par René Barbier (2003)
Louer un appartement à Paris relève d’une épreuve olympique. Il y a quelques années, j’ai déjà voulu vivre en ethnologue la façon dont les industriels des loisirs aquatiques organisaient leurs prestations. J’étais donc parti, avec ma famille, dans un centre de loisirs spécialisés, pendant une semaine, pour me « baigner » dans cette ambiance. J’ai pu rapporter ainsi une intéressante moisson d’observations [1]. Aujourd’hui, je reprends ma démarche, à la façon de Marc Augé enquêtant dans le métro parisien [2], pour comprendre l’absurdité généralisée de la location d’appartement à Paris. Ce sont mes étudiants, notamment étrangers, qui m’ont donné envie de me rendre compte par moi-même, de cette quotidienneté dramatique pour eux. Comment louer un lieu de vie lorsque l’on est jeune, étranger, étudiant, sans moyens financiers exorbitants ? La réponse est simple : c’est impossible, à moins de passer par des organismes ou des personnes qui acceptent de jouer le jeu (lucratif) de l’illégalité (location « au noir »). Un professeur d’université, à la situation économique confortable, en général, en fin de carrière, ne peut imaginer le problème vécu par ses étudiants. Même s’il est au courant, intellectuellement, de la situation actuelle du système de location à Paris, il aura des difficultés à « comprendre » de l’intérieur ce que cela veut dire pour une personne obligée de se loger rapidement.
Voyons les faits. J’ai décidé de me placer dans la posture d’une personne désireuse de louer un studio à Paris. Pour ne pas tenter l’impossible, j’ai circonscrit ma démarche dans un arrondissement parisien populaire : le XXe à l’est de Paris. Je connais bien ce quartier car je possède un appartement non loin de la mairie. J’ai commencé par acheter les journaux, par chercher les sites web spécialisés et par noter des adresses. Déjà, à cette étape, les affairistes s’affairent, si j’ose dire. La demande étant importante, des sites web, comme « Se loger », vous mettent en relation avec des agences immobilières proposant des locations, moyennant un tarif téléphonique conséquent (plus d’1,5 euro et ensuite 30 centimes d’euro la minute). À l’épreuve, vous vous apercevez vite que cela vous coûte cher, dans la mesure où il faut passer d’innombrables coups de téléphone, souvent sans réponse, avant de tomber sur une occasion raisonnable.
Mais c’est la suite qui est le plus inquiétant. Supposons que vous ayez trouvé, enfin, une offre correspondant à votre budget, le marathon commence vraiment. Il faut dire, tout d’abord, que les prix des locations sont, depuis quelques années, de plus en plus prohibitifs. Aujourd’hui (2003), un studio dans le XXe de 25 mètres carrés revient au minimum à 550 euros par mois en moyenne. Si vous le voulez en hauteur et bien situé, vous devrez débourser jusqu’à 700 euros mensuels. Si vous désirez un studio dans les quartiers « chics » de la capitale, multipliez ces chiffres par deux au trois.
Mais reprenons notre enquête. Doté d’une adresse immobilière, vous téléphonez et on vous donne un rendez-vous, dans le meilleur des cas, un jour précis, pour visiter l’appartement en question. Vous vous retrouvez avec une quinzaine de personnes, plutôt jeunes, qui attendent fébrilement, devant la porte de l’immeuble. Le (et plutôt la) responsable de l’agence se présente alors. Souvent il vous a fallu l’attendre une quinzaine de minutes. Deux cas de figures à ce moment. Elle vous fait monter par groupe de cinq pour la visite, ou elle prend tout le groupe et elle vous fait attendre sur le palier de l’appartement. Dans un second cas, elle prend les gens un par un et vous restez planté dans la rue pendant une bonne heure.
Si l’appartement vous intéresse elle vous fait remplir un questionnaire inquisitorial. Pour obtenir le logement, il vous faudra pas moins que :
– Trouver absolument un garant, quel que soit votre statut social ;
Si vous êtes salarié (on ne parle pas d’étudiant ou de chômeur, dans les papiers officiels, évidemment)
– carte d’identité recto-verso ;
– trois derniers bulletins de salaire ;
– deux derniers avis d’imposition sur les revenus ;
– trois dernières quittances de loyer et taxe foncière (parce que, évidemment encore, vous aviez un logement « reconnu ») ;
– attestation d’assuré social ;
– RIB (original s’il vous plaît !) ;
– attestation d’employeur (encore « original » et pas une photocopie) avec date récente du document, date d’embauche, montant du salaire net mensuel, si vous êtes en CDI ou CDD, votre qualification, un non-préavis de départ ou de licenciement ;
On s’étonne qu’il ne soit pas fait mention de l’appartenance religieuse ou ethnique ou de vos mœurs sexuelles ? (il est vrai que la loi, parfois, a du bon). De toute façon, vous n’avez trop intérêt à vous présenter avec une autre « face » que celle d’un « Français bien de chez nous ». Un simple coup d’œil suffira pour la responsable de l’agence sache à quoi s’en tenir et décide en connaissance de cause, en fonction du client qu’elle représente. Ensuite on vous indique les conditions « non officielles » (elles ne sont pas inscrites dans les formulaires demandés). Les frais d’agence représentent entre 100 à 150% d’un loyer mensuel. On vous précise que vous devez gagner quatre fois le montant du loyer, que vous devez donner au départ une caution de trois à quatre fois le loyer mensuel, que votre garant sera lui aussi tenu de déposer une sommes conséquente, etc. Un garant est nécessaire, quel que soit votre revenu et la stabilité de votre emploi, même si vous gagnez 5.000 euros par mois pour un loyer de 600 euros. Si vous possédez toutes ces conditions, attendez-vous à une réponse « dans les plus brefs délais » … Bien des jeunes personnes repartent, proprement enragées, désespérés ou ancrés dans un cynisme mortifère, de cette visite. Ils iront grossir les rangs de ceux qui vont trouver un logement dans la grande banlieue parisienne.
Réflexions sur un fait social
La location d’appartement à Paris, comme fait social, demande une interprétation. Les responsables d’agences immobilières, qui prolifèrent d’une manière extraordinaire, vous en donnent une : il y a une grande demande et peu d’offres, c’est la raison pour laquelle les choses se passent ainsi. La loi du marché, comme « loi d’airain », en quelque sorte. Ce n’est pas faux, évidemment, mais insuffisant. D’abord parce que cette « loi d’airain » du capitalisme immobilier, n’est pas une fatalité. Elle n’est que la conséquence d’un système économique voulu par certains qui ont intérêt à le voir perdurer.
Ensuite parce que la situation du logement locatif à Paris représente ouvertement un imaginaire de l’insécurité qui s’infiltre dans tous les interstices de la vie quotidienne des Français. Il y a une logique interne qui relie les 60.000 (et plus) détenus en prison aujourd’hui, pour quelques 45.000 places environ, et les « garanties » demandées par les agences immobilières, au nom – paraît-il – des propriétaires, pour obtenir une location d’appartement. Le grand principe est : il faut se préserver ! Contre quoi ? Les « mauvais payeurs », les « gens qui font du bruit », les « chômeurs potentiels » (qui sont nombreux en ces temps d’incertitude), les « étrangers » Le Pen doit être content). Je ne conteste pas un minimum de garantie. Notre société est ce qu’elle est, et l’esprit franciscain n’existe plus guère que dans les romans à l’eau de rose. Mais, entre une garantie légitime et ce qui est demandé aujourd’hui, il y a un gouffre.
De même qu’il nous faut voir régulièrement, pour être rassuré, les escouades de policiers déambulant dans les rues de nos villes, gros revolvers à la ceinture, aux allures de « Rambos », aux sirènes tonitruantes, ou encore les pompiers, le SAMU, appelés à la moindre alerte, les agences immobilières imposent leur philosophie sécuritaire dans la paperasse bureaucratique qui dresse une grande muraille de Chine contre les risques de la vie.
Les sociologues ont bien montré comment se construit et s’amplifie l’imaginaire de l’insécurité. A partir d’un fait insignifiant, les « on-dit » se développent, se répandent, imposent leurs significations dramatiques dépourvues de la moindre preuve[3]. Tout un mécanisme imaginaire se met en marche, accentué, fortifié par les médias. C’est le cas pour les « délits et les crimes » supposés. C’est également du même acabit pour les échecs dans le paiement d’une location d’appartement. Pour un mauvais payeur, l’imaginaire de l’insécurité s’amplifie et le système de garantie augmente en intensité, secondé par les rumeurs, les « je vous l’avais bien dit ».
La société française devient folle, comme bien d’autres dans le système libéral. Seule, une réflexion critique sur les fondements du capitalisme contemporain, peut nous permettre d’imaginer des rapports humains plus dignes du respect de la vie personnelle et sociale.
[1] BARBIER R., 2001, « L’eau et ses mythes. Remarques critiques sur deux expériences de vie aquatique », Paris, l’Harmattan, p. 285-315, in Les eaux écoformatrices , Barbier R., Pineau G. (coord), Paris, L’Harmattan, 2001, 349 p.
[2] AUGÉ Marc, 2001, Un ethnologue dans le métro, Hachette Pluriel Suivi de Traversée
[3] ACKERMANN W, DULONG R, JEUDY H-P, 1983, Imaginaires de l’insécurité, Méridiens-Klienksieck