2012 par René Barbier
A Jean Lecanu [1]
J’ai eu vingt ans en 1959. Je fais partie de la génération de ceux qui ont été fortement influencés par les pensées de Jean-Paul Sartre et d’Albert Camus. Pourtant, je n’ai jamais confondu les deux auteurs. L’un – Sartre – est philosophe au sens classique. Il sort de Normale Sup, agrégation, etc., avec sa batterie de concepts, de théories, d’histoire de la philosophie et, surtout, d’abstractions systématiques. L’autre – Camus – est un artiste plus qu’un philosophe, tout juste doté d’une licence en philosophie et d’un diplôme d’études supérieures ; un écrivain sensible à la nature au bord de la mer, en Algérie, à Tipasa. Certes tous deux sont concernés par le caractère a priori absurde de la condition humaine et la nécessité de l’engagement pour assumer une liberté dégagée de l’idéalisation. Mais Albert Camus demeure un libertaire dans le fond, comme l’a bien vu Michel Onfray, alors que Jean-Paul Sartre est un directeur d’École de pensée, philosophe à l’occidental, c’est-à-dire homme du concept, toujours enclin à la dichotomie radicale qui permet de vouer aux gémonies tous les déviants. Sartre et son disciple Francis Jeanson ont joué leur rôle de Grands Inquisiteurs possédant la vérité à l’encontre d’Albert Camus. Ce dernier est resté l’homme de la mesure, on pourrait dire aujourd’hui de la complexité, de la tolérance à l’égard de la nature tragique de l’être humain.
J’ai toujours préféré Camus à Sartre. Simplement parce que Sartre n’a jamais rien compris à la poésie alors que Camus a été l’ami fraternel de René Char et de Max-Pol Fouchet. Albert Camus, dans Noces, nous donne à sentir, à respirer la force vive de l’énergie poétique en liaison avec les éléments de la nature. Il récidivera en nous parlant de son enfance dans Le premier homme. On ne retrouve rien de tout cela chez Sartre qui se réjouit de la mort de son père car ainsi il n’a pas eu à subir les conditionnements limitant sa liberté. Sartre réduit l’homme à son squelette métaphysique. Camus lui redonne sa tunique de chair et d’ombre. Camus devient un membre de la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Sartre ne s’engage vraiment que dans les mots beaucoup plus tard. D’ailleurs ne savait-il pas que personne ne pouvait le contraindre : comme disait je crois le Général de Gaulle, à qui on conseillait de fermer la bouche du philosophe, “on n’enferme pas Voltaire”.
Mais c’est surtout du côté de la gratitude que Albert Camus se démarque de Jean-Paul Sartre et de tant d’intellectuels d’hier comme d’aujourd’hui. On le lui a très souvent reproché : Camus préférait sa mère à la justice. Evidemment il fallait entendre la justice de ceux qui pensent en termes dichotomiques, du Mal contre le Bien, du Pur contre l’Impur, du Grand Satan (L’Amérique) contre les Forces du Mal (l’Islam) comme le pensait le clan Bush récemment encore. Camus est l’homme de la mesure, de l’équilibre. Je dirai qu’il est l’homme du “juste milieu” au sens asiatique du terme. Non d’une moitié de quelque chose, mais du maintien de deux forces, deux élans, deux réalités qui s’opposent mais qui demeurent irréductibles l’une à l’autre. Sur ce plan Camus à son époque est un prophète de la modernité, contrairement à Sartre ou à ses avatars maoïstes en mai 68. L’Histoire qui s’est déroulée par la suite nous a permis de voir clair. Le totalitarisme est le fruit de la pensée abstraite et de son clivage systématique. Tout révolutionnaire exige une pensée binaire. Même lorsqu’il se veut “dialecticien”, il sombre rapidement dans les abîmes meurtriers de tout ou rien.
Camus n’a jamais pu aller vivre de ce côté du monde. Il aimait trop la vie réelle, avec sa part fulgurante d’hédonisme solaire. Alain Finkielkraut, le philosophe de l’accablement, qui ne brille pas par cet aspect de la joie de vivre, a reconnu sur le tard l’importance de la pensée d’Albert Camus. Olivier Todd également a consacré un livre de référence à Camus. Dans un entretien pour le Magazine Littéraire, les deux auteurs en conviennent. Camus doit être reconnu pour son apport original à la pensée de la modernité. Evidemment Finkielkraut a une tendance innée à se projeter et à s’assimiler à la vie exigeante de Camus soumis à la critique radicale de ses contempteurs : “Prendre en compte la menace qui pèse sur le monde, sur la langue… Tôt ou tard, il aurait été traité de conservateur” (p. 30). Mais il dit une chose juste lorsqu’il soutient que Camus, réprouvant l’assassinat de Louis XVI, annonce les calamités à venir : “À travers Louis XVI on a voulu tuer la fonction royale. L’individu était entièrement ramené à son concept. Avec cette mort naît l’abstraction de la pensée et de l’action révolutionnaires : je tue en toi le concept que tu représentes” (p. 29). Ce qu’on a connu comme Shoah, comme pogroms, comme ethnocides et génocides, comme “purifications ethniques” et autres modalités de la pensée binaire avaient été pressentis par Albert Camus.
Ce qui me paraît encore plus évident chez Camus, c’est son sens de la gratitude. Il le manifeste à l’égard de sa mère et ses ses professeurs. Il dédie son discours de Stockholm à son instituteur “Monsieur Germain” dont il parlera encore dans Le premier homme. Il salue son maître à penser Jean Grenier à l’université. Comme on aimerait retrouver ce sens de la modestie et de la gratitude chez nos contemporains. Le psychosociologue Max Pagès dénonce cette absence dans la lutte assez médiocre entre de ce qu’il nomme les “bandes” et les “écoles” au détriment des “confréries” où pourrait se vivre en permanence une véritable intellectualité plurielle. Le philosophe André Comte-Sponville regrette lui aussi la déperdition de ce sens de la gratitude. Je la reconnais bien en acte lorsqu’un philosophe qui commence à se faire connaître aujourd’hui oublie volontairement de citer, ne fût-ce que par une petite phrase, le nom de son directeur de doctorat d’Etat lors de la publication de sa thèse dans un livre paru chez un grand éditeur.
Aujourd’hui le règne tout puissant du “moi, je” s’accommode mal de l’influence pourtant évidente de la pensée d’autrui sur sa propre pensée. Il n’y aurait plus que des penseurs tout neufs ! Quelle vanité ! Il faut en chercher les sources dans cette pensée sartrienne “existentialiste” qui fait du “moi” un absolu facilement dictatorial.
Krishnamurti, sur ce plan, est d’une autre trempe ; Sage de l’insoumission de l’esprit, comme le propose Zeno Bianu, Krishnamurti peut être rapproché de Camus par son sens de la gratitude. Gratitude à l’égard de la vie et de la nature qu’il célèbre à chaque fois qu’il le peut. Gratitude à l’égard de ses mentors, même lorsqu’il s’en écarte, comme en 1929 lorsqu’il rompt avec le Mouvement théosophique mais en conservant son amour et sa reconnaissance pour sa “mère spirituelle” Annie Besant jusqu’à la fin. Enfance pauvre comme celle de Camus et en même temps généreuse.
Modestie à l’égard de tous lorsqu’il ne supporte pas que l’on s’incline devant lui par ceux qui le prennent pour un gourou dans sa culture. À sa mort, il demande qu’on s’empresse de l’incinérer et de disperser ses cendres de par le monde pour qu’aucune sépulture ne soit repérable et ne fasse l’objet de pèlerinages. Il ne mourra pas d’un accident d’auto, comme Albert Camus, à un âge encore jeune, mais d’un cancer du pancréas dont il connaîtra toute la souffrance sans mot dire, comme il a connu celle, permanente, dite du “processus” pendant toute sa vie spirituelle. Sens profond de la liberté, au-delà de celle de penser, d’aller et de venir, de jouir de tous les artifices du monde en fonction du “divin marché”. Une liberté qui résulte de la compréhension de la place de l’être humain dans la nature et dans son rapport à ce qu’il appelle l’Autreté”, l’inconnaissable par le jeu des concepts. Comme Camus, il aurait pu souscrire à cette phrase de l’auteur des Carnets (1950) (étonnamment Krishnamurti a également écrit un des rares textes de sa main intitulé Carnets) : “Il n’y a pas de liberté pour l’homme tant qu’il n’a pas surmonté sa crainte de la mort. Non par le suicide. Pour surmonter il ne faut pas s’abandonner. Pouvoir mourir en face, sans amertume” Krishnamurti n’avait pas peur de la mort parce que toute sa vie il a vécu avec sa présence qu’il mettait, sans cesse, en synergie avec la création et l’amour.
Note
[1] Jean Lecanu, 2011, “Métaphysique – Engagement – Actualité”, in Le journal des chercheurs
Bibliographie
Camus Albert, (2000), Le Premier Homme, Paris, Gallimard, folio, 380 pages
Bianu Zéno, (1998), Krishnamurti ou l’insoumission de l’esprit, Paris, Seuil, 107 pages
Krishnamurti, (2010), Carnets, Paris, éditions du Rocher, nouvelle édition, 460 pages (traduits par Mary de Lutyens, Marie-Bertrande Maroger et Béatrice Vierne)
Onfray Michel, (2012), L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Paris, Flammarion, 596 pages
Todd Olivier, (1999), Albert Camus, une vie, Paris, folio, (Gallimard, 1996), 1188 pages
Le Magazine Littéraire, (2012) hors série, Albert Camus. Une pensée au zénith, hiver 2012, 90 pages. Voir la bibliographie complète pages 89-90. Étrangement, acte manqué ? L’ouvrage de Michel Onfray n’est pas répertorié dans cette importante bibliographie.
Pagès Max, (2007), L’implication dans les sciences humaines : une clinique de la complexité, Paris, L’Harmattan, 218 pages. Pour Max Pagès, “La Bande est un groupement provisoire, à visée plus tactique que stratégique. Hâtivement constituée, hâtivement dissoute, elle a pour but d’occuper des positions, un créneau intellectuel, une notoriété, des pouvoirs concernant notamment les postes universitaires d’enseignement et de recherche et l’édition. Ses chefs sont des chefs de guerre dans la compétition féroce que se livrent les bandes. Le ressort fondamental de la bande est l’envie. Il faut prendre à l’adversaire son territoire, ses armes,…” (p.231). “la Confrérie” est pour Max Pagès un aéropage d’intellectuels venant d’horizons différents dotés d’une tolérance à d’autres modes de pensée que l’univers de chacun et cherchant, ensemble, à comprendre le réel. Il est vrai que Max Pagès, au terme d’une vie professionnelle bien remplie, ne se fait pas d’illusion sur la possibilité de réalisation de telles Confréries dans le sphère universitaire.