rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=559
9 René Barbier, Ce qui nous fonde, in Le Journal des Chercheurs, http://www.barbier- rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=375
10 M.Bolle de Bal, Voyages au coeur des sciences humaines – de la reliance – T1. Reliance et théories, Paris, L’Harmattan, 1996, 332 p. et tome 2 Reliance et pratiques, L’Harmattan, 1996, 340 p.
11 Michel Maffesoli, Reliance et triplicité, Religiologiques, Jeux et traverses. Rencontre avec Michel Maffesoli, s/dir. Guy Ménard, Université du Québec à Montréal, Département des Sciences religieuses, Printemps 1991, n°3, 163 p., pp 25-86 (avec les débats). Cet article est à mettre en rapport avec le livre de Dany-Robert Dufour “les mystères de la trinité”, Paris, Gallimard, 1991 en fonction de la pensée trinitaire. Comme pour moi, la “reliance” chez Maffesoli n’exclut pas le conflit, bien au contraire. L’écoute de la reliance sociale suppose une très grande ouverture d’esprit et d’improvisation d’expression : “...il y a une multiplicité d’expressions de cette rhétorique sociale. Et cette multiplicité d’expressions peut aller du bouquin théorique au roman en passant par d’autres expressions spécifiques. Il faut que je sois à même, moi qui veux dire mon temps, de l’intégrer dans ce que j’essaie de dire. Donc, jouer d’une construction qui soit le plus fidèle possible à la rhétorique générale et qui intègre une dimension de stylisation.” (p.82). On retrouvera un développement sur la reliance, à partir de l’oeuvre de E. Durkheim, dans la présentation de M. Maffesoli à la réédition des “formes élémentaires de la vie religieuse” en livre de poche (L.G.E. 1991), 758 p.. La “reliance” est alors, pour M. Maffesoli, très proche de la notion d’”effervescence” chez Durkheim (cf. p.16-17)
12 E.Morin, vers une théorie de la reliance généralisée, in Voyage au coeur des sciences humaines, T1, pp 315- 326, op cité
13 Edward Tityakian “vers une sociologie de l’existence”, in Perspectives de la sociologie contemporaine, Hommage à Georges Gurvitch, Paris, PUF, 1968, pp 445-465
14 M.Bolle de Bal, La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept charnière”, in Voyages au Coeur des sciences humaines, T1, pp 65-79
15 R.Barbier, “Du côté des sciences de l’éducation : Reliance : un concept clé du métissage culturel
Orient/Occident”, in Voyages au coeur des sciences humaines, T1, pp 255-277
16 M. Bolle de Bal, la reliance : connexions et sens, Paris, Connexions, n°33, Épi,1981; La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept charnière, Actes du XIIIe Colloque de l’Association International des Sociologues de Langue Française, 1988, Ò Tome 1, pp. 598-611.
17 M.Bolle de Bal, La tentation communautaire. Les paradoxes de la reliance et de la contre-culture, Bruxelles, Ed de l’université libre de Bruxelles, 1985
18 Marcel Lambilliotte, l’homme relié. L’aventure de la Conscience. Bruxelles, société générale d’édition, 1968
19 R.Barbier (s/dir), Pratiques de Formation/Analyses, le devenir du sujet en formation : l’influence des cultures “autres” qu’occidentales, Paris, Université de Paris VIII, Formation Permanente, n° 21-22, juin 1991, 232 p., )
20 Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie, les communautés libertaires aux Etats-Unis, Paris, Payot, 1983
21 Micheline Flak, Thoreau, Une haute sagesse au service de l’action, Paris, Seghers, coll. philosophes de tous, les temps, 1973
22 M.Bolle de Bal, “La reliance ou la médiatisation du lien social : la dimension sociologique d’un concept charnière”, in Voyages au coeur des sciences humaines, T.1, op cité, p.69
23 Einstein, on le sait, n’a jamais admis complètement la Mécanique quantique. A ce sujet Michel Paty écrit :
“Tout en admettant la validité des relations de la mécanique quantique, Einstein formula des critiques sur son interprétation par Niels Bohr et l’École de Copenhague en termes de « philosophie de la complémentarité ». Il refusait d’y voir une théorie définitive et complète (selon les termes de Born et Heisenberg) et contestait qu’elle pût servir de point de départ pour une théorie plus fondamentale qui s’unifierait un jour avec la relativité générale.
Parmi les expériences de pensée qu’il utilisait volontiers pour s’interroger sur la nature et le contenu des théories, l’expérience dite « E.P.R. » (Einstein, Podolski, Rosen, 1935) est restée célèbre : elle fait intervenir des systèmes quantiques corrélés dans un état initial (deux particules issues d’un même atome) et qui le demeurent après leur séparation, quelle que soit leur distance. Cette propriété spécifiquement quantique (non-séparabilité locale) fut éclairée par Einstein, tout en étant refusée par lui ; elle devait être mise en évidence par Bell (1964) et testée expérimentalement (expériences d’Aspect, 1981).
Einstein considérait que l’objectif de la physique était de décrire une réalité – qui se présente, par exemple, sous la forme d’un système individuel – supposée exister indépendamment de l’acte de mesure. Il exprimait, par complétude théorique (dans un sens ici moins fort que celui qui est proposé pour la théorie du champ), la nécessité, pour une théorie fondamentale, de rendre compte de tous les éléments de réalité qu’il est possible de caractériser par la pensée concernant son domaine et d’être en relation biunivoque avec le système réel décrit. Il lui paraissait raisonnable de postuler un « principe de séparabilité locale » – bien qu’il fût étranger aux propositions de la mécanique quantique – pour des systèmes physiques définis dans l’espace et sans interaction entre eux : ce principe lui fournissait un moyen de caractériser un système physique réel indépendamment du fait qu’on l’observe ou non”.◻© Encyclopædia Universalis 2005, tous droits reserves.
24 E.Morin, Vers une théorie généralisée de la reliance, in Voyages au coeur des sciences humaines, T1, op cité
25 L.Voyé, D’une reliance incertaine : la reliance religieuse, in Voyages au coeur des sciences humaines, T2, pp 81-98
26 G.Rocher, Éléments d’une phénoménologie du deuil et de la mort dans une perspective de reliance, in Voyages au coeur des sciences humaines, T2, pp 67-80, op cité
27 R.Barbier, Mort et renaissance dans la reliance éducative, octobre 1997, Albin Michel, in “L’homme relié”, s/dir J.Mouttapa, Paris, Albin Michel
28 Krishnamurti, Carnets, éd. Du Rocher, Monaco, 1988, p.49
29 Cyrille Javary, Une histoire de regard, Entretien avec Cyrille Javary, propos recueillis par Patrice van Eersel.
In Nouvelles Clés.com, dossier “La Chine créatrice”, 2006
30 René Barbier, l’improvisation éducative, Pratiques de formations/Analyses, n°2, Université Paris 8, Formation Permanente, repris sur internet : http://www.barbier-rd.nom.fr/Improvisationeducative.html
31 Krishnamurti, in Carnets, op.cit. p.17
32 F.Favre, « Fondateur de l’Anthroposophie, l’autrichien R. Steiner (1861-1925) fut sa vie durant, l’homme du dialogue entre sciences de la Matière et sciences de l’Esprit. «Homme de conscience» et «homme de science» (…), il est le premier, à notre connaissance, à avoir tenté de donner un fondement rationnel à une authentique «science de l’esprit fondée sur «l’élargissement de la conscience» (ou encore «connaissance élargie») et conçue comme un
«prolongement des sciences de la nature». «Par anthroposophie, écrit R. Steiner, j’entends une exploration scientifique du monde spirituel qui met en évidence les limites d’une simple connaissance de la nature ainsi que celles de la mystique ordinaire et qui, avant d’entreprendre de pénétrer dans le monde suprasensible, commence par développer dans l’âme connaissante les forces non encore agissantes dans la conscience ordinaire et dans la science ordinaire, par lesquelles une telle pénétration est rendue possible» ,extrait du DEA en Sciences de l’éducation 1998, Rudolf Steiner et l’anthroposophie : un chemin vers une «philo-théosophie» de l’éducation, 114 p., université Paris 8.
33 R.Steiner, Vers un renouveau de la pédagogie par la science de l’esprit, Paris, Ed.Triades, 2001, p.53
34 R.Steiner, op. cité p.48
35 R.Steiner, op.cité, p.33
36 C.Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975
37 R.Steiner, p31
38 R.Steiner, op.cité, p.64
39 R.Steiner, op.cité, p.63
40 M.Emoto, voir le site Web http://www.hado.net/index2.html, 2006
41 M.Grousson, L’homme qui magnetise l’eau, Science et vie, août 2006, p.102-111
42 Voir : pages 25, 31, 35, 41, 46, 48, 86, 156, 169, 174, 175, 177, 250, 290, 254, 306, 331, 349)
43 R.Steiner, op.cit., p.331
44 R.Steiner, op.cit., p.25-26
45 (R.Steiner, op.cit., p.41
46 R.Steiner, op.cit., p.136
47 R.Steiner, op.cit., p.169
48 Comme semble le faire penser la page 174 de l’op.cité
49 R.Steiner, op.cit., p.178
50 René Barbier, cours en ligne de licence en sciences de l’éducation, université Paris 8, 2002-2006, http://educ.univ-paris8.fr/LIC_MAIT/weblearn2002/KenligneP8/Kindex.html
51 Recherche-action existentielle sur l’innovation pédagogique dans les écoles Steiner- Waldorf en France (2004-2006)
Direction scientifique René Barbier Chercheuse de terrain : Sunmi Kim
Chercheur collectif : Céline Gaillard, Jacques Dallé, Franck Gardian, Philippe Jarre (Institution Steiner-Waldorf), Sunmi Kim, Maryse Krichewsky, René Barbier (Laboratoire EXPERICE)