Par Marie-Ange Abras, 2023
Même si d’immenses efforts ont été accomplis dans le cadre des soins et de l’accompagnement, c’est-à-dire au stade du mourir et de l’après-mort, la dimension qui permet de réfléchir sur la perte et le deuil avant que ceux-ci n’arrivent fait défaut. Cette réflexion est d’autant plus actuelle en raison des épidémies, de l’immigration, du terrorisme et des catastrophes naturelles, environnementales ou accidentelles. Nous ne nous questionnons que lorsque nous nous retrouvons devant des problèmes comme des traumatismes dont nous avons tendance à nier les séquelles. Par conséquent nous sommes souvent isolés dans notre travail de deuil, parce que nous n’avons que peu de repères. La société s’occupe de plus en plus des endeuillés en mettant en place par, exemple, des cellules psychologiques en cas de crise. Mais le mieux serait de faciliter le détachement et la séparation qui se font naturellement dès l’enfance.
Faire son deuil d’inondations à répétition
Les 14 et 15 juillet 2021, d’importantes inondations ont dévasté l’Allemagne et la Belgique. Même si cet article n’a pas pour objectif de parler du climat, mais bien d’anticipation, il est juste de se poser la question, si le changement climatique en est à l’origine. En effet, c’est la conclusion à laquelle est arrivée une étude du World Weather Attribution (W.W.A.), qui regroupe des experts de divers instituts de recherche dans le monde. À peine quelques jours qu’après ces pluies diluviennes aient frappé l’Est de la Belgique, c’est de nouveau le 24 juillet que de violents orages ont occasionné de considérables dégâts dans la province de Namur. Outre les ravages matériels élevés, ils ont causé plus de 200 morts, sans compter aussi le stress qu’ont vécu les citoyens à qui on a annoncé des alertes régulières. Puisque le changement climatique en est la cause, cela veut malheureusement dire que ce type de situation va se répéter, même si nous changeons nos comportements envers la Planète dès à présent. Le nombre de catastrophes naturelles a été multiplié par cinq en cinquante ans, selon l’O.N.U. qui publie un rapport de l’Organisation météorologique mondiale. Les souvenirs, les années passées pour construire une maison pour des êtres chers – tout cela anéanti brusquement… De plus, l’eau monte tellement vite qu’on peut être très rapidement piégé. Outre cela, il peut exister des répétitions puisqu’au début de l’année 2022 et 2023, plusieurs cours d’eaux ont été à nouveau placés en phase de pré-alerte et alerte de crue dans les provinces de Namur et du Luxembourg dont certains endroits avaient déjà été touchés. On est vraiment dans une succession de deuils quand on perd des choses après des incendies ou des inondations comme ça a été le cas dans le monde ces étés 2021 et 2022. Deuils et traumatismes qui sont réactivés par des situations répétitives.
Un moment pour anticiper
À propos du sujet de cet article, l’anticipation, nous pourrions nous poser la question de savoir si nous devons vivre toutes ces situations alors que nous pouvons faire différemment. Chacun est libre de choisir ce qu’il veut vivre à titre individuel, même si nous coexistons. Mais nous pourrions nous interroger pour savoir si l’observation permet l’anticipation. J’entends par « observation », toute observation intérieure de la souffrance, par exemple, provenant de l’attachement qui permet une anticipation.
Je ne veux pas dire que le fait de se préparer à se détacher est facile, pas plus que je n’affirmerais que le temps va tout arranger, comme après une séparation ou l’effondrement de sa maison. Sur le plan psychique, le temps n’est pas considéré comme un processus continu/chronologique, ou une succession d’étapes linéaires. Les artistes en savent quelque chose en réalisant leur œuvre. Je pense que c’est ce que signifient les étapes du deuil décrites par Elisabeth Kübler-Ross, psychiatre Helvético-américaine du 20ème siècle, étapes que nous ne traversons pas dans un ordre défini. Le temps psychique est distinct de celui de Chronos dans la mythologie grecque qui personnalise le temps que nous mesurons chronologiquement. Je n’ai pas de certitude que le temps, de manière sûre et certaine, résout toutes circonstances pénibles. Évidemment, il y a un temps ou un moment pour chaque chose. Il va de soi qu’on ne peut pas dire de manière abrupte ou sans ménagement à une personne qui est endeuillée qu’il fallait se préparer à la mort, même si logiquement nous sommes tous en deuils de quelque chose à partir de l’instant où nous éprouvons un manque, par exemple. Apprendre ou anticiper est en relation avec ce temps psychique, mais pour cela, il faut avoir l’esprit libéré de préoccupations immédiates. Parce que nous ne sommes pas intéressés à réfléchir à ce que la mort pourrait signifier, nous ne saisissons pas la portée d’apprendre à se détacher ou à se préparer à une mort ou à la mort. Il est régulièrement admis qu’il « ne faut plus rien ressentir du tout, il faut devenir indifférent ou insensible », et il est exceptionnellement compris qu’il faudrait plutôt ressentir de la quiétude ou de la sérénité, par exemple.
Il va de soi qu’on ne s’exprime pas sur le même mode si on donne une conférence sur le deuil ou sur la souffrance, ou si on croise une personne dans les pleurs et la souffrance après que son logement se soit retrouvé inondé. Dans un colloque, les auditrices et auditeurs se sont inscrits parce qu’ils sont intéressés par le thème et veulent en savoir plus. Mais une personne dans la souffrance et le deuil qu’on aborde dans une cellule de crise, n’est pas intéressée, à cet instant-là, à se préparer à une mort. L’observation de ce que nous vivons intérieurement dans un processus de deuil n’est pas liée au fait de passer à autre chose. Cela pourrait être vu comme une violence dans le sens que nous nous forçons intellectuellement à passer à autre chose. Ce n’est donc pas un passage qui se produit de façon naturelle. À l’inverse, ça peut être aussi une fuite.
En attendant d’arriver collectivement à réellement se préparer à la mort ou à se détacher d’une séquelle d’un deuil, nous pouvons nous mettre à relativiser la force des traumatismes, c’est toujours mieux que de s’enfoncer dans la dramatisation et la négativité. Il y a évidemment un lien entre le fait de se préparer à la mort et de se détacher d’une souffrance intérieure issue d’un attachement, car tous les deuils non résolus se réveillent lors d’un nouveau deuil. Dans le cas de traumatisme, le sinistré doit graduellement réapprendre à faire des choses qui vont le contenter, à trouver ce qui est le moins douloureux pour lui. Néanmoins, je tiens à souligner qu’il existe une distinction entre la mort et le deuil, car nous pouvons très bien ne pas avoir peur de notre propre mort, mais avoir des difficultés à nous détacher de la mort de quelqu’un. Mais cette réflexion sera à approfondir lors d’un autre article.
La solidarité est une histoire humaine
Les Belges ont reçu de l’aide d’autres pays. À l’intérieur de la nation, la commune de Middelkerke située à la côte belge a voulu aider certains citoyens impactés par les inondations. Au delà des donations, il y a eu le soutien de Jean-Marie Dedecker, Bourgmestre de Middelkerke, une commune néerlandophone située en région flamande sur la mer du Nord de la Belgique. Les familles sinistrées ont pu bénéficier d’un logement gratuit pour se ressourcer durant une semaine. D’autres propriétaires de biens à louer, et des hôteliers, ont répondu dans la foulée à cette initiative. La solidarité est spontanée, même dans ce pays trilingue. Aucune barrière linguistique n’a empêché les habitants d’une même patrie de s’entraider. D’ailleurs, les questions socioculturelles et politiques ne se sont même pas posées. Même si certaines ethnies qui sont moins conditionnées par l’aspect matérialiste sont plus unies les unes aux autres et donnent davantage sens à la vie et à la mort – ça ne devrait pas intervenir puisque nous venons de constater que c’est avant tout une aventure humaine. Cette histoire d’anticipation, que je peux aussi nommer une préparation à la mort, est reliée aux mortels. Ce qui signifierait que si tout le monde, au niveau collectif se mettait à se préparer à la mort, ça changerait la vision que nous en avons. On voit à quel point le collectif est important ! La philosophie éducative permet clairement de se poser ces questions. C’est pourquoi je conclus par cette interrogation : la solidarité étant présente après des catastrophes, pourquoi ne l’est-elle pas avant, donc de façon permanente, puisque que l’entraide est dans la nature humaine ?
Marie-Ange Abras, chercheuse en sciences de l’éducation, spécialiste des soins palliatifs.