2014 par René Barbier
L’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, est devenu un best-seller aux États-Unis. Cette analyse exhaustive du processus de l’inégalité croissante dans le monde entier est sans doute remarquable. Ceux qui ont voulu la contester se sont cassés les dents. On a voulu rapprocher Piketty de Karl Marx. Il y a une part de vrai dans ce rapprochement, néanmoins les deux théoriciens ne s’appuient pas sur le même registre. Thomas Piketty est un réformateur et non un révolutionnaire. Karl Marx veut changer profondément la société dans sa structure.
Piketty fait florès aux États-Unis en grande partie sur cette différence. Il propose certes de changer l’ordre des choses mais au sein d’une même structure, celle du capitalisme. Karl Marx s’est attaqué à la nature même du capitalisme. Aujourd’hui, tout en s’appuyant sur l’analyse de Thomas Piketty de la croissance des inégalités, le point de vue marxiste redevient d’actualité, même s’il se fonde désormais sur une autre ouverture : celle de l’éthique.
Point de vue de Thomas Piketty
Thomas Piketty, après son passage comme enseignant au M. I. T. (Massachusset Institut of Technology) ne se fait plus guère d’illusions sur le parti pris des économistes américains, souvent grassement financés par les fonds de pension qu’ils défendent. Il faudrait reprendre l’analyse critique de toutes les sciences économiques et des sciences de gestion sous cet angle pour avoir une idée précise de l’implication très intéressée des experts en économie dans notre société. L’idéologie de la méritocratie liée aux très hauts salaires que préconisent les économistes américains n’est qu’une façon de conforter le statut quo de l’économie néolibérale. Thomas Piketty critique évidemment cette position. Il est sensible aux inégalités extravagantes dont profitent les managers et gestionnaires de la financiarisation du monde et, par exemple au regard du traitement des enseignants de maternelle, aussi bien aux États-Unis que dans d’autres pays .
Technologie, éducation, moeurs
Pour lui, les économistes de France possède un avantage de n’être ni très bien rémunéré, ni considéré, car cela leur permet de garder les pieds sur terre. Il propose une interprétation : les écarts de rémunération très importants découleraient d’après lui, de la technologie, de l’éducation et des mœurs. C’est la logique des politiques conservatrices dans les pays riches qui, réduisant l’imposition des plus fortunés, conduit à cet état de fait. Aux États-Unis comme au Royaume-Uni, les patrons des grandes entreprises peuvent s’octroyer d’énormes salaires parce que la société juge ces pratiques acceptables. Cela est sans doute plus difficile en France, encore que peu de gens semblent avoir à redire que la PDG de L’Oréal, Madame Betancourt, a vu sa fortune passée de 4 à 30 milliards de dollars entre 1990 et 2010, sans jamais avoir travaillé. Si dépensiers soient-ils, il est évident que les 25 gestionnaires de Hedge fund ne parviendront jamais à consommer leurs 21 milliards de dollars de rémunération annuelle.
Solution de T. Piketty et ses limites
Thomas Piketty propose une solution réformiste pour résoudre ce problème, qui peut sans doute réduire en partie les inégalités mais sans en gommer le processus. Il suggère, ce qu’il considère encore malgré tout comme une utopie, un impôt mondial et progressif sur le capital pour – dit-il – éviter une divergence sans limite des inégalités patrimoniales. Pour ce faire, il réclame un gouvernement mondial et préconise un capitalisme à la suédoise qui a fait ses preuves en éliminant les disparités économiques extrêmes. Mais il ne dit rien sur l’appropriation de la force de travail, sur le travail aliénant ou sur une société ayant pour moteur l’argent et le profit. Sous cet angle il demeure bien dans ce qu’André Comte-Sponville, dans son ouvrage Le capitalisme est-il moral, concluait par l’amoralisme total de ce régime économique. Comme le remarque un auteur critique très pertinent – Russell Jacoby – professeur d’histoire à l’université de Californie à Los Angeles, dans un numéro du Monde diplomatique du mois d’août 2014, Thomas Piketty semble rester sur une position économique relativement conventionnelle. Il s’appuie sur des statistiques relatives au niveau de revenu, sur des projets de taxation, des commissions chargées d’examiner ces questions. Il ne se réfère jamais aux luttes ancestrales des travailleurs contre ces inégalités, liées aux mouvements sociaux. Il ne tient pas compte du capital social, des ressources culturelles et du savoir-faire accumulés dont bénéficient les plus aisés et qui facilitent la réussite et l’accroissement régulier du patrimoine de leurs héritiers.
Des chercheurs en sciences sociales, comme le sociologue Vincent de Gaulejac par exemple, dans son analyse de la société gestionnaire qui favorise grandement les managers aujourd’hui, vont plus loin et plus pertinemment dans le processus complexe de la gestion inégalitaire du capitalisme. Karl Marx, en particulier dans sa jeunesse, qui s’est attaqué à la critique même de la structure du capitalisme, malgré son caractère utopique, a sans doute été plus clairvoyant dans l’analyse fondamentale de ce qui peut être changé par les êtres humains dans une perspective de vivre ensemble.
Révolution éthique
Ce qui m’apparaît le plus intéressant et surtout le plus d’avant-garde, en fin de compte chez Marx, c’est l’ouverture éthique que représente son analyse, en dépit des erreurs économiques et politiques qu’il a pu commettre. Il a sans doute beaucoup trop méconnu la complexité du phénomène humain, emporté à la fois par la néoténie et la pléonexie, mais également par son altruisme, de sa condition. Les révolutions dites socialistes qui s’en sont inspirées, ont conduit, on le sait, à des tragédies terrifiantes dont on doit se souvenir. Comme le rappelle René Char dans un aphorisme, “l’imaginaire n’est pas pur. Il ne fait qu’aller”. Mais on ne saurait également oublier les tragédies occasionnées par la structure même et le développement du capitalisme du XIXe au XXe siècle avec les guerres mondiales qui en sont les prolongements. Ce qui me semble évident, depuis le début du XXIe siècle, c’est la montée d’une prise de conscience, de la dimension éthique de la vie dans le vivre ensemble en devenir problématique. L’écologie politique devient une discipline fondamentale pour comprendre notre temps. Elle s’ouvre nécessairement sur un enjeu éthique du partage planétaire des ressources rares et non renouvelables.
Une économie “autre” et de partage
Il nous faudra analyser toutes les variantes et les modalités souvent méconnues, d’une économie “autre”, d’une autre façon de vivre et de partager, d’autres organisations dotées d’un sens vraiment différent de l’efficacité, dans la vie quotidienne, que suscite de nos jours le développement de la société planétaire. Sous la structure pesante et aliénante, inégalitaire et reproductrice du capitalisme néolibéral, et des ses théoriciens assermentés, on peut discerner des penseurs et des mouvements souterrains non négligeables qui apparaissent comme l’expression d’un continuum onirique révolutionnaire. Cette force montante et agissante sans aucun doute d’expression éthique, est au-delà d’un moralisme étatique convenu largement diffusé dans l’opinion, que F. Nietzsche nommait “moraline”. Elle s’appuie sur des personnes qui ont pris conscience du travail de l’aliénation imposée sous toutes ses formes. Elle cherche ses modes d’analyse vers d’autres sens de la spiritualité, des sciences humaines et sociales, de la philosophie, des neurosciences contemporaines.
Sur le plan philosophique notamment, elle travaille le dilemme difficile entre une philosophie du concept toujours élitiste en dernière instance et une philosophie de l’expérience humaine quotidienne qui ne néglige pas la sensibilité et l’imaginaire du vivant. Sous les horreurs et les tragédies des guerres civiles alimentées, hier comme aujourd’hui, par la pléonexie des grandes puissances mondiales, sans doute peut-on entrevoir d’autres potentialités de partage et de solidarité, voire d’altruisme et de bienveillance dans l’organisation du monde ?