De la haine et de l’ignorance. A propos d’un texte de l’Écrivain Patrick Declerck

par René Barbier (2004)

En 2004, René Barbier réagissait à un article récent de Patrick Declerck, auteur chez Plon dans la collection Terre humaine des Naufragés, avec les clochards de Paris, paru en 2001

Dans un article paru dans Le Monde le 12 août 2004, l’écrivain belge Patrick Declerck fait l’apologie de la haine pour se démarquer de son déni explicite dans les morales lénifiantes des grandes religions de l’humanité. Patrick Declerck est psychanalyste, freudien orthodoxe, et il a travaillé longtemps comme psychologue clinicien auprès des « naufragés », ces clochards qui peuplent les recoins les plus sombres de Paris.

L’écrivain est un révolté et son article – nietzscéen à souhait – doit être justement apprécié sous cet angle. Une révolte contre tous les propos mielleux des démocrates plus ou moins religieux qui feignent de compatir au malheur d’autrui. Dans son livre, Les Naufragés [1], Patrick Declerck montrait, avec un réel talent, la lente et inexorable dérive des personnes sans soutien véritable, peut-être – pensait-il – à partir d’une souffrance infantile primordiale les marquant d’un destin inexorable. Mais, à la fin du livre, on le sentait fatigué et impuissant après tant d’années de sollicitude et d’aide authentique auprès de ces exclus de la République.

Son article dans Le Monde du mois d’août 2004 a soulevé une vague de réactions d’un certain nombre d’intellectuels (Gil Anijnar, Philippe Breton, Le Monde du 17 août 2004). Il est, en effet, difficile de ne pas réagir aux propos de l’écrivain belge, en ces temps ou tous les « Phinéas » imbéciles et fiers de l’être, taguent les tombes et assaillent les arabes ou les juifs au nom d’une idéologie nazie.

Sans doute, faut-il se garder d’une riposte passionnelle face à des phrases et des images à l’emporte-pièce. « Je hais l’Islam » considéré comme une idéologie où « on s’organise, on planifie, on égorge et on décapite…» est une pensée à courte vue. Comme celle qui fait de toute religion une névrose de l’humanité (ah ! les petites phrases inéluctables du Père Freud) ou la démocratie analysée comme « maladie mentale ».

La seule solution pour l’auteur est de « revendiquer encore, et toujours, et hautement, la dignité supérieure de l’homme sans dieu ». Soit ! mais l’homme sans croyance n’est pas l’homme sans sagesse. Ce que  Patrick Declerck n’arrive pas à comprendre (et pas seulement à expliquer), c’est que nous pouvons avancer vers      l’homme sans dieu tout en explorant une région de l’être qui n’a rien à voir avec la haine.

Je sais bien que la psychanalyse ne peut envisager un état d’être qui serait extérieur à la haine. Le Freudien, en tant qu’idéologue, ne saurait comprendre ce qu’affirmait la sagesse de Krishnamurti à partir d’une expérience personnelle,  « l’amour n’a pas de contraire  ». Mélanie Klein l’affirme péremptoirement dans le titre dans l’un de ses ouvrages (avec Joan Rivière [2]). Toute discussion avec mes amis psychanalystes tourne court sur cette question. Amour et haine sont les deux faces d’une même question, en fin de compte parfaitement névrotique. Mais ces psychologues occidentaux ne font pas de différences entre l’agressivité et la haine. L’agressivité est un fait nécessaire lié à la vie. La cellule se défend contre tout intrus qui tendrait à la détruire par une barrière immunitaire.

La sagesse orientale le reconnaît parfaitement. On raconte, en Inde, cette histoire : Un maître spirituel était réputé pour son extrême tolérance et sa  « non-colère ». Un jour qu’il recevait ses disciples, il eut une envie urgente d’uriner. Mais les disciples à sa porte attendaient fébrilement d’être reçus par leur gourou pour, justement, pouvoir parler de leur impossibilité de vivre sans agressivité. Le maître spirituel les recevait les uns après les autres mais son envie d’aller vers les WC se faisait de plus en plus pressante. Il arriva un moment ou il bouscula un peu vivement le disciple qui voulait encore l’arrêter, malgré sa grande sagesse et sa notoriété d’être le gourou ayant vaincu la colère.

La haine est de l’ordre de la destructivité et non, seulement, de l’agressivité. Erich Fromm dans son livre de 1975, La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine [3], montre bien la différence, en liaison avec les formes culturelles. Il y a des formes de sociabilités qui suscitent la destructivité de ses membres, dès la naissance. La démocratie, par son idéologie proclamée, nie parfois ce fait, au cœur même de son activité. Patrick Declerck a raison de le rappeler, même si son discours est démesuré. Malheureusement, ce que le psychanalyste n’arrive pas à saisir, obnubilé qu’il est par le déséquilibre généralisé des personnes qui viennent le consulter, c’est le profil psychologique d’autres êtres humains qui sont sortis de l’ignorance liée à la haine.

La psychanalyse ne s’intéresse pas à la sagesse. Elle la pense comme une forme de puérilité ou de méconnaissance de la réalité psychique de l’inconscient. Freud n’a rien dit d’essentiel concernant l’art ou la religion. En vérité, il est passé à côté de leur noyau radical. Il n’a rien compris de ce que lui racontait Romain Rolland concernant le sentiment océanique du sage oriental Ramakrishna. Cornelius Castoriadis, psychanalyste lui aussi, conserve la même attitude, dans son appréciation de la méditation (par exemple en 1999, Figures du pensable. Carrefour du Labyrinthe VI [4]).

Pourtant de nombreuses preuves scientifiques existent désormais sur les rapports intrinsèques entre le corps et l’esprit. Un médecin américain, d’origine indienne, le Dr. Deepak Chopra, qui est à la fois endocrinologue et spécialiste de la médecine ayurvédique, démontre dans Le Corps quantique [5] cette unidualité fondamentale de l’Homme. La position d’« ignorance » (au sens de la sagesse bouddhique) de Patrick Declerck ne peut qu’activer les mécanismes de la haine, à commencer par tous ceux qui veulent rétablir la peine de mort en France. Elle donne une sorte de caution à la loi du talion et à la nécessité du « bouc émissaire » dont l’œuvre de René Girard a tenté d’éclairer le dépassement, à partir d’une interprétation du christianisme. « L’amour n’a pas de contraire » : cette affirmation de Krishnamurti est une réalité, un fait, pour tous ceux qui ont, enfin, compris la dimension d’illusion de toutes les idéologies et de toutes les croyances, scientifiques, politiques, ou religieuses. Un poète qui a lutté de nombreuses années contre un cancer éprouvant, Claude Roy, au cœur d’une sagesse chinoise vécue au jour le jour, a écrit en 1981 Les chercheurs de Dieux. Délivrez-nous des dieux vivants, des pères du peuple et du besoin de croire [6]. Je préfère cet ouvrage lucide d’un homme travaillé par la mort, au cri un peu cynique de Patrick Declerck en ce début du XXIe siècle.


[1] Patrick Declerck, Les Naufragés : avec les clochards de Paris, Plon, coll. Terre humaine, 2001.

[2] Mélanie Klein, L’Amour et la haine, le besoin de réparation, Petite Bibliothèque Payot, 1989.

[3] Erich Fromm, La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine, Paris, R. Laffont.

[4] Cornelius Castoriadis, Figures du pensable. Carrefour du Labyrinthe VI Paris, Seuil, 1999.

[5] Deepak Chopra, Le corps quantique Paris, Interéditions, 1990, Dunod 2003.

[6] Claude Roy, Les chercheurs de Dieux. Délivrez-nous des dieux vivants, des pères du peuple et du besoin de croire Paris Gallimard, 1981.