mercredi 31 août 2005, par René BARBIER
J’ai déjà dit que cheminer dans le cimetière du Père Lachaise était un de mes deux itinéraires de ressourcement. Aujourd’hui, 27 août 2005, je suis seul à Paris. Brindille est partie, pour un temps, de l’autre côté de la terre, et je n’ai aucune envie d’aller me réfugier auprès de mes amis, dont la plupart sont d’ailleurs encore en vacances. C’est une occasion, au contraire, pour aller vers ” ces chemins de l’intérieur ” dont parlait Novalis. Sans doute suis-je au moment propice pour gagner, dans le bleu sauvage du silence, un peu de lucidité sur les décisions urgentes et importantes que je dois prendre à la rentrée.
Après une visite à Michel (Camus) qui demeure désormais au funérarium, à côté de Lou, son amour de jeunesse, je commence ma promenade, d’un pas assuré, par la droite. Je veux faire le tour du cimetière, avec quelques explorations de voies transversales. Je marche tranquillement, sans pensée, dans une sorte d’attention vigilante à ce qui m’entoure. Je contemple, sans trop de curiosité, les monuments funéraires et les noms qui s’effilochent au gré du temps.
Tiens ! Je viens de découvrir un ” Barbier “, non loin de la célèbre tombe d’Allan Kardec, le fondateur du mouvement spirite, toujours extrêmement fleurie. Depuis toutes ces années où j’ai parcouru les allées ombragées du lieu, je n’avais pas encore remarqué cette tombe de mon homonyme dont les caractères s’effritent comme la peinture d’une vieille voiture. Je recherchais la sépulture du poète Guillaume Apollinaire. J’avais envie de lui réciter la Loreley. J’ai oublié son emplacement exact. Il faudra que je revienne un autre jour.
Je croise du monde aujourd’hui, en cette fin de semaine. Des jeunes couples qui viennent découvrir ici le secret de leur jeunesse. Une vieille femme qui dépose une rose sur une plaque de marbre blanc. Deux enfants qui courent devant leurs parents sans gêne mais sans éclat. Un jeune homme tatoué jusqu’aux oreilles et aux cheveux rouges, assis devant un buste de jeune femme en bronze. Le chant des oiseaux de Paris accompagne mes rencontres imprévues. Sur le chemin, peu à peu, mes soucis quotidiens sont avalés par les morts. Je me retrouve vide et clair dans mes lieux intérieurs.
Mes pas me conduisent quelque part, sans recherche d’un but. Je débouche, tout à coup, devant le couple d’Héloïse et d’Abélard (XIIe siècle). Un arrêt, pour me laisser prendre, un instant, au jeu de l’imaginaire. Que je puisse, au début du XXIe siècle, m’interroger sur le mystère de ce couple d’amoureux, du Moyen-Âge me paraît extraordinaire. Qui, dans huit ou neuf siècles, viendra encore visiter cet endroit ? D’ailleurs le cimetière n’a pas cet âge. Tout juste un peu plus de deux siècles.
Je continue ma route à l’ombre des feuillages des arbres centenaires. Le pas est peu assuré car les pavés sont usés, mal ajustés. Dernier endroit où l’on trouve encore de ” vrais pavés ” que d’aucuns brandissaient en 1968 contre les forces de l’ordre et qui ont été, par la suite, recouverts de goudron un peu partout dans Paris. Sans le vouloir, j’atteins la tombe du chanteur Mouloudji. Mais qui se souvient de ce jeune homme qui joua dans le film ” Nous sommes tous des assassins ” d’André Cayatte, en 1952 et qui chanta si bien ” comme un petit coquelicot ” ? Il interpréta la célèbre chanson de Boris Vian, ” Le déserteur ” à Paris, le jour même de la chute de Diên Biên Phu qui consacrait la fin du colonialisme français en Indochine. C’était un homme ancré à gauche, à l’esprit libertaire, comme on n’en fait plus beaucoup aujourd’hui.
Tout doucement, j’arrive sur le carré des suppliciés, le coin des monuments aux morts de la déportation. Je ne rate jamais de terminer par cet endroit qui, toujours, fait surgir, chez moi, un flot de compassion. Je prends mon temps. Je m’arrête pour méditer. Je relis le nom des morts et j’imagine tous ceux qui sont agglutinés, ici, sous quelques stèles, transformées en cendres brûlantes par la barbarie nazie. Le nom de ma tante, déportée politique – Nuit et Brouillard – à Ravensbrück resurgit de ma mémoire comme le corps déchiqueté par la fusillade, au Mont Valérien, du jeune mari de ma sœur, lieutenant FFI de 19 ans.
Je me dis que les enseignants ont du pain sur la planche pour conserver ce devoir de mémoire et faire connaître à leurs élèves distraits les mécanismes de l’horreur politique. Surtout, à notre époque où le nouveau pape cherche à absoudre les catholiques les plus réactionnaires et où les jeunes gens s’entichent facilement des excès de l’Extrême-Droite, sans connaître l’histoire.
Quand j’avais une quinzaine d’années, j’ai eu la chance d’avoir un professeur d’allemand, au lycée, qui nous emmena visiter le camp de concentration de Buchenwald, en Allemagne. Je me souviens encore du bouleversement émotionnel de cette visite, notamment lors de la minute de silence. J’ai sans doute tout oublié, ou presque, de mes années de lycée. Mais ce voyage et cette rencontre avec un camp de la mort furent pour moi déterminants pour forger ma conscience politique. Je ne peux faire partie de ceux qui relativisent tout et n’importe quoi. Je n’arrive pas, vraiment, à apprécier la remarque, dans la mythologie hindoue, au-delà du temps et de l’espace, de Krishna à Arjuna, qui doutait de la nécessité de donner la mort en tant que guerrier. Je me souviens que René Char, “capitaine Alexandre” durant la dernière guerre, à dû faire fusiller un collaborateur qui avait vendu ses camarades. Le poète racontait qu’il avait toujours des cauchemars bien des années après. Il y a des valeurs humaines que Michel Houellebecq, malgré son talent d’écrivain, ne connaîtra jamais, parce que, ingénieur agronome, il croit plus en la science qu’en la vie. Peut-être avons-nous eu le même type de grand-mère engagée du côté de l’espérance. Mais, assurément, nous n’avons pas donné la même réponse à leur exigence. J’ai toujours préféré Robert Desnos à Drieu la Rochelle. L’adhésion du philosophe allemand Heidegger au parti national-socialiste, m’a toujours laissé un arrière-goût de cendres et un doute sur sa philosophie.
Je ne pars jamais de cet alignement de monuments liés à la fois à la barbarie et à son combat coûte que coûte, sans méditer devant la tombe du poète Paul Eluard. Je récite, pour moi-même, l’un de ses poèmes. J’aime sa tombe si simple, sans rien d’ostentatoire, le contraire de ces tombeaux de généraux de l’Empire ou de l’époque coloniale, hissés en bronze en haut de leur vanité, et qui encombrent le Père Lachaise. J’ai toujours eu plus d’inclination pour les églises romanes, un peu austères, que pour le style byzantin de l’architecture religieuse.
Puis je passe de l’autre côté de la rue, vers le monument du Mur des Fédérés, en hommage aux déportés et aux fusillés de la Commune de Paris en mai 1871. Je me souviens de Louise Michel et de Jean-Baptiste Clément, ce compositeur qui inventa ” Le temps des cerises ” et dont la dernière demeure est juste devant le Mur des Fédérés.
Le souvenir de ma mère qui fut incinérée au crématorium du cimetière me revient, en contemplant un nuage qui fait du sur place dans le ciel bleu. Je poursuis mon chemin en silence jusqu’à la porte monumentale, avenue du Père Lachaise.
J’ai le sentiment d’être plus léger et plus grave à la fois, comme à l’accoutumée. Les morts du Père Lachaise sont restés sur le seuil. Seuls ” mes morts ” du cimetière, ceux de mon intimité, m’accompagnent, mais d’une présence vivante qui dynamise mon désir de vivre au plus juste de l’instant, en particulier le poète Michel Camus et mon collègue l’écrivain Daniel Zimmermann.