mai 2015 par René Barbier
La sagesse laïque synthétise dans une dynamique spirale et processuelle des notions suivantes : le réel, le sacré, la religion et la spiritualité. Pour ma part, et pour faire le plus simple possible, la sagesse laïque s’articule autour de ces quatre pôles en interactions.
Le réel
Le réel n’est pas considéré, contrairement à Hegel, comme complètement rationnel. Il n’est pas non plus irrationnel, il est non rationnel. Cela veut dire que le cerveau humain qui fait intégralement partie du réel, ne peut pas comprendre et même nommer ce réel avec pertinence. La sagesse évolue donc dans cet univers de la compréhension humaine nécessairement limitée. Elle s’active dans la réalité, c’est-à-dire dans la manière dont l’être humain donne du sens au monde intérieur et extérieur à lui-même par le truchement de ses différents langages. La sagesse laïque est nécessairement de l’ordre de l’imaginaire créateur. Elle est dans le réel et change avec lui en fonction des époques et de l’histoire. Notre temps, débarrassé des Grands Récits mythiques et idéologiques, considérés comme des absolus, est peut-être celui qui soutiendra une sagesse laïque un peu plus effective.
Je marche sur ces pavés usés du Père Lachaise. Mais qui marche ainsi ? Est-ce cette forme provisoirement organisée de l’énergie que j’appelle “moi” ou le champ illimité des relations atomiques et subatomiques qui me constitue, m’agrège au réel et me relie à tout ce qui est ? En quoi suis-je différent de la nature de ces pavés, ou de la terre qui les porte, ou des molécules et atomes de cette terre qui eux-mêmes font partie de la nature et du cosmos dans leurs constituants infinitésimaux et largement inconnus ? La sagesse laïque m’indique que je dois à la fois relier sans confondre et distinguer sans séparer selon l’excellente expression d’Edgar Morin. C’est ainsi que je comprends le champ de relations et d’autonomie relative du sacré, de la religion et de la spiritualité.
Cette sagesse laïque va de pair avec, non la tolérance, mais la compréhension de l’ignorance dont nous sommes les maîtres d’œuvre. Je ne suis pas tolérant avec les fanatismes de tout bord qui proclament la haine et la destruction de tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Il faut des lois qui les arrêtent dans leur course folle vers la pulsion de mort. L’être humain est un être “qui s’empêche” comme le disait le père d’Albert Camus. Souvent il faut l’aider pour cela, si possible le plus démocratiquement. Mais la cause de son attitude mortifère réside dans l’ignorance de sa nature réelle, au-delà de la bonté et de la charité. Avec d’autres, il organise son monde pour survivre à son ignorance. Il accepte de dire ce qu’il faut faire et ne pas faire. Ne pas tuer est le premier principe des spiritualités les plus élaborées. Il tentera de le réaliser par le jeu combiné des interactions entre réel, sacré, religion et spiritualité, en sachant que l’erreur liée à l’ignorance demeure en filigrane de sa réflexion et de son action.
La profondeur
Le réel est le pôle englobant et impossible à comprendre, non symbolisable. Le reste constitue notre réalité construite, donc relative mais nécessaire. La profondeur relève du langage et de la communication. Elle est directement reliée au réel pour pouvoir nommer, dans l’imaginaire créateur, ce qui est innommable. Tâche impossible sans doute mais indispensable pour vivre ensemble. Le langage, dans ses multiples variantes, nous permet de communiquer. Le langage scientifique croit pouvoir parler du réel avec objectivité. C’est sa croyance. Le langage artistique et poétique s’étaye sur la sensibilité. Le langage mystique s’appuie sur une expérience personnelle aux confins du compréhensible et va vers le silence. Cet être humain que je nomme “le profond” tente d’être à la hauteur de cette profondeur en réalisant le dynamisme de la réalité avec le sacré, le religieux et le spirituel, Être nécessairement inachevé sur le plan noétique, mais en permanent dépassement.
La reliance
La reliance résulte d’une juste compréhension de la profondeur. Ses catégories fondamentales sont les relations et l’interdépendance entre tout ce qui est. Nous savons par le principe de non-séparabilité, affirmé par la physique du XXe siècle, que tout se tient dans l’univers. Celui qui en est conscient dans son expérience spirituelle approche l’”otherness” de Krishnamurti ou, peut-être le “tiers caché” de Basarab Nicolescu. Cela correspond à la conception de la “non-dualité” dans la spiritualité de Shankara ou du bouddhisme. Le concept de reliance que le sociologue belge Marcel Bolle de Bal a précisé est maintenant accepté par plusieurs chercheurs dont Edgar Morin et Michel Maffesoli. Cette reliance ne nous empêche pas de penser que si tout se tient, la diversité multiple peut exister, comme ces “multivers” ou cet “univers froissé” (Jean-Pierre Luminet) que certains astrophysiciens nous proposent dans leurs théorisations. Cette reliance nous conduit à nous rendre compte que nous dépendons du monde comme ce dernier dépend de nous, au moins en partie. Aujourd’hui on parle d’un “anthropocène” pour indiquer que l’action des êtres humains sur la nature la modifie d’une façon irréversible. Mais aussi d’un “projet anthropique” de l’organisation progressive du cosmos vers l’humain auquel d’autres veulent croire (comme Trinh Xuan Thuan). Du coup l’être “profond” est conduit vers la gravité de l’existence individuelle et collective.
La gravité
La notion de Gravité me semble inévitable aujourd’hui et s’ouvre sur la reconnaissance de la solidarité entre les êtres sensibles et sur l’éthique qui en résulte. Pas de sagesse laïque sans ce sens de la gravité qui sous-tend aussi un sens tragique de l’existence comme le pense André Comte-Sponville. Certes le sage qui a pu accomplir son élan de vue dans la plénitude est peut-être dans une joie spinoziste au-delà de la gravité. Mais pour nous, pour le simple commun des mortels, la gravité s’impose à la conscience d’exister. Personne ne peut savoir où nous conduit notre soif de pouvoir et de pléonexie. La détérioration de notre environnement et la fin programmée d’une multitude d’espèces vivantes nous obligent au regard tragique. Mais également à la lutte pour faire valoir l’absolue nécessité d’une écologie politique digne de ce nom. Les chercheurs nous l’affirment : rien n’est impossible avant un seuil vers 2050. Réussirons-nous à changer de cap et de paradigme d’ici là ? Pourrons-nous programmer au niveau planétaire une décroissance juste et acceptable pour tous ? Que nous dirons nos enfants et nos petits-enfants auxquels nous aurons laissé une planète moribonde ? La gravité soutient la nécessité d’une éthique radicale, individuelle, expérientielle et engendrant une morale politique d’un ordre encore inconnu. Nous sommes bien conscients que la barbarie est à nos portes. Les thuriféraires de la Joie naïvement proclamée ne changeront pas les faits liés à notre système économique de catastrophe. Seule notre action collective, responsable et éthique pourra produire un revirement judicieux.