Réflexion sur un film récent et sur la fin de vie
2012, par René Barbier
Les cultures évident le silence et créent une forme de l’identité humaine comme le sculpteur taille dans son bloc de marbre blanc l’image d’un dieu immobile. Ainsi la culture populaire ne parle pas du silence, en général, elle la vit, souvent sous l’oppression manifeste ou larvée de la domination des puissants. Comme l’a fait remarquer plus d’une fois la psychologie contemporaine du travail, le silence des salariées (surtout des femmes) en entreprise ne résulte pas d’une incompétence congénitale mais d’une lucidité sur les conditions de travail sur lesquelles elles n’ont pas de prise, surtout en ces temps de chômage endémique. Le silence en milieu ouvrier, très courant, exprime une longue habitude de devoir se taire face à l’aliénation. Il se répand également dans la famille, dans le couple, avec les enfants. À moins que, soudain, il n’éclate sous le coup d’une révolte abrupte et émotionnelle, sans trouver d’autres mots que l’injure destructrice ou la violence physique incontrôlée.
Le processus est bien connu dans l’histoire du libéralisme et se retrouve également dans les pays du sud et en Chine où “l’armée de réserve” est telle qu’elle permet tous les excès et referment toutes les bouches devant les injustices sociales évidentes pour le plus grand profit des firmes multinationales étrangères alliées au dirigisme d’État. Les gens du peuple font silence sur les horreurs quotidiennes qu’ils rencontrent trop souvent mais lâchent parfois une parole de bon sens, impossible à contenir, comme celle du père d’Albert Camus devant le massacre humain : “Un homme, ça s’empêche !” C’est bien de ce silence dont nous parle en filigrane le récent film de Stéphane Brizé, Quelques heures de printemps, avec Vincent Lindon et Hélène Vincent (2012).
Film, Quelques heures de printemps
Histoire d’un dialogue impossible entre un fils de 48 ans et sa mère atteinte d’un cancer sans espoir. Histoire d’un silence dont on soupçonne les années de pesanteur accumulée, avec le père, mort lui aussi d’un cancer éprouvant, avec le fils camionneur qui revient d’un séjour de plusieurs mois en prison, avec la mère obsessionnelle sur la propreté de sa maison, son réel pouvoir. Histoire sociale aussi quand on voit Alain Evrard, le fils, (Vincent Lindon) trouver, enfin, un travail sans qualification et sans intérêt, qui consiste à trier des déchets dans une usine sans âme et sans contact. Histoire amoureuse dramatique quand Alain rate une relation avec une femme pourtant disponible (Emmanuelle Seigner) pour autre chose qu’une passade d’une nuit, par son non-dit, son incapacité à communiquer ses affects, sa honte rentrée qui fut celle aussi de sa mère devant son état de primo-délinquant,
La seule parole existante est celle d’un voisin compréhensif (Olivier Perrier), figure d’un homme de bonne volonté dans sa plus haute simplicité. Pris dans ce silence social, celui dont nous entretient le film de Brizé relève également d’une autre teneur, plus profonde encore. : le silence sur le mourir. La mère sait qu’elle va mourir bientôt. Dans sa solitude, elle fait face, stoïque aux yeux secs, mais dont parfois les larmes jaillissent dans la solitude d’un couloir.
Dans une première partie du film, Alain Evrard ne sait rien car sa mère n’en parle pas. À quoi bon ? La mort est inéluctable. Mieux vaut trouver les moyens de mourir dans la dignité en cherchant une association appropriée en Suisse. Le pot aux roses va être découvert fortuitement par le fils, en ouvrant un tiroir qu’il n’aurait pas dû ouvrir. Il prend conscience de l’ampleur de l’enjeu mais le silence qui scelle sa relation à sa mère résiste quand même.
D’autant qu’une récente crise relationnelle avec la mère à cheval sur la propreté a conduit le fils à vivre ailleurs, mais à deux pas, chez le voisin humaniste. Comment faire revenir le fils en ces heures difficiles à vivre pour la mère ? Personne ne veut céder, ni la mère, ni le fils, malgré l’intermédiaire médiateur du voisin. C’est le chien qui servira de lien. Une maladie canine passagère provoquée par la mère. Le fils revient alors car il aime son chien et sans doute qu’il n’attendait qu’un moyen pour retrouver sa mère. La relation se renoue, avec cette fois la connaissance de l’urgence de parler liée à la finitude de plus en plus oppressante et envahissante. Mais comment parler, se parler ? Ce sont les “autres”, les intellectuels, les riches qui savent bien parler (sans savoir, pour autant, se parler !). Ce n’est qu’à la toute dernière minute, en fin de vie, que la parole d’amour entre la mère et le fils s’affirmera enfin, que la tendresse se dira une seconde mais pour toujours. Ce film est une méditation sur le silence au coeur de la finitude.
Réflexion sur la finitude
La finitude est rarement l’objet de discussion en milieu populaire. On la vit au jour le jour : dans son travail, dans ses relations, dans ses espérances ravagées. On fait avec et, en Occident de plus en plus, sans chercher une consolation dans la religion. Les philosophes affirment bien que l’homme est “un être-pour-la-mort” (Heidegger), les gens du peuple ajouteront “un être pour la souffrance” mais aussi, paradoxalement, pour la joie d’exister ! Michel Onfray théorise dans un épicurisme frénétique, cet élan de vie par la revendication d’un hédonisme solaire qu’il trouve dans une présence sans faille au mourir vécu concrètement autour de ses 28 ans.
André Comte-Sponville en a eu la prégnance quotidienne dans son enfance et adolescence par les nombreuses tentatives de suicide de sa mère qui se termineront par une réussite lorsqu’il atteindra ses trente ans. C’est dans son ouverture à un athéisme lucide et aux sagesses bouddhiques de la Chine ou de l’Inde de Prajnanpad qu’il trouvera une voie d’apaisement.
Le sens de la finitude aujourd’hui commence à sortir des hautes herbes de la cécité construite, malgré depuis longtemps la parole des philosophes [1]. À l’école, il est toujours aussi difficile de l’envisager sérieusement dans une perspective d’éducation à la mort. L’une de mes étudiants, Marie-Ange Abras, en a fait douloureusement l’expérience dans sa recherche de terrain pour son doctorat il y a quelques années. Tout récemment c’est Bernard Delobelle [2] dans un texte de grande intelligence, qui nous offre une réflexion subtile sur ce lien qui unit aujourd’hui la finitude et l’écologie politique. Bernard qui mourra assassiné sur son lieu de recherche il y a un an. Deux auteurs qui me sont chers, Christiane Singer et David Servan-Schreiber [3], ont vécu et décrit à partir de leur expérience tragique, les quelques mois de vie tour à tour tourmentés et assagis qui ont précédé leur mort annoncée. Pour moi, la juste méditation sur la finitude va de pair avec celle de l’amour. Il y a plusieurs manières d’aborder le silence dans son rapport à la finitude radicale. On peut discerner trois types d’attitude.
L’attitude de l’au-delà
Dans cette disposition d’esprit, tout un discours se déploie à partir de dogmes religieux ou idéologiques, de croyances métaphysiques parfois étayées sur des expériences paranormales exceptionnelles qui donnent à réfléchir, comme dans le cas des expériences de mort imminente (EMI) démontrées par des recherches récentes [4]. À partir de ces ouvertures prévues d’avance ou imprévues, l’imaginaire de l’après-mort s’érige en positivité plus ou moins dorée sur tranche.
L’attitude de l’en-deçà
Dans ce cas, l’inéluctabilité de la mort est dérobée, évincée dans le non-dit, et gommée par toute une série de loisirs superficiels, de projets illusoires, de renforcement de violences symboliques ou physiques, de sexualités débridées.
L’attitude d’assomption stoïque
C’est la formule d’Epictète : il y a ce que l’on peut changer et ce qu’on ne peut pas changer. La mort fait partie de cette seconde catégorie. Il faut donc l’accepter sans gémir comme le proposent les stoïciens d’Athènes dès leurs premières écoles de pensée [5]. Si le silence de l’au-delà est toujours un silence sous l’emprise de la foi qui la colore d’une brume apaisante. Si le silence de l’en-deçà ressemble fort au mutisme imposé pour ceux qui n’ont jamais eu droit à la parole, le silence assumé est un “silence propice” comme je le nomme. Le silence propice refuse les deux autres ou les relativise, sans s’enfermer dans le mutisme a priori.
L’être humain qui possède cette attitude prend la parole à bon escient et au moment approprié. Il n’est pas obsédé par la morale kantienne de tout dire toujours sans mentir parce qu’il sait qu’il parle à quelqu’un de singulier et en situation et non dans une sorte d’abstraction intellectuelle de la parole absolue.
Le silence propice
Le silence propice est lié au “détachement” de celui qui meurt. À ce moment radical, seule la personne concernée sait ce qu’elle doit dire ou ne pas dire, entendre ou ne pas entendre. Elle se trouve dans un univers mental qui n’a plus rien à voir avec celui régi par nos soucis quotidiens, nos petits problèmes narcissiques. Qui ne l’a pas remarqué en restant tout près affectivement de la fin de vie d’une personne chère ? Il faut lui laisser l’entière maîtrise de ce laps de temps du mourir juste. Cela demande une parfaite écoute sensible de l’altérité, sans tenter de maîtriser ce qui n’est pas maîtrisable : la vie de l’autre dans son ultime moment.
Dans le film de Brizé, on valorise me semble-t-il l’intermédiaire d’une association pour mourir dans la dignité mais, ce faisant, peut-être aussi l’euthanasie active susceptible de toutes les dérives. En France, surtout depuis la loi Léonetti (2005), les soins palliatifs en hôpital font l’objet d’une recherche et d’une attention remarquables par un personnel médical et infirmier formé avec une intelligence du coeur et donnant lieu à de remarquables réalisations (Alain Derniaux).
Le silence propice, vu du côté de celui qui écoute la personne en fin de vie, implique un travail de vaste ampleur et de longue durée sur sa propre vie et son propre sens de la finitude. Ce n’est que lorsque l’écoutant a appris à vivre expérientiellement au jour le jour avec sa propre mort à deux pas (le sorcier Yaqui, le maître spirituel de Carlos Castanena parlait d’une mort qui se trouvait toujours à portée de bras à côté de tout vivant), qu’il peut commencer à s’autoriser à “aider” son prochain lors de ce moment ultime.
Un tel écoutant atteint parfois un degré de “non attachement” qui est l’acmé de la compassion. Il semble être à ce moment sans affectivité. C’est le contraire en vérité qui se vit. Le respect absolu de l’altérité. L’amour sans intérêt personnel. La lucidité la plus remarquable et la plus humaine. À ce moment deux êtres – celui qui va mourir et celui qui demeure en vie – peuvent se rencontrer en vérité dans l’échange d’un regard silencieux tissé ensemble dans la Profondeur du “vivant jusqu’à la fin” comme le voulait le philosophe Paul Ricoeur [6] lui qui disait quelques jours avant sa mort à 92 ans “Je suis entré dans le temps de l’essentiel.”.
Notes
[1] Qu’on se souvienne de Vladimir Jankélévitch et de son grand livre sur La mort, Flammarion, poche, 2008 (1977), 474 pages et de ce recueil encyclopédique sous la direction de Frédéric Lenoir et de Jean-Philippe de Tonnac, La mort et l’immortalité : Encyclopédie des savoirs et des croyances, Bayard, 2004, 1684 pages
[2] Bernard Delobelle, Décroissance ou catastrophe ? La finitude en éducation au moment de la crise économique, Paris, Zigues Éditions, 2012, 262 pages
[3] David Servan-Schreiber en collaboration avec Ursula Gauthier, On peut se dire au revoir plusieurs fois, Éditions Robert Laffont, 2011
[4] Sylvie Déthiollaz et Claude Charles Fourrier, États modifiés de conscience. DE, OBE et autres expériences aux frontières de l’esprit, Paris, Favre, 2011, 358 pages
[5] Maria Daraki, Une religiosité sans Dieu. Essai sur les stoïciens d’Athènes et Saint Augustin, Paris, La Découverte, 1989
[6] Paul Ricoeur, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Editions du Seuil, 2007