1998 (revu en 2009), par René Barbier
Qu’est-ce que l’imaginaire social ?
La société, dans le déroulement de sa propre histoire, et à partir des changements dans sa base technico-économique, des rapports de force entre les groupes et les fractions de classes sociales qui cherchent à asseoir leur hégémonie, mais également de phénomènes naturels et cosmiques sur lesquels nul n’a de prise, engendre sans discontinuer un magma de significations imaginaires sociales, s’imposant à tous dans une méconnaissance instituée. Toutes les institutions sont porteuses de cet imaginaire social qui constitue également ce que l’on appelle “la culture” d’une société. L’idéologie n’est que la part rationalisée et rationalisable de l’imaginaire social. Les institutions sont des réseaux symboliques, constitués comme “bains de sens” pour les agents sociaux. Elles tissent une matrice dans laquelle les “habitus” naissent et s’imposent à tous ceux qui sont soumis à leur violence symbolique.
Habitus
L’habitus est un schème générateur de structures conformes à la logique de la structure d’inculcation (phénomène de reproduction). L’habitus conduit les destinataires légitimes à avoir les mêmes “goûts”, les mêmes attirances, les mêmes “dégoûts” et répulsions, sans qu’ils soient conscients de la façon dont ils ont été moulés ainsi dans et par les institutions appropriées depuis la naissance jusqu’à la mort. Pourtant l’habitus n’est jamais totalement réussi dans les sociétés contemporaines habitées par des phénomènes de différenciation culturelle. Il ne saurait être, comme le pense P. Bourdieu, une sorte de “programme d’ordinateur”, comme il l’a encore répété dans une émission télévisée d’Antoine Spîre en décembre 1990. L’habitus est toujours plus ou moins “raté”. Il présente des failles par où s’infiltrent des dynamiques de forces instituantes. Cette logique résulte d’une cohérence entre les relations conceptuelles de l’habitus, de l’institution et de l’imaginaire social dans la perspective de C. Castoriadis. Au niveau des groupes et des classes sociales, cela donne un processus conflictuel entre ce qui est de l’ordre de l’institué et de l’ordre de l’instituant dans chaque institution. Cette lutte entre l’instituant et l’institué reflète la dialectique même de l’imaginaire social qui est à la fois leurrant et créateur. Cette conceptualisation de l’imaginaire social et de ses retombées institutionnelles et personnelles (par l’habitus) représente une synthèse des oeuvres de C. Castoriadis, des théoriciens de l’Analyse Institutionnelle (Lourau/Lapassade) et de la sociologie de Pierre Bourdieu. Elle a constitué une partie de ma théorie de la “recherche-action institutionnelle”.
Définition de l’imaginaire social
On appelle imaginaire social un magma de significations sociales à caractère imaginaire, dont la production ne se réfère pas à une ou plusieurs élaborations psychiques individuelles ni même de groupes ou d’organisations. Pour les comprendre nous devons nous placer d’emblée dans une perspective sociétale. “Les significations imaginaires sociales ne sont ni représentations, ni figures ou formes, ni concepts” écrit C. Castoriadis (1975). Elles ne sont pas plus des “types-idéaux” à la manière du sociologue allemand Max Weber. Elles sont historiques donc évolutives et produisent des institutions qui ne peuvent être analysées qu’en fonction du contexte culturel de l’époque. Elles sont des significations parce qu’elles renvoient à un sens. Castoriadis définit le “sens” comme “un tenir-ensemble indestructible, se visant soi-même et fondé sur soi-même, source illimitée de plaisir à quoi il ne manque rien et qui ne laisse rien à désirer”.
Imaginaires parce que ces significations ne sont pas réductibles à un réel ou un rationnel quelconque. Elles renvoient au fond magmatique de la psyché et du monde, c’est-à-dire à ce que Castoriadis nomme l’Abîme/Chaos/Sans-Fond à partir duquel surgit sans cesse un flux créatif de nouvelles significations dont la portée peut être bénéfique ou maléfique pour l’homme. Sociales parce qu’elles valent et s’imposent à tous les membres de la société, sans être nécessairement sues comme telles. Les formations idéologiques apparaissent comme des ensembles identitaires rationalisables du fond magmatique de l’imaginaire social. Ceux qui présentent le plus haut degré de cohérence et d’efficacité politique dans un certain contexte. L’imaginaire social est de l’ordre du magma et relève ainsi d’une logique particulière selon Castoriadis, définie par les propriétés suivantes :
- M1 : Si M est un magma, on peut repérer dans M des ensembles en nombre indéfini.
- M2 : Si M est un magma, on peut repérer dans M des magmas autres que M.
- M3 : Si M est un magma, il n’existe pas de partition de M en magmas.
- M4 : Si M est un magma, toute décomposition de M en ensembles laisse comme résidu un magma.
- M5 : Ce qui n’est pas est ensemble ou rien.
Ces significations imaginaires sociales s’instrumentent toujours dans des classes, des relations et des propriétés, mais ne sont pas constructibles à partir de celles-ci. L’institution imaginaire de la société revient à la construction de points de vue “arbitraires”, à partir desquels “équivalences” et “relations” sont établies. La logique des magmas conduit C. Castoriadis vers des thèses ontologiques qui me paraissent proches de certaines sagesses orientales comme le taoïsme. En effet C. Castoriadis affirme que : « ce qui est n’est pas ensemble ou système d’ensembles. Ce qui est n’est pas pleinement déterminé. Ce qui est, est Chaos, ou Abîme, ou Sans-Fond. Ce qui est, est Chaos à stratification non régulière. Ce qui est comporte une dimension ensembliste-identitaire ou une partie ensembliste-identitaire partout dense… Pour l’observateur limite, la question de savoir, en un sens ultime, ce qui vient de lui et ce qui vient de l’observé est indécidable (il ne peut exister d’observable absolument chaotique. Il ne peut exister d’observateur absolument inorganisé. L’observation est un co-produit non pleinement décomposable). La non-détermination de ce qui est n’est pas une simple “indétermination” au sens privatif et finalement trivial. Elle est création, à savoir émergence de déterminations autres, de nouvelles lois, de nouveaux domaines de légalité ».
L’institution sociale a pour fonction essentielle l’autoconservation par le truchement d’une socialisation de la psyché, d’une fabrication d’individus sociaux conformes et appropriés. L’institution leur fournit des pôles identificatoires et surtout un sens qui tente de recouvrir sans cesse « l’Abîme du monde, de la psyché elle-même pour elle-même, de la société elle-même pour elle-même… Le sacré est le simulacre institué de l’Abîme : la religion confère une figure ou figuration à l’Abîme – et cette figure est présentée à la fois comme Sens ultime et source de tout sens ».
La mondialisation comme forme actuelle de l’imaginaire social et ses répercutions sur la société civile en Occident et en Orient (Chine)
Il me paraît judicieux de revenir aux valeurs qui ont fondé la modernité de l’Occident depuis plusieurs siècles. Nous devons revenir aux sources de la société occidentale et nous arrêter sur les grandes valeurs de la République issues de la Révolution française et du siècle des Lumières. Traditionnellement la Révolution française de 1789 a imposé l’idée, dans toute l’Europe et à ce qui deviendra les États-Unis d’Amérique, d’un triptyque de valeurs fondant à la fois l’univers de la personne et celui de la société : la liberté, l’égalité et la fraternité. A l’origine, le libéralisme économique s’est appuyé sur une articulation supposée harmonieuse de ces trois principes. La liberté individuelle ouvrait le jeu des initiatives et de la concurrence à partir des moyens et des facultés naturelles de chacun, a priori considérées comme rationnelles. Tous étaient considérés comme “égaux” en droits pour participer à la règle du jeu. Cette dernière devait, en principe, par toute une série de synergies, engendrer une véritable fraternité entre les êtres humains.
Une logique historique et mondiale semblait être en route, systématisée par Hegel, pour aboutir au règne d’une civilisation porteuse d’humanité et de progrès. Chaque être humain considéré dans sa transcendance se trouvait détenteur d’une parcelle de l’humanité divine et le concept d’égalité suggérait celui de réciprocité. Chacun se reconnaissait dans l’autre et la fraternité devenait la version laïque des principes évangéliques. Certes Hegel avait bien introduit la violence comme moyen d’expression de l’individualisme. L’affirmation individuelle passe par une lutte à mort avec les autres d’où sortira une dialectique du maître et de l’esclave. Associée au “vouloir-vivre” de Schopenhauer, cette logique aboutira chez Nietzsche à la “volonté de puissance” et au règne du “surhomme”. Il faudra également deux autres maîtres du soupçon, Marx et Freud, pour que des questions soient sérieusement posées aux bienfaits idéalisés de la liberté individuelle.
Quoi qu’il en soit, traditionnellement, les idéaux de la Révolution française suscitent un élan créateur extraordinaire en Occident. Le libéralisme économique qui les prolonge engendre un progrès sans précédent dans l’ordre économique, culturel et social, non sans destruction des modes de vie rurale. La philosophie allemande du XXe siècle, avec Heidegger, éprouvera une certaine nostalgie à l’égard des figures en perdition de la sacralisation de la nature, de la glorification de l’artisanat, du mode de vie paysanne, que le national-socialisme utilisera à son profit.
L’Occident a su longtemps concilier l’individu et le développement, malgré les dangers d’une dérive de l’égoïsme. Dans l’Europe de la chrétienté, la Réforme bloque la dérive par une reconsidération des vertus de la richesse acquise et utilisée à des fins acceptables, gages des faveurs du ciel. Max Weber montrera que le protestantisme, par son éthique, savait s’articuler avec l’esprit du capitalisme. La philosophie des Lumières redressera la barre en instaurant l’égoïsme individuel comme ressort honorable de l’activité humaine et capacités de création socialement acceptable. La morale, néanmoins, tend de plus en plus à se réduire à la réflexion personnelle tandis que l’activité productive collective s’enfonce dans une immanence sans référence transcendantale. Cette tendance ne fera que s’affirmer au fil des siècles pour aboutir à une quasi totale autonomie à la fin du XXe siècle régie par l’impératif de la mondialisation.
Quid de la mondialisation ?
La mondialisation nomme ainsi un processus de complexification économique qui, de secteurs en secteurs, s’impose à l’ensemble des pays de la planète. Le mot à la fois fascine et angoisse. Il présente tous les caractères du “sacré” avec son mysterium fascinans et son mysterium tremendum, l’attirance et la crainte devant l’inconnu, décrites par les phénoménologues des religions (Otto,1969). Phénomène ancien et continu, comportant des apogées et des reculs, la mondialisation est marquée par l’essor de la communication informatisée. La globalisation des réseaux est un fait et fonctionne logiquement à l’universel. La place de l’État-nation est remise en question par la mondialisation. L’émergence de phénomènes planétaires transnationaux (écologie, défense des droits de l’homme, communication par internet, etc.) et des régulations monétaires mondiales ou continentales (ONU/G20/Union européenne, etc.) débouchent sur des structurations identitaires.
Nous allons vers ce que Fernand Braudel a désigné sous le nom d’”économie-monde” (Braudel, 1979), existant depuis le XVIe et XVIIe siècles, mais qui se caractérise aujourd’hui d’une manière impérialiste par la diffusion des mécanismes du marché à l’ensemble de la planète. Le terme de “globalisation” proposé par Théodore Levitt en 1983 dans un article de la revue Harward Business Review et développé ensuite par Kenichi Ohmae correspond à un système d’interdépendance et de concurrence économiques entre trois ensembles de tailles équivalentes : la triade Union européenne, l’Amérique du Nord et le Japon. Nous assisterions, selon Kenichi Ohmae, à l’apparition de firmes multinationales déterritorialisées dont l’ensemble des fonctions sont conçues de manières indépendantes et mondialisées.
La firme “globale”, à la différence de l’entreprise internationalisée, est structurée en réseaux, liés par une culture d’entreprise. Mais cette vision de la structuration du capitalisme contemporain ne fait pas l’unanimité parmi les économistes. La plupart pensent que les multinationales conservent encore une culture qui les distingue et gardent une patrie, même si elles ont besoin de se faire accepter partout (Ruano-Borbalan, 1997). Ce qui paraît important à l’heure actuelle, c’est que les États-nations semblent écartelés entre la modernisation liée à la mondialisation et la réinvention de la tradition. On assiste alors à de nouveaux contours des communautés politiques dont l’espace n’est plus borné par les frontières territoriales mais reconstruit en fonction des stratégies d’entreprises, des circuits marchands, du déplacement des hommes et des effets de la communication.
Les pays de l’Asie-Pacifique sont particulièrement concernés par ce type de restructuration et construisent des espaces économiques de croissance relativement autonomes des réalités politiques. La prise en compte des réseaux transnationaux constitue l’un des aspects majeurs de la compréhension des processus d’interdépendance internationale. La Chine, comme l’Inde, possède des liens étroits et complexes avec ses diasporas qui expliquent largement les investissements dans certaines régions et leur décollage économique. L’interdépendance économique institue une culture commune liée aux industries de communication qui diffusent leurs produits en direction d’une clientèle élitiste et mondialisée, urbaine et ouverte au tourisme. Une nouvelle échelle de référence culturelle s’instaure à l’échelle de la planète dans les sociétés urbaines. Il est frappant, par exemple, que parmi les loisirs actuels des Chinois des grands centres urbains, en particulier à Beijing, à côté du taï ji quan, de la pratique du cerf-volant, du ping-pong ou du badminton, le fait de conduire son enfant en famille, une fois par semaine, dans un Mac Donald, devienne une norme culturelle, comme le fait d’offrir un Coca-Cola, en guise de rafraîchissement, aux étrangers de passage, dans les lieux diplomatiques chinois les plus institués comme le Ministère des Affaires étrangères.
La mondialisation et son imaginaire
Ricardo Petrella a analysé finement les écueils de la mondialisation (1997). Il montre très bien qu’il s’agit d’un discours dominant qui s’impose à tous, dans la plus grande incompréhension de ses tenants et de ses aboutissants. Pierre Bourdieu de son côté, tente depuis quelques années, de lutter avec quelques autres, contre l’effet spectaculaire du capitalisme financier (Bourdieu, Contre-feux, Liber, Raisons d’agir, 1998, et Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, 1997). Tout se passe comme si une matrice de significations imaginaires sociales avait été instituée, imposant une vague de plus en plus uniforme et planétaire de représentations symboliques et de constructions imaginaires. Le noyau central de cette matrice est l’idée que le monde se structure de plus en plus par la constitution d’un grand marché libéral, intégré et autorégulateur (The Single Global Market Place), garant de toutes les autres formes de liberté, tout en s’imposant à tous d’une manière inéluctable. Relayé par le mass média, les journalistes, les intellectuels, les économistes et les sociologues conformistes, et étayé par les nouvelles technologies de la communication et de l’information (internet), ce type d’imaginaire social se diffuse sans que rien, apparemment, ne semble pouvoir l’arrêter. C’est une véritable création socio-historique, un imaginaire social au sens de C. Castoriadis. Tout ce qui vise à freiner ou critiquer ce processus est traité d’inconscience et d’aveuglement irrationnel.
Avec le mot liberté, les mots adaptation et compétitivité sont au firmament de cet imaginaire social et comportent leur lot de symboles et de mythes. Evidemment, le grand marché dont il est question et qui soumet absolument toute la société civile à son impérialisme, est un marché solvable, donnant lieu à des bénéfices nécessaires. Tout ce qui n’est pas de ce registre est écarté sans état d’âme. La science, la technologie, la santé, l’éducation, la culture, le sport, etc. doivent s’inscrire dans ce schéma ou périr. La formation de ce capitalisme du marché mondial comprend plusieurs dimensions.
La libération des marchés
Depuis la libération du mouvement des capitaux in et out des États-Unis, décidée par le Président Nixon en 1974, le mouvement s’est étendu à la planète entière. Cette libération s’annonce comme la source de toute libération dans tous les domaines.
La déréglementation de l’économie
L’État perd de plus en plus son rôle de médiateur, voire d’incitateur de développement économique, et se borne à réguler les flux de biens et de services comme les conflits sociaux dans le sens voulu par les lois du marché. C’est aux flux de capitaux circulant à l’échelle mondiale d’assumer désormais la fonction régulatrice à l’échelle mondiale. Pour ce faire, une vague de privatisations, sans cesse croissante, se développe et touche toutes les sphères de la société. La monnaie, devenue une marchandise comme une autre, vendue et achetée sur les marchés financiers mondiaux, échappe désormais aux pouvoirs politiques nationaux. Les instances du capitalisme financier mondial imposent leur vue sur la fonction monétaire et sur les conséquences économiques qui en découlent. Ainsi l’économie nationale doit satisfaire, coûte que coûte, aux impératifs suivants : inflation zéro, balance des paiements équilibrée, équilibre budgétaire et donc réduction des déficits publics, réduction des dépenses publiques, en particulier des dépenses sociales, réduction de la pression fiscale sur le capital et incitations fiscales en faveur des investissements privés.
On constate alors que l’ensemble des flux de capitaux ne produisent presque plus de nouvelles richesses collectives. Sur 1,4 mille milliards de dollars américains qui représentent les transactions financières quotidiennes actuelles à l’échelle mondiale, seulement 10% sont destinées à financer ces nouvelles richesses, selon une étude de la Banque d’Angleterre en 1995 (Perella, 1997, p.18). Les banques elles-mêmes, si elles ne sont pas d’affaires, sont de plus en plus hors circuit, au profit du placement des marchés financiers : elles ne représentent que 20% du financement des entreprises contre 80% pour le financement par les marchés.
Financiarisation des entreprises de production et de biens et services
Elles sont de plus en plus soumises aux processus de fusion et de jeux stratégiques financiers à un niveau qui les dépasse. L’économie mondiale devient de plus en plus oligopolistique, voire monopolistique. Les grosses firmes, pour s’en sortir, entrent dans le jeu du capitalisme proprement financier et développent des avoirs monétaires à côté des avoirs industriels. Le financier dans l’entreprise domine le manager industriel. La compétitivité devient la litanie quotidienne et la règle inexorable du jeu économique, social et plus largement humain. De fait, le phénomène dit de mondialisation s’articule et peut se comprendre à partir de différents points de vue.
- Économique : c’est la globalisation financière, l’intégration des marchés et des places boursières sous l’effet des politiques de déréglementation et du développement des nouvelles technologies de communication. C’est l’émergence de firmes multinationales globales intégrant les activités financières, commerciales, industrielles… C’est un processus de régionalisation à travers la constitution d’une vaste zone de libre échange sur fond de “triadisation” dominante (Amérique du Nord, Union européenne, Japon). C’est l’intensification du commerce mondial depuis la moitié du XXe siècle. C’est la tendance à la convergence des politiques économiques nationales selon certains, ou selon d’autres économistes, un renforcement de l’interdépendance des économies nationales.
- Géographique : c’est la “glocalisation”, mot forgé par les Japonais pour désigner l’articulation accrue des territoires locaux à l’économie mondiale. C’est également la constitution d’une “économie d’archipel” c’est-à-dire l’émergence planétaire d’un “archipel mégapolitain mondial” organisé autour des mégapoles nord-américaines, européennes et du Sud-Est asiatique.
- Diplomatique : c’est la fin de la bipolarité Est-Ouest et Nord-Sud. C’est l’accentuation des phénomènes de transnationalité et d’interdépendance qui s’expriment sous formes de réseaux. C’est la tentative de créer un “ordre mondial” à travers l’ONU et d’autres organisations.
- Historique : c’est une étape nouvelle du capitalisme par l’extension des “économie-monde”.
- Communicationnel et technologique : c’est le technoglobalisme, la fusion d’innovations et de technologies émanant de nombreux territoires en un même savoir ; la mise en place de macro-systèmes techniques dans les transports, la production, la communication. C’est la révolution de la communication par la télécommunication et les moyens de transmission par câbles, satellites, internet. C’est l’apparition du “village planétaire” du Canadien Marshall Mac Luhan.
- Culturel : c’est la convergence des modes de vie et des genres culturels (à travers les symboles et des emblèmes : Coca-Cola, Walt-Disney, Jeux Olympiques, IBM et Microsoft). Mais ce qui n’exclut pas des phénomènes de métissage, de “créolisation”, entre la globalité du processus et des particularités culturelles. C’est peut-être encore la tendance à l’universalité des valeurs dont témoignent les philosophes dans leurs interrogations. Allons-nous vers une sorte de “mondialité”, une universalité axiologique vécue ?
La mondialisation serait-elle devenue “une machine infernale” comme le pense Riccardo Petrella (Le Monde diplomatique, 1997). Fondée sur la primauté des intérêts et de la liberté d’action sans frontières de l’entreprise privée, et sur la souveraineté d’un marché prétendument autorégulateur, la mondialisation abandonne individus, groupes sociaux, villes et régions, voire pays entiers. Loin d’optimiser l’allocation des ressources matérielles et immatérielles de la planète – sans parler des richesses humaines – la globalisation engendre dysfonctionnements et gaspillages. En 1971, le président Richard Nixon instituait la fin de la convertibilité en or du dollar. En 1974, on assistait à la libéralisation généralisée des capitaux aux États-Unis et en 1990, dans l’ensemble de la communauté européenne. Depuis cette époque, le monde vit dans une totale instabilité monétaire. Une économie financière purement spéculative s’est développée, de plus en plus dissociée – quand elle n’en est pas ennemie – de l’économie réelle et d’une véritable culture industrielle. L’objectif de la rentabilité à court terme provoque, ici, des crises de surproduction (industrie automobile, électronique, informatique, acier), là des pénuries (logement, éducation, alimentation) et, dans maints autres secteurs, des chutes de productivité (céréales de base, systèmes informatiques, etc.)
La mondialisation entraîne les économies vers des structures de production artificielle, de l’éphémère, du volatile et du précaire par la réduction massive et généralisée de la durée de vie des produits et des services. Au lieu de revaloriser en permanence les ressources disponibles, elle les rend le plus vite possible obsolètes, inutiles, non recyclables. Le travail humain et les rapports sociaux en font les frais. La mondialisation des structures de production permet aux grands réseaux de firmes multinationales d’exploiter, à l’échelle planétaire, les petites et moyennes entreprises de manière intensive et au moindre coût, sous prétexte de mettre en valeur “la bonne ressource, venue du bon endroit, pour le bon produit, sur le bon marché et au bon moment pour le bon consommateur”.
Ces PME, confinées dans un rôle de sous-traitants de plus en plus fragilisés, sont tenues pour de simples centres de profit au service des grandes corporations. La situation devient encore plus intenable pour les PME elles-mêmes sous-traitantes des gros sous-traitants. Le sentiment d’insécurité et d’exploitation se généralise au-delà des couches sociales représentées par les ouvriers, les paysans et les travailleurs indépendants. Il touche désormais de manière concrète le milieu des petits entrepreneurs. Reengineering, production flexible, externalisation, dégraissage (downsizing), toutes ces nouvelles techniques du management contribuent au développement de la mondialisation, dont l’unique objectif est l’extirpation du maximum de profit, et au moindre prix, de la richesse du monde. Ressources, individus, groupes sociaux, villes et régions, voire pays entiers, sont laissés pour compte ou exclus : ils n’ont pas été jugés suffisamment rentables – par et pour – la machine mondiale. D’où l’absurde concurrence à laquelle ils se livrent pour être « compétitifs », c’est-à-dire pour simplement rester vivants. “Allons-nous laisser à cette machine infernale le pouvoir d’être le seul arbitre de l’histoire économique, technologique, politique et sociale du prochain siècle ?” s’interroge, non sans une certaine anxiété, Ricardo Petrolla. Ces analyses sont largement en connivence avec d’autres économistes ou sociologues. Sami Naïr, en particulier, nous offre, avec Edgar Morin, une vaste fresque, assez tragique, de ce processus quasi inéluctable de la mondialisation à la fin du XXe siècle (Morin, Naïr, 1997).
Les conséquences : la dévastation sociale
Cet impérialisme monétaire entraîne une dévastation sociale sans précédent. Le pouvoir privé ne cesse de se répandre sur la planète, au détriment du lien social plus collectif. Toutes les valeurs sont mesurées sous l’aune de l’argent-roi. La pauvreté augmente dans des proportions très inquiétantes. Presque partout elle atteint le seuil des 20% de la population. Aux États-Unis, elle est de 60 millions pour 300 millions d’habitants. En Europe de 52 millions pour le même nombre de population. Aux États-Unis, 1% de la population possède 39% des richesses du pays. “L’économie actuelle est en train de nous faire perdre le sens d’être, de faire et de vivre ensemble, le sens du bien commun” comme l’écrit Roccardo Petrella (1997,a, p.27). Tout va dans le sens de la privatisation de l’existence dans laquelle le sens de la liberté individuelle est encastré. La solidarité est jetée aux orties et les droits sociaux, les droits du travail, chèrement gagnés par des décennies de luttes ouvrières, sont démantelés au jour le jour.
Des pays du sud, régions entières, des villes et des villages du nord, sont largués comme non bénéficiaires et pour cause de guerre économique mondiale. Les aides directes affluent pour ceux qui sont déjà dans la richesse : ainsi 85% des investissements directs mondiaux à l’étranger sont destinés aux pays les plus développés du monde (selon la CNUCED). L’OMC, le FMI et la Banque Mondiale imposent la logique de la domination financière à toutes les économies du Tiers-Monde, sacrifiant les productions céréalières locales, les produits énergétiques, textiles et autres, au profit de biens destinés à l’exportation. L’exclusion sociale généralisée s’ensuit. Dans les villes, on constate de plus en plus l’émergence de sous-villes privées, fortifiées et puissamment gardées, dans les quartiers résidentiels du centre. Le travail n’est plus un droit mais une faveur aléatoire et quémandée. Un milliard de chômeurs et 18 millions dans l’Union Européenne attendent un travail incertain. Le travail humain a été réduit à une “ressource” qui comporte un “coût” comme n’importe quel bien. S’il rapporte on le maintient, sinon on le gomme. “En tant que ressource humaine, nous devons être très flexibles, malléables, adaptables, transférables, prêts au nomadisme des lieux et des temps, voire prêts à disparaître (provisoirement ?) dans le seul but d’assurer la plus grande compétitivité possible de l’entreprise sur les marchés mondiaux.” (Pétrella, 1997,a, p.37).
La prise de conscience et l’imaginaire social de la mondialisation
Il est évident que seule la prise de conscience des stratégies et des enjeux de la mondialisation, comme imaginaire social, permettra une résistance salutaire. Un certain nombre d’intellectuels ont décidé de jouer leur rôle à ce propos. Ils soutiennent qu’un “autre monde est possible” comme l’écrivent les journalistes et penseurs dans un numéro des Cahiers du Monde diplomatique (Manière de voir, n°41, octobre 1998). De nombreuses publications font déjà l’objet d’un front commun de lutte et de désoccultation économique, sociale, culturelle et politique. Avec Pierre Bourdieu, Ignacio Ramonet, Riccardo Petrella, Viviane Forrester, Serge Halimi, Robert Castel, Jean-Paul Maréchal, René Passet, Bernard Cassen, Sami Naïr, Edgar Morin et tant d’autres, nous savons que rien n’est jamais joué d’avance et que nous devons restés debout “face à l’abîme” comme le dit tragiquement Cornelius Castoriadis.
Famille occidentale et mondialisation
La famille occidentale, en particulier la structure familiale française, est nécessairement bouleversée par le phénomène de mondialisation. Evelyne Sullerot décrit l’évolution de la famille depuis l’époque du baby- boom de l’après-guerre jusqu’au baby-krach et du démaillage familial de ces dernières années. La famille rescapée serait-elle le dernier bastion contre le grand démantèlement des formes de sociabilités ? N’assiste-t-on pas plutôt, en fin de compte, à la “montée du désarroi” (Sullerot, 1997) ?
En France, la ruralité a diminué depuis longtemps. Naguère essentiellement paysanne, la famille française est devenue urbaine. On a connu les taudis et les “bidonvilles” dans les années cinquante. L’abbé Pierre s’est fait remarquer, durant l’hiver 1954, pour son aide charitable à l’égard des personnes couchant dans les rues. Mais aujourd’hui, en 1998, avec la crise économique, on trouve encore de plus en plus de personnes de tous âges appelées SDF dans les rues des grandes villes. De 1989 à 1996, le nombre des allocataires du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) est passé de 405 000 à 993 964 (source CNAF). Malgré les secours d’urgence qui leur sont prodigués, elles préfèrent en hiver se confronter au froid glacial plutôt que d’aller dans un centre social réservé.
Chômeurs de longue durée, familles monoparentales, femmes isolées, jeunes de moins de vingt-cinq ans sont particulièrement touchés par la misère en France. Le pouvoir d’achat du revenu disponible des ménages n’a cessé de baisser de 1960 à 1996 (passant de 7,9 à 0,3). Les demandeurs d’emploi sont passés de 1,4 en 1960 à 12,1 en 1996 (26,4 pour les moins de vingt-cinq ans). Par contre l’écart entre les revenus des personnes riches et pauvres s’est accru et le ratio est de l’ordre de 3,48 (écart 55 et 193 entre les 10% des plus pauvres et 10% des plus riches en revenus relatifs, aux USA le même écart va de 35 à 206). Les conditions de travail évoluent : travail temporaire, intérim, horaires variables, délocalisation d’entreprise, deviennent de plus en plus la norme. Les nouvelles technologies, les nouveaux principes de gestion et la flexibilité destinée à faire pièce à la crise ont, depuis plus de dix ans, eu des conséquences observables sur les formes d’emploi et sur l’organisation du travail en France. Les Contrats de travail à Durée Déterminée (CDD), de 300.000 en 1982 ont été pratiquement doublés. Or cette procédure touche les non-qualifiés mais également et de plus en plus les professions intermédiaires et les cadres. Beaucoup de salariés se jugent ou se trouvent en position précaire.
La “civilisation du travail” n’est plus ce qu’elle était. Après avoir été tant désirée, la réduction du temps de travail cache une déception : celle de ne plus rien attendre du travail, hormis le nécessaire. On assiste de plus en plus à une crise des motivations au travail, notamment parmi les jeunes peu qualifiés. En France, les mariages sont moins nombreux et plus tardifs qu’il y a vingt ans. En augmentation depuis 1960, le nombre des divorcés se stabilise depuis le milieu des années 80 mais ils sont moins nombreux à se remarier. La famille conjugale traditionnelle encore majoritaire, coexistent avec d’autres modèles : couples non-mariés, avec ou sans enfant, familles monoparentales ou recomposées. Les jeunes restent plus longtemps chez leurs parents. Lorsqu’ils les quittent, ils cohabitent un certain temps avant de se marier lorsqu’un enfant est attendu. Dans les milieux populaires, les grands-parents jouent un rôle éducatif non négligeable du fait de l’activité professionnelle de la mère. Sur un total de 21 millions de ménages : les ménages multiples représentent 0,6 million ; les couples avec enfants, 7,7 millions ; les familles monoparentales, 1,2 million ; les couples sans enfants, 6,1 millions ; les personnes seules, 5,8 millions. Constitue un ménage, l’ensemble des personnes vivant sous le même toit (Sciences Humaines, 1994, p.47).
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les pères “recomposent”, c’est-à-dire reconstituent un ménage avec une nouvelle conjointe et ses enfants, et ont des enfants d’une seconde union plus souvent que les mères (environ 660 000 “familles recomposées” en 1990). Dans ces conditions, les sociologues se demandent qui exerce réellement la fonction paternelle : le père biologique ou le beau-père ? La cellule familiale a éclaté pour devenir un réseau de parenté beaucoup plus complexe. La relation beau-parent/”bel-enfant” réclame du temps pour se construire comme une amitié. Le rôle de beau-parent a trois modèles : un adulte exerçant des responsabilités à l’égard de l’enfant, un auxiliaire du parent, ou un parent de remplacement. Les beaux-parents entraînent avec eux tout leur lignage, leurs propres parents et leurs enfants. Ils enchevêtrent leurs réseaux de parenté dans ceux de leur nouveau conjoint (Meulders-Klein, Thery, 1993).
Il n’est pas facile de repérer, avec suffisamment de corrélations, l’impact des phénomènes de mondialisation sur la structure familiale en Occident. Certes, les politiques de l’école, l’activité salariale des parents, l’habitat dans les villes, la flexibilité et la mobilité professionnelle, les précarités de plus en plus évidentes de la stabilité de l’emploi jouent un rôle majeur. Mais l’importance du changement de valeur requis par la mondialisation se transmet par les moyens modernes d’information. L’information arrive au domicile familial par la voie télévisuelle et, de plus en plus, par la voie informatique (internet). C’est toute la production des médias qu’il faudrait analyser, notamment la publicité, pour cerner l’impact des nouvelles valeurs de l’économie. L’imaginaire publicitaire s’organise autour des grands schèmes inconscients que Gilbert Durand a si bien théorisés (Sauvageot, 1987). Pour les tenants du libéralisme économique “traditionnel”, la mondialisation est une dérive qui pollue en quelque sorte la bonne marche d’une économie de marché. Nous assistons alors à la fin du libéralisme. Sous cet angle, la famille est le dernier bastion de résistance contre la destructivité sociale et psychologique de l’économie monétaire mondiale. Les droits sacrés de la personne du libéralisme traditionnel sont bafoués et leurs méconnaissance entraînent de plus en plus d’exclusion et de “fracture sociale” comme on a voulu nommer le phénomène. L’État, comme instance de régulation possible, n’a plus guère de pouvoir et doit se plier aux impératifs économiques supranationaux. C’est l’avènement du matérialisme prédateur par la mondialisation et des économies mafieuses qui ouvre la brèche de l’égoïsme individuel généralisé et sans scrupule. Sous le couvert des effets en miroir de la respectabilité, on trouve de plus en plus souvent des décisions mortifères pour les personnes et la société de la part de dirigeants politiques ou économiques qui profitent d’une façon éhontée de leur notoriété (les fameuses “affaires” qui alimentent l’actualité dans tous les pays “démocratiques”).
Toutefois gardons-nous d’une évaluation trop rapide. Les transformations de la famille sont souvent portées par des facteurs historiques de plus longue durée. La mondialisation, par ailleurs, peut présenter des aspects plus créateurs, difficiles à soupçonner en ces temps chaotiques, comme le soutient un chercheur du CNRS Zaki Laïdi dans Malaise dans la mondialisation (1998). La grande question de la “violence” qui obsède tous les pays, occidentaux comme orientaux, et qui encombre la production télévisuelle du monde entier, traverse évidemment la vie familiale. Les enfants sont sensibles à la violence filmée, même si les différentes recherches à ce sujet sont controversées (Frydman, 1994, p.10-13). Aux États-Unis d’Amérique, les séquences violentes se sont accrues de 90% entre 1952 et 1964. En 1968 le jeune téléspectateur américain âgé de cinq à quinze ans, avait assisté à la mort violente de plus de treize mille quatre cents personnes devant son petit écran. On imagine sans peine la multiplication de ce nombre aujourd’hui. Les enjeux économiques sont tels que les psychologues proposent plus de tenter un accompagnement psychopédagogique qu’une réduction irréaliste de ce type de film. Face à la montée des ruptures et dysfonctionnements de la famille (échec scolaire, inadaptations psychologiques et sociales, etc.), les chercheurs et universitaires ont réfléchi et développer une nouvelle branche des sciences humaines en pleine croissance : l’éducation familiale, (During, 1995). Mais la part de l’économie dans ces dysfonctionnements ne semble pas encore suffisamment prise en compte…
Répercussions de la mondialisation dans la famille en Chine
La logique interne au développement de la mondialisation ne semble pas aller dans le sens de l’esprit confucéen, quoi qu’en pensent certains adeptes des “valeurs asiatiques”. La mondialisation accroît les équilibres précaires entre villes et campagnes. Les premières ne cessent de s’enrichir et de profiter des apports technologiques et culturels de l’Occident. Les secondes sont à la remorque de ce que les autorités acceptent de leur concéder pour égaliser relativement les situations socio-économiques. Mais la pression des masses paysannes se fait plus forte et le risque de soulèvement spontané, lié à un certain esprit taoïste, ne doit pas être négligé. La famille prend de plein fouet les effets de la mondialisation. Avec l’urbanisation nécessaire dans cette perspective économique, la transversalité des valeurs s’accroît. J’ai parlé plus haut de l’impact du Coca-Cola et du Mac Donald. Il est étonnant de voir dans les villes, qu’à côté des groupes ou des individus pratiquant la danse aérienne du taï ji quan, on constate également de plus en plus des couples qui évoluent au rythme des danses occidentales. La baguette de pain français est dégustée à Beijing comme un gâteau par les Chinois. Mais surtout le libéralisme économique, accepté en Chine depuis 1978, dans le cadre d’un régime politique communiste, ne peut exister sans l’assomption de valeurs proprement individualistes. Dans la conception occidentale, seul l’individu est vraiment créateur, inventeur, facteur de progrès. On doit lui laisser le champ libre pour qu’il réussisse dans la vie.
Le modèle américain du “self made man” reste très prégnant. Les valeurs du protestantisme désignent le “gagnant” économique comme un homme remarquable du point de vue du divin. Jusqu’où la société chinoise pourra-t-elle concilier un comportement inspiré par l’individualisme dans le cadre économique et par les valeurs collectives et communautaires dans les autres sphères de la vie sociale ? Cette tension explosive va se vivre de plus en plus au sein des familles urbaines des grandes cités chinoises. Tôt ou tard, comme cela s’est produit ailleurs dans le monde, la famille chinoise sera soumise à la remise en cause de l’autorité traditionnelle gérontocratique, au renouvellement des valeurs ancestrales centrées sur le groupe au profit de celles centrées sur le bien-être individuel. Le rôle de la femme dans l’activité économique risque de bouleverser le rôle qu’elle tenait jusqu’à présent dans la famille. L’espace vital très limité dans les appartements des villes (moins de 10 mètres carrés) imposera aux familles, comme au Japon, de se séparer des parents vieillissants. La délinquance juvénile risque également de se développer avec la déstructuration de la famille comme des valeurs essentielles de la civilisation chinoise. La participation de tous à la vie sociale, à sa propre échelle et en fonction de son niveau hiérarchique, peut se voir être remise en question par les phénomènes de chômage massif liés aux gains de productivité et de rationalité. La délocalisation de la main-d’œuvre qui atteint déjà les pays d’Extrême Orient plus avancés économiquement et dont profite actuellement la Chine pourra s’étendre des villes côtières vers l’intérieur.
Comme le règne de la loi n’est pas vraiment intégré, le risque évident est celui de l’anarchie et des explosions sociales devant des situations de plus en plus inégales. Dans Beijing on voit déjà rouler des voitures sophistiquées, supposant un train de vie richissime, à côté des vélos innombrables. Les personnalités les plus riches dans la Chine continentale sont également celles qui vivent à Hong Kong ou à Taïwan. Le slogan de Deng Xiaoping “devenir riche, c’est accéder à la gloire”, pris à la lettre par la société chinoise, n’est pas sans conséquences axiologiques. Ainsi les valeurs des Lettrés, axées sur la culture aristocratique, trouveront-elles encore un intérêt pour des jeunes, durement soumis à la concurrence, et qui devront faire leurs preuves dans des directions plus technologiques et commerciales imposées par le capitalisme mondialisé ? Les jeunes trouveront-ils encore une attirance pour la lenteur, la nature sauvage, le temps passé à contempler une montagne pour faire “un” avec elle avant d’accepter de la peindre ?
La mondialisation, sous des dehors apparemment reliés en réseaux, nous impose une civilisation de fragmentations généralisées. Elle va à l’encontre de la culture ancestrale de l’Asie et de la Chine en particulier. Le confucianisme, réinterprété dans les fameuses “valeurs asiatiques” (morale confucéenne, valeurs familiales, respect de l’État et des rôles sociaux, sens du travail, etc.), réussira-t-il à sauvegarder l’essentiel de la sagesse chinoise ? Ou bien verrons-nous peu à peu émerger deux Chine : l’une des villes industrielles, aimantée par l’argent et le “progrès” teinté d’individualisme ; l’autre des campagnes, en attente d’un progrès économique et social plus quémandé que réellement obtenu ? Assisterons-nous à deux classes de Lettrés : l’une traditionnelle, s’activant sur des textes anciens et en perte de vitesse ; l’autre moderniste et financière, férue d’informatique et de communications avancées, progressant et s’enrichissant sans cesse dans le commerce et l’industrie, les “affaires”, en oubliant petit à petit le fond de sagesse qui a fait la civilisation des “fils de Han” ?
Mais cette vision demeure encore trop occidentale, aristotélicienne, dans sa dichotomie du “ou bien, ou bien”. Si nous nous plaçons dans l’optique du “procès”, il se peut que son déroulement actuel s’inscrive dans cette phase de mutation, sans pour autant s’y enrouler de manière définitive. Je ne crois pas à “la fin de l’histoire” sous l’égide d’un capitalisme démocratique proposée par l’Américain d’origine nippone Francis Fukuyama. Mais, par contre, qui sait si la culture ancestrale de l’Asie ne va pas révolutionner nos modes de vie d’Occidentaux et nous obliger à reconsidérer “autrement” le mode de développement économique qui s’impose à la planète ? D’ores et déjà de nombreux intellectuels en Occident sont sensibles à une autre perspective dérivée des sagesses asiatiques. Les philosophies actives des écologistes occidentaux réinterprètent les sagesses traditionnelles à la lumière des données actuelles de la science du vivant. Leurs poids politiques gagnent du terrain, certainement beaucoup plus en Occident qu’en Orient. Ils développent ces “poches de résistance” contre les méfaits de la mondialisation que Edgar Morin appelle de ses vœux. On ne construit plus une usine en France comme on peut la construire presque partout dans les pays en voie de développement. Les coûts sur l’environnement sont nécessairement intégrés.
C’est loin d’être le cas en Chine comme ailleurs, dans les pays qui luttent pour leur développement économique. On imagine pourtant le formidable bouleversement que va opérer sur l’équilibre écologique de la planète, le fait de voir de plus en plus de Chinois et d’Asiatiques accéder au bien-être matériel qui utilise une énergie considérable. Sans une remise en cause intégrale de cette voie de développement à l’échelle du monde, l’avenir est plutôt sombre. On sait que les États-Unis d’Amérique accaparent actuellement la plus grande part des ressources énergétiques mondiales. Si les autres continents veulent accéder au même niveau socio-économique, il faudra une réorganisation complète de la politique économique internationale. Ce qui existe présentement en Occident ne peut se développer et s’organiser à l’échelle planétaire sans une catastrophe écologique irréversible. Il nous faut choisir entre une inégalité socio-économique s’installant de plus en plus en Occident comme en Orient et entre le Nord et le Sud, au risque de bouleversements sociaux sans précédent, ou une révolution des mentalités à l’égard de la politique économique mondiale. Peut-être, comme le prophétise un peu tragiquement Edgar Morin, faudra-t-il, malgré tout, un cataclysme planétaire d’origine humaine, pour que l’humanité se rassemble pour défendre sa simple survie ?
Comme la Terre est la seule “Terre-patrie” de toute l’humanité, comme disent encore Edgar Morin et Anne-Brigitte Kern (1993), tôt ou tard, le cours du Procès suscitera des prises de conscience collective dans tous les pays, en Chine comme ailleurs. Espérons qu’il ne sera pas trop tard… En Chine, les traits de caractère de “patience” et de “maturité”, et peut-être de “ruse atavique”, mais aussi de “logique”, d’”intuition” et d’”imagination”, que Lin Yutang mettait en relief dans les années trente (Lin Yutang, 1997) , pourront-ils faire contrepoids à la pesanteur sociopolitique et à l’individualisme imposés par la mondialisation de l’économie libérale et destructrice de la vie naturelle et sociale ?
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