Hommage à deux hommes

que la poésie, l’amour, la beauté et la tragédie ont rapproché

Christian Bobin et René Barbier

Par Christophe Forgeot

Christian Bobin est né le 24 avril 1951 et est mort le 23 novembre 2022, à l’âge de 71 ans. Et c’est à l’occasion de son décès que je réalise combien certaines choses (appelons-les comme cela pour le moment) le rapprochaient de René Barbier.

René Barbier est né le 9 juillet 1939 et est mort le 18 septembre 2017, à l’âge de 78 ans. Et si force est de constater que la première lettre de leur nom est la même, que le prénom du père de Christian Bobin est René (hasard ? Synchronicité ?), qu’ils ont tous deux traversé la seconde moitié du 20ème siècle, qu’ils ont cheminé environ pendant deux décennies dans le 21ème siècle et qu’ils sont décédés tous les deux entre 70 et 80 ans, ce qui est relativement jeune (surtout pour Christian Bobin), je pense que ce ne sont pas là les seuls points que ces deux hommes ont en commun. À ma connaissance, d’autres points communs, peut-être moins visibles mais peut-être plus remarquables, les réunissaient et les réunissent à tout jamais ; j’en compte au moins trois, heureux, et un quatrième, tragique, qui ont émaillé ou terni leur vie.

Tous deux aimaient la poésie et ont écrit chacun un très grand nombre de poèmes. Christian Bobin est l’auteur de nombreux recueils de poèmes en prose édités chez différents éditeurs. J’ai rencontré pour la première fois son œuvre en lisant La Vie passante aux éditions Fata Morgana (1990) et je fus aussitôt ému par une poésie qui me parlait droit au cœur. René Barbier a aussi écrit d’innombrables poèmes (sincèrement, je ne sais pas si l’on pourrait les compter!) et j’ai rencontré sa poésie dans l’un de ses deux recueils édités, Simplement toi, aux éditions du Gouffre (1978). Il m’a offert ce recueil très vite, dès le début de notre amitié et, là aussi, un univers d’images nouvelles s’est ouvert à moi. Le premier recueil de René Barbier est Golem aux éditions José Millas-Martin (1970) ; Robert Sabatier en parle aux pages 111 et 112 de sa fameuse Histoire de la poésie française – La Poésie du vingtième siècle – 3- Métamorphoses et Modernité aux éditions Albin Michel (1988), en terminant ainsi ses propos : « […] Ainsi, une forme envahissante venue de paysages de science-fiction peut se loger en nous, nous soumettre à des avatars kafkaïens, nous entraîner vers un autre pays qui deviendra le nôtre, et tout cela sans oublier la beauté poétique des images. »

Les témoignages que Christian Bobin et René Barbier ont laissé montrent dans quelle mesure la poésie comptait pour eux ; chacun la plaçant pour essentielle par rapport aux autres genres d’écrit, aux autres domaines de l’écriture et à beaucoup d’autres aspects de la vie. « Ah ! Ne m’enlevez pas la poésie, elle m’est plus précieuse que la vie, elle est la vie même, révélée, sortie par deux mains d’or des eaux du néant, ruisselante au soleil » a écrit Christian Bobin dans La Grande vie. Quant à René Barbier, je l’ai suffisamment fréquenté, avec une grande amitié, dans et hors l’Université Paris 8 (où il faisait sa première série des « unités de valeur » sur l’écoute mytho-poétique en éducation et sur l’enseignement de Krishnamurti), pour l’avoir entendu quelquefois dire que la poésie était ce qu’il y avait de plus important pour lui. Tous deux partageaient largement leurs poèmes ; Christian Bobin en les faisant paraître en version papier chez des éditeurs et René Barbier, après deux publications chez les éditeurs cités plus haut, en les éditant lui-même en version numérique sur Internet. Il m’avait dit un jour que l’édition, chez des éditeurs, lui demanderait trop de travail (en terme de prospection, de diffusion, de promotion, etc.). Cela lui semblait fastidieux et sans intérêt et il ne voulait pas s’encombrer de tâches inutiles et chronophages à ses yeux, puisqu’il n’éprouvait pas le besoin de passer par des éditeurs pour diffuser ses textes ; il se sentait l’âme d’un poète mais non celui d’un écrivain « de métier » (ce que Christian Bobin n’était pas non plus puisqu’il a longtemps continuer à travailler en écrivant et qu’il se tenait éloigné du tumulte des obligations de la profession). En outre, ce qui est marquant, c’est que leurs poèmes se font écho, se correspondent, se répondent ; ils touchent, avec finesse, au manque, à l’absence, à la douleur et à la joie, à l’émerveillement. L’écriture de ces poètes exprime simplement la complexité du vivre et de la vie, avec sensibilité, lucidité, bienveillance, empathie, imagination et, finalement, les deux hommes parlent, d’une façon singulière mais en résonance, d’amour et de beauté.

Dans le cœur de ces deux hommes battaient des poèmes qu’ils posaient un à un délicatement dans la paume de leur main pour les offrir à leur compagne et leur amour pour leur femme se ressemblait également ; chacun la vénérait et la couvrait des pétales de son écriture, chacun l’aimait passionnément et lui offrait avec subtilité des rayons de soleil, des clairières mots et des rivières d’images. Ces deux hommes aimaient l’amour mais n’étaient point des Don Juan ni même des Casanova ; leur amour était entier, complet et profond. L’amour faisait partie de leur plénitude, l’amour de toute personne, de tout animal, de tout végétal, de tout minéral existant et même au-delà, l’amour de tout ce qui est beau, de tout ce qui est bon et de tout ce qui est physiquement et spirituellement nourrissant. Capables de s’émerveiller d’un détail ou d’une chose insignifiante (pour les autres), capables de prendre instantanément du recul, la mesure de ce qui a du poids et de ce qui n’en a pas dans le monde, de distinguer ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas, ils s’étaient affranchis des sentiers battus, des normes, des us et des coutumes de la pensée et de la parole.

Si l’amour et la beauté les ont rapprochés, malheureusement, la tragédie l’a fait aussi. C’est assez incroyable, la similitude de leur expérience tragique : chacun perd sa femme brutalement. Christian Bobin perd sa femme, Ghislaine Marion, le 13 août 1995 à l’âge de 44 ans, d’une rupture d’anévrisme et, le 2 février 1997, René Barbier perd la sienne, Agnès Prévost, à l’âge de 45 ans, d’une « crise cardiaque a-t-on dit ». En réaction, Christian Bobin écrit La Plus que vive (Gallimard) et René Barbier écrit Aujourd’hui, la mort d’une femme (inédit). Ayant lu La Plus que vive avant le décès d’Agnès, lorsque celui-ci survient, René Barbier est frappé par ces similitudes et il ressent la nécessité d’écrire à Christian Bobin, qu’il ne connaît pas directement mais qu’il estime beaucoup, pour partager sa terrible expérience : « Cher Monsieur, J’ai besoin de vous écrire comme on écrit à un ami. Car vous êtes mon ami sans le savoir. Sans doute parce que j’aime la poésie depuis toujours. […] » (La suite de cette lettre se trouve sur le site Internet Le Journal des chercheurs.)

Et tous deux ont retrouvé l’amour : en 2000, Christian Bobin a rencontré la poétesse Lydie Dattas et en 1999, René Barbier a rencontré la chercheuse en sciences de l’éducation Sunmi Kim.

Des vies de ces deux hommes émergent donc plusieurs similitudes, étonnantes et inattendues ; et puis il y a leur personnalité… Pour avoir entendu Christian Bobin parler et rire lors d’entretiens filmés et pour avoir vu de visu René Barbier parler et rire, je perçois leur sérénité commune, leur doute salvateur, leur imagination extra-ordinaire, impétueuse et gracieuse, radicale et irradiante, leur goût pour la vie et leur joie de vivre, leur tendre épaisseur dans le regard, leur fraternité et leur douceur dans leur façon de s’exprimer, leur amour fabuleux et désintéressé de la poésie… et mille autres richesses encore.

Je finis d’écrire cet hommage avec une grande émotion car je me replonge dans mes souvenirs en évoquant ces personnes qui me sont chères : René Barbier (mon professeur et ami depuis les années 87-88, qui fut le préfacier de mon recueil La Tension du jeu de yo-yo, La Bartavelle éditeur, en 1996, puis mon directeur de recherche en DEA et en thèse), Agnès Prévost (avec qui j’avais co-créé, en 1995, l’association GRAPPE, Groupe de Recherche en Anthropologie Poétique des Pratiques Éducatives, fondée par René, avec Jean Lecanu, Maïté Sirgant, Michel Lagoutte, Boniface N’Guessan, Bernard et Isabelle Fernandez, Louis Nduwumwami ainsi que quelques autres amis chercheurs)… et puis Christian Bobin que je n’ai pas eu le privilège de rencontrer mais à qui j’ai envoyé quelques-uns de mes recueils de poèmes et qui m’a répondu à chaque fois d’un petit mot amical et personnalisé.

Assurément des personnes exceptionnelles avec qui nous pouvons partager maintenant le silence, puisqu’elles sont là, dans la beauté des choses.