Par Myriam Lemonchois, Professeure honoraire de l’Université de Montréal, mars 1999
Texte écrit suite à la vidéo-conférence du 5 mars 1999, sur le thème « Quelle Université pour demain ? ». Cette visio-conférence avait réuni René Barbier, Edgar Morin, Basarab Nicolescu, Jérôme Bindé, Hélène Trocmé-Fabre, Roberto Lanz et Norma Nuñez. Elle avait été organisée au studio de Radio et de Télévision de l’UNESCO à Paris. Myriam Lemonchois, alors membre du Laboratoire CRISE de l’Université Paris 8 à Saint-Denis, avait été invitée à la conférence par René Barbier, qui avait ensuite publié l’article sur le Journal des chercheurs première version. Le voici donc à nouveau disponible.
La pensée, en tant que lieu d’émergence du sens, navigue entre le sensible, les Idées[1] et l’Imaginaire. Le sens peut être plus ou moins imprégné de ces trois pôles – Idées, Sensible et Imaginaire :
- près du pôle des Idées, au plus proche se trouve le sens mathématique et ses unités indistinguées (sans « corps »), l’objectivité des sciences ;
- près du pôle de l’imaginaire, évoluent les mythes, les archétypes, les rêves, etc.
- près du pôle sensible, le sens est lié au corps[2], dans l’approfondissement de l’instant, par exemple dans des expériences poétiques ou dans des expériences mystiques incorporées [3] ;
Descartes conçoit les trois facultés essentielles de l’esprit, la sensibilité, l’imagination et la raison (le logos) de manière linéaire, le développement de l’esprit allant du primitif, la sensibilité, au plus construit, la raison ; l’imagination ayant un rôle intermédiaire de transformation par amalgame du sensible et de tout ce qui peut alimenter l’imagination pour favoriser la raison, les mathématiques par exemple qui construire la pensée visuelle, les représentations en 2D de l’espace en 3D, entre autres. Aristote concevait ces trois facultés de manière indépendante, chacune d’elles jouant un rôle spécifique dans l’esprit indépendamment des deux autres, l’esprit pouvant aussi adopter une vision synthétique qui exploite deux ou trois facultés en même temps.
L’intelligence du corps a fait l’objet de recherches, telles celles de Perkins (1999) sur l’intelligence de l’œil pour apprécier une œuvre d’art, dans un rapport sensible qui implique des déplacements dans l’espace devant une œuvre, des temps de décantation pour laisser venir les choses…
Quand on pense à Aristote, on pense aussitôt à son terme « catharsis » qui n’est pas sans interprétations très nombreuses de nos jours, surtout dans le domaine de l’art et plus particulièrement avec les art-thérapeutes, et même chez de nombreux chercheurs en enseignement des arts épris des théories cognitivistes inspirées de Descartes et qui vendent l’éducation artistique dans les écoles pour développer les maths avec de ce que j’appelle, du « grattage de nombril », soit de longues explications sur le pourquoi et le comment de leurs émotions « artistiques » selon leur vie privée. En effet, les psychologues interprètent le terme « catharsis » comme un effet produit par les émotions, les sentiments, soient des impacts du corps, du monde sensible, sur l’imagination. Freud lui-même reconnaissait que les psychologues ne pouvaient rien faire du sensible, les mots étant absents dans ce mode de relation au monde, alors que le travail thérapeutique ne peut passer que par des manifestations, les expressions du moi, du langage verbal ou gestuel. Cette définition de la catharsis est très répandue et peu de personnes savent qu’elle est historiquement construite : elle a une validité « scientifique » qui ne repose sur aucun critère scientifique ou philosophique. La définition de la catharsis des psychologues et de nombreux intellectuels est loin de donner la traduction que le terme pouvait avoir chez Aristote. En effet, Aristote cite 112 fois le terme « catharsis » dans tous ses écrits, 110 fois dans ses traités sur la biologie, pas très connus, la biologie de nos jours regarde les choses autrement, et seulement 2 fois, l’une dans la Poétique et la Politique, avec la citation qui dirait que l’art, la tragédie a un effet cathartique, expulsant des émotions et les amalgamant, soit comme un travail de l’imagination. Les définitions de la catharsis dans les traités de biologie d’Aristote ont un tout autre sens : c’est soit l’éjaculation ou les menstrues.
Petit détour intéressant sur la catharsis et le monde de l’art : c’est à partir de la Renaissance que le terme « catharsis » a été interprété. Au Moyen-Âge, la pensée scolastique consistait à comparer des textes entre eux pour affiner un terme dans un texte antique. Dans ce cadre, le terme « catharsis » était pour eux impossible à traduire, certes les intellectuels n’avaient pas à l’époque tous les textes antiques qu’auront ceux de la Renaissance, mais aussi parce qu’Aristote ne cite que 2 fois le terme « catharsis » : une fois dans la fameuse phrase qui dirait que ce sont en effet dans l’esprit et l’autre fois, pour renvoyer à cette définition. Le travail scolastique sur les textes d’Aristote était donc impossible. À la Renaissance, les intellectuels s’autorisent à donner leurs interprétations des textes antiques, en les modifiant dans leur traduction. Très tôt à la Renaissance, apparait la figure du prince amateur d’art : chez Vergerio (1404), l’auteur du premier traité d’éducation humaniste qui serait repris de nombreuses fois et même des siècles plus tard, celui-ci recommandant à partir de sa lecture d’Aristote que l’éducation développe des compétences pour apprécier les arts, afin de ne pas acheter n’importe quoi. Bruni (1455) est le premier auteur à proposer une histoire des arts dans le but de former les amateurs à de bonnes références.
Des études de médecine observent des expressions de communication du fœtus : dès sa conception, l’être aurait cette faculté de donner du sens et de l’exprimer. En grandissant l’enfant va apprendre à s’exprimer dans la langue de son environnement. Mais avant cela, une écoute sensible permet d’échanger dans sa « langue », en sentant son corps et ses moindres réactions, les signes encore incodés culturellement, mais qui dénotent une expression de sens. Avant que l’enfant apprenne à s’exprimer avec des idées et/ou de l’imaginaire, ses échanges avec le monde sont sensibles, sens issu de ses sens.
L’expérience de la mort, par sa proximité ou par son ampleur, forme la sensibilité : le vide laissé par l’autre corps, inertie et absence d’expression, ne suscite pas un non-sens, mais du sens, le sens de notre propre mort à venir, le sens de la vie. La formation de l’être se déroule dans des relations de sens avec lui-même, avec l’autre et avec son environnement, grâce à sa faculté de donner du sens et de l’exprimer de la naissance à la mort. Tout ce qui se vit dans le corps est source de sens, tout comme l’est tout ce qui se vit dans les Idées et/ou dans l’imaginaire.
L’usage abusif du verbe avoir, à la place du verbe être, avec des substantifs tels que corps ou mémoire, révèle l’oubli du corps dans notre représentation de nous-mêmes (Hélène Trocmé-Favre). Pourtant aucune activité ne peut se jouer sans un corps en mouvement dans l’espace au gré de l’aquatilité de la vie ; mouvement irréversible où les poussières retournent à la poussière, baignées à la fois dans la même eau et dans une eau différente[4].
La nourriture influe sur la formation de l’être humain, en modifiant son apparence et sa santé, mais aussi le mode de reliance à l’environnement. Un bon repas nous donne du sens grâce à nos sens, tout comme un mauvais repas nous en donne un autre, pouvant même nous mettre de mauvaise humeur, par manque de vitamines et de sels minéraux diraient des médecins, à mon avis, à cause de l’absence de goût, c’est-à-dire de sens issu de la sensibilité : Babette prépare son festin pour ses invités, afin de donner du sens avec des nourritures terrestres.
Le nouveau-né forme sa sensibilité par son alimentation, les soins reçus, les ambiances vécues dans les environnements ressentis. L’uniformisation commence au berceau pour les nombreux bébés nourris avec le même biberon de lait (même marque, même goût), de la naissance jusqu’à leurs premières expériences de nourriture diversifiée, vers 4/5 mois. Des études de neurologie montrent que le développement de l’appareil neuronal (l’outil de notre corps nécessaire à la pensée), se constitue en grande partie de la naissance à trois mois. L’oubli de la formation de la sensibilité par la diversité, se remarque dans les produits de l’agro-alimentaire et dans celles de bien d’autres industries, comme celle du tourisme[5].
Alors que le voyage, en tant que déplacement à l’étranger, est un enrichissement de la sensibilité grâce aux nécessaires adaptations du corps à son nouvel environnement[6], les voyagistes ne sensibilisent pas leurs clients : l’environnement étranger est identique, en grands nombres de points, à l’environnement initial, reproduit par la climatisation, la traduction, la nourriture, l’hébergement et les modes de transport occidentalisés. Le mode de déplacement influe bien sûr aussi, sur le sens : à pied, à cheval, en bateau, en voiture ou en avion, ça change tout ! à la fois l’adaptation au changement d’environnement mais aussi sa durée.
Nombreux sont les exemples qui montrent que notre époque néglige la sensibilité, oubliant que la personne se forme aussi dans des plis »[7], des « mouvements unaires »[8], par « transduction »[9] ou avec le sens exprimé dans la matière de l’œuvre poétique[10].
Jusqu’ici nous continuons à bien peu prendre en compte la sensibilité, ou alors au service des Idées, c’est-à-dire selon la pensée de Descartes que toute connaissance vient du sensible mais ne devient connaissance véritable qu’une fois filtrée par les Idées. Des activités comme le sport sont pratiquées non pas comme source de sens, mais comme moyen d’épanouir les Idées, d’avoir un esprit sain dans un corps sain. Le sport, tel qu’il est pratiqué actuellement, sans sens issu des sens, uniformise la sensibilité : les appareils de musculation ne font travailler que certaines parties du corps.
Les innovations techniques raréfient la diversité, par l’uniformisation (consommation d’objets culturels diffusés en masse, telles la langue et la « pensée unique »).
Dans un univers pollué, au bord des grands axes routiers et à proximité des centres industriels, les habitants des cités forment leur sensibilité dans un environnement naturel restreint : le biotope est en partie détruit et les matériaux de constructions sont uniformes. Il y a, certes, une diversité culturelle, mais les différentes cultures présentes ne peuvent pas exprimer le sens qu’elles donnent à leur vie et intervenir sur leur environnement pour partager avec ceux qui vivent dans le même espace, un sens particulier (une même sensibilité ?), le chômage et le travail faiblement rémunéré ne permettant pas aux résidents de ces cités d’investir dans des moyens de réalisation de soi, avec tout juste de quoi assouvir leurs besoins primaires.
Pour les jeunes, l’urgence est de « bouger son corps » en dépit de tout. Restent la musique, la danse, les embardées entre copains, la défonce, etc. Mais le désœuvrement, l’absence de sens, suscite de la violence autour de soi et dans son corps. Celle-ci se joue à toutes les occasions, jusque dans les établissements scolaires qui se croyaient protégés en laissant l’imaginaire et le sensible à leurs portes pour ne transmettre que des Idées.
Les cités, situées en grande banlieue comme le Mée-sur-Seine (Seine-et-Marne), dites « installées au cœur de la campagne », ne sont pas non plus dans un environnement diversifié. Aux alentours des citées, les espaces cultivés sont réservés à une agriculture extensive, les forêts et les bosquets surfréquentés, les environnements préservés étant inaccessibles sans moyen de transport personnel. Toujours pour les mêmes raisons économiques, aggravées par l’émigration des défavorisés vers la grande périphérie de Paris, les habitants de ces cités ne peuvent pas enrichir le sens issu du sensible par de la diversité, leurs excursions dans la nature se limitent aux environs des gares, aux endroits fréquentés. Les transports collectifs sont un autre facteur d’uniformisation : les déplacements se réalisent en fonction des lignes de bus et des rails de tram ou de train, Métropolis n’est pas loin avec ses ouvriers automates.
La diversité du vivant est source d’enrichissement de la sensibilité, de formation de la personne. Par notre corps, nous sommes vivant dans le vivant, produisant du sens des Idées et de l’imaginaire, mais aussi de la sensibilité.
La naissance d’un enfant (un nouveau corps/un nouvel être au monde) est un moment de formation de la sensibilité. Durant sa grossesse, la femme est à la fois un et deux corps, un corps qui n’est pas devenu étranger pour autant, à la fois même et différente. Par expérience, je peux dire, ici, ce que j’ai su de ce vécu, énoncé par mon corps avec sensibilité, c’est-à-dire par intuition, sans en avoir l’idée, et l’expliquer rationnellement, en apportant des preuves médicales par exemple. Deux jours avant l’accouchement, j’ai ressenti que mon corps se modifiait ; j’ai « su » qu’il se préparait et j’ai eu confiance dans mon corps qui savait mieux que moi, dans son ADN, sans vraiment pouvoir expliquer pourquoi, alors que, jusque là, par crainte de l’inconnu qui m’attendait, je n’avais suivi aucune séance de préparation, sauf celle de la péridurale d’où j’étais ressortie écœurée et encore moins rassurée, après la description sur une cassette vidéo de l’accouchement comme acte médical. J’ai décidé de continuer à écouter les conseils de mon corps et de celui de l’enfant avec sensibilité, lorsqu’ils se manifesteraient. Le lendemain de l’observation de ce changement, lors de la visite de routine à l’hôpital, les analyses n’ont relevé aucun signe précurseur, la date de la naissance restait pour l’équipe médicale incertaine, pouvant être dans trois jours comme dans trois semaines. L’hôpital où je me trouvais, étudiait, à cette époque-là, les rapports entre la production d’une hormone et la date de l’accouchement. Cette étude n’a pas questionné le vécu ” intuitif ” des patientes dans leur propre corps. En considérant que le sens n’est pas issu seulement des Idées (par empirisme et dialectique), mais qu’il peut venir aussi de la sensibilité et/ou de l’imaginaire, l’écoute sensible des parturientes peut faire évoluer l’obstétrique avec interdisciplinarité et avec transdisciplinarité[11].
Toutes les sciences, quels que soient leurs objets d’investigation, sont concernées par la réhabilitation de la sensibilité, mais aussi toutes nos expériences individuelles ou collectives, et de là, toutes les décisions politiques.
La complexité du sens implique de penser non seulement un éco-citoyen mais aussi un éco-gouvernement responsables de l’environnement comme lieu de vie et comme lieu d’éducation où la personne enrichit sa sensibilité.
L’Éducation prépare l’être humain à apprendre à donner du sens et à l’exprimer, selon son pôle d’attraction, elle n’est pas restreinte aux premières années de la vie et aux murs des établissements scolaires et de formation, elle intervient à tout moment, dans n’importe quel lieu.
Mars 1999
[1] Le mot « Idées », écrit avec une majuscule, désigne ce que, depuis Platon, les philosophes appellent « esprit », logos, entendement dirait Descartes, « raison », « pensée scientifique », etc., et qui, jusqu’à présent, a souvent autorité sur tous les autres modes de fonctionnement de la pensée et par conséquent sur tous ceux de l’éducation.
[2] Voir les ouvrages du philosophe Michel Henry, en particulier Phénoménologie matérielle, PUF, Paris, 1991, et Voir l’invisible. Essai sur Kandinsky, Fr. Bourin, Paris, 1988.
[3] Le « mystique » désigne ici tout ce qui se rapporte à des expériences « religieuses », c’est-à-dire de reliance divinisée à l’environnement : transes, possessions, révélations, illuminations, phénomènes magiques, miracles, etc.
[4] Ici, volontairement, le mot ” temps ” n’est pas cité, concept complexe dont je développe les variations selon la polarisation du sens, dans une partie ma thèse (en cours), intitulée ” L’éducation des créateurs : expériences de saisissement et apprentissage du discernement “, sous la direction de René Barbier, Département de Sciences de l’Éducation, U. Paris 8.
[5] René Guénon montre que les produits de l’industrie tendent à la quantification, c’est-à-dire à l’uniformisation des consommateurs (unités indistinguées), au détriment de la qualification, c’est-à-dire du processus d’individuation, la reconnaissance de chacun dans ce qu’il a d’unique (unités distinguées), dans Le règne de la quantité. Signes des temps, Éditions Gallimard, coll. idées NRF, 1945.
[6] Voir la thèse sur la formation par le voyage, thèse en cours de Bernard Fernandez, à l’EHESS.
[7] Gilles Deleuze, Le Pli – Leibniz et le baroque (1988).
[8] Dany-Robert Dufour, Le Bégaiement des maîtres, Fr. Bourin, Paris, 1988 et dans Folie et démocratie. Essai sur l’unaire, Coll. Le Débat, Éditions Gallimard, Paris, 1996.
[9] René Loureau : Implication / Transduction, Coll. Anthropos, Ed. Economica, Paris, 1997.
[10] Le discernement, la compétence nécessaire à l’évaluation de l’œuvre poétique à partir de ses matériaux (mots, peinture, pierre, etc.), est une forme de pensée polarisée par la sensibilité. Voir ma thèse citée ci-dessus.
[11] Voir les travaux de Basarab Nicolescu sur l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité, et ceux de Jacques Ardoino sur la multiréférentialité.