Texte lu lors du Dîner-débat organisé par CRISE., au Chantefable, à Paris, en mai 1998
Par Jean Lecanu
Nous allons nous entretenir, ce soir, de Carl Gustav Jung et de la vie. « Jung aimait-il la vie ? » est la question à laquelle notre ami René Barbier me demande d’essayer de répondre. Pour ce faire, j’ai littéralement pillé deux auteurs pour lesquels j’ai beaucoup d’admiration : C.G. Jung et Elie Humbert. Ce travail n’est donc ni très original, ni très personnel, mais je crois avoir été fidèle à l’esprit de C.G. Jung.
Je souhaite d’abord présenter quelques réflexions sur la question du sens afin de montrer l’originalité de la position jungienne. Adolescent, je suis parti de Camus : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » Plus tard, je découvris Freud : « Quand on commence à se poser des questions sur le sens de la vie et de la mort, on est malade, car tout ceci n’existe pas de façon objective. » Avec Jung, nous devons distinguer la question du sens de la vie et la question du sens de l’existence.
Le sens de la vie
Concernant la question du sens de la vie, il écrit dans Ma vie (p.408) : « Le monde dans lequel nous pénétrons en naissant est brutal et cruel et, en même temps, d’une divine beauté. Croire à ce qui l’emporte du non sens ou du sens est une question de tempérament. Si le non sens dominait en absolu, l’aspect sensé de la vie, au fur et à mesure de l’évolution, disparaîtrait de plus en plus. Mais cela n’est pas ou ne me semble pas être le cas. Comme dans toute question métaphysique, les deux sont probablement vrais : la vie est sens et non sens ou elle possède sens et non sens. J’ai l’espoir anxieux que le sens l’emportera et gagnera la bataille. »
Sur le sens de l’existence, Elie Humbert a écrits deux articles essentiels : le premier intitulé « La Question du sens » et le second « La Pratique du sens ». De quoi s’agit-il ? D’abord d’une réflexion qui part d’une définition de la névrose par Jung : « La psycho-névrose est, en dernière analyse, une souffrance de l’âme qui n’a pas trouvé son sens. » Ensuite, d’une réflexion qui débouche sur une limite du langage : « La question du sens ne trouve pas sa réponse dans un discours, mais dans une expérience. J’ai le sentiment d’être dans le sens »… le sentiment étant une « fonction de choix », une fonction d’évaluation.
La sagesse chinoise et le sens de la vie
Après Camus, Freud, Jung, regardons maintenant du côté de Christian Bobin et de la sagesse chinoise. La question posée à Christian Bobin, dans Eloge du rien, est : « Qu’est-ce qui donne du sens à votre vie ? » Le mot « sens » le gêne, il l’efface et la question devient : « Qu’est-ce qui vous donne votre vie ? La réponse cette fois-ci est aisée : tout. » Bobin est passé du sens à la vie. Voyons ce qu’il en est dans la sagesse chinoise.
La page 121 du livre de François Jullien, Un sage est sans idée, est très éclairante. La voix de l’Occident est le « chemin d’une quête qui n’en finit pas, quête de la vérité, quête du sens car, en se substituant à la Vérité, le sens en prend le relais, il est la question « moderne », comme lorsqu’on dit : le sens de la vie. Une question que nous ne pouvons pas ne pas nous poser, mais dont nous mesurons à partir de la Chine, comme elle relève d’un choix particulier et dont nous voyons s’estomper la pertinence : quand on la considère à partir de la Chine, cette question du « sens de la vie », qui nous paraissait s’imposer, ne nous dit plus rien ; elle ne nous parle plus. Aux yeux de la sagesse, la question du sens de la vie perd son sens. Aussi, le sage ne se fixera-t-il pas plus sur elle que sur la vérité.
Est sage, dirons-nous donc enfin, qui ne se pose plus la question du sens. Est sage celui pour qui, enfin, le monde et la vie vont de soi. Celui qui se contente de dire, et par là même n’a plus besoin de dire : les choses sont ainsi. Non pas « ainsi soit-il », comme le dit la religion, dans sa volonté d’acquiescement ; ni non plus « pourquoi en est-il ainsi ? » comme le dit la philosophie, dans un sursaut d’étonnement. Ni acceptation ni interrogation, mais « ainsi est-il ». Est sage qui parvient à réaliser que (c’)est ainsi. »
La pensée de Jung ne serait-elle pas à la fois proche de celle de Freud et en même temps proche de la pensée chinoise. Proche de Freud ? Au début de son article sur « la question du sens », Elie Humbert écrit : « Tout discours sur la vie serait un système de projection, un symptôme qui parlerait d’autre chose. » Proche de la sagesse chinoise ? « Refuser l’absurde, lutter pour le sens, est aujourd’hui la position la plus vivifiante. Ce n’est certainement pas une attitude définitive. Un jour viendra où elle sera dépassée, où on reconnaîtra en elle une projection, un transit vers une nouvelle forme de la conscience de soi dans la conscience du monde. » Et pour venir confirmer ceci, ce n’est certainement pas un hasard si Ma vie se termine par un hommage à Lao-Tseu dont Jung nous dit « qu’il est l’exemple d’un homme d’une sagesse supérieure ».
L’idée de « croissance » chez Jung
Il est temps de revenir à la question de René : « Jung aimait-il la vie? » Un premier élément de réponse se trouve dans le choix de soumettre mon existence à la pensée ou de suivre « ce qui contente mon âme ». Prendre au sérieux l’effet de sens, c’est accepter que la vie soit « le critère de la vérité de l’esprit ». Jung est résolument du côté de la CROISSANCE. Face à un choix, je peux toujours me demander « Où est la croissance ? » Il y a un « goût de sentir croître la vie et d’en prendre les risques ». Cette idée de croissance est essentielle, elle est directement liée à l’idée que Jung se fait de la vie : « La vie m’a toujours semblé être comme une plante qui puise sa vitalité dans son rhizome » dira-t-il.
Jung et la nature
L’amour de la vie se manifeste d’abord par son amour de la nature, son premier souvenir d’enfance est significatif : « Ici surgit un souvenir, peut-être le plus lointain de ma vie, et qui est, pour cette raison, qu’une assez vague impression : je suis étendu dans une voiture d’enfant à l’ombre d’un arbre, c’est un beau jour d’été, chaud, le ciel est bleu. La lumière dorée du soleil joue à travers les verts feuillages, la capote de ma voiture est levée. Je viens de me réveiller dans cette superbe beauté et je ressens un bien-être indescriptible. Je vois le soleil scintiller à travers les feuilles et les fleurs des arbres. Tout est splendide, coloré, magnifique ». Jung aime les arbres : « les érables et les châtaigniers dorés ». L’enfant Jung est sensible, vulnérable, émotif. On peut encore noter son amour de l’eau. Se fixe très vite en lui l’idée qu’il doit vivre au bord d’un lac : « Je pensais qu’on ne pouvait exister qu’au voisinage de l’eau ».
L’idée de l’anima
Enfin, il n’est pas inutile de remarquer la description que Jung donne dans ses souvenirs d’enfance de la servante : « Pendant l’absence de ma mère, notre servante s’occupait aussi de moi. Je sais encore comme elle me prenait sur son bras et comme je posais ma tête sur son épaule. Elle avait les cheveux noirs et un teint olivâtre ; elle était très différente de ma mère. Je me rappelle la racine de ses cheveux, son cou avec sa peau fortement pigmentée et son oreille. Cela me paraissait si étrange et cependant si singulièrement familier. J’avais l’impression qu’elle n’appartenait pas à ma famille, mais uniquement à moi et que, d’une manière qui m’était incompréhensible, elle se rattachait à des choses mystérieuses que je ne pouvais saisir. Le type de cette jeune fille devait devenir plus tard un des aspects de mon anima. »
Non seulement cette description est sensuelle mais c’est toujours à partir de l’expérience que l’idée se forge. L’idée d’anima vient d’abord d’une rencontre, d’un visage et plus tard d’une voix (p.216).
L’idée de l’expérience
Pour Jung, c’est L’EXPERIENCE qui est première et proche de la vie. Quand son père lui dit : « Il ne faut pas penser, il faut croire. » Jung pense : « Non, il faut faire l’expérience et savoir. » Si l’Eglise était un endroit où il ne devait plus revenir, c’est parce que là, pour lui, « il n’y avait nulle vie ». Par contre si Jung est attiré par Maître Eckhart et le cite souvent, c’est que chez le mystique rhénan, il sent « le souffle de la vie ».
Quand Jung parlera des tourments et des doutes religieux de son père, il dira : « L’expérience vécue indispensable lui manquait ». Son père n’avait pas l’expérience de Dieu, expérience qui n’avait « nulle besoin de preuve, non plus que la beauté d’un lever de soleil ou l’appréhension des angoisses du monde de la nuit ».
Si Jung prend des positions si fortes contre la théologie, c’est qu’il n’a que faire d’une « religion théologique », « elle ne correspond en rien » à son expérience de Dieu. Le péché capital de la foi lui « semblait résider dans le fait qu’elle anticipait sur l’expérience. » Il adresse une critique très proche à la philosophie : « J’en voulais aux philosophes de parler de tout ce qui était inaccessible à l’expérience et de se taire chaque fois qu’il se serait agi de répondre à une expérience ».
L’idée de la totalité
Une dernière notion qui me semble particulièrement importante chez lui est celle de TOTALITE. « Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa réalisation » dit-il au début de Ma vie ; mais cette phrase est immédiatement suivie d’une observation sur la personnalité qui veut « se sentir vivre en tant que totalité ». Au moment de ses études, en lisant le manuel de Krafft-Ebing, Jung va comprendre qu’il ne peut y avoir pour lui d’autre but que la psychiatrie. Il écrit : « Personne ne savait grand chose sur la psychiatrie et il n’existait pas davantage de psychologie qui eût considéré l’homme comme une totalité et englobé sa particularité morbide dans une vue d’ensemble. » Jung découvre ce que pense Krafft-Ebing du caractère subjectif du manuel de psychiatrie et au sujet de cet auteur. Il nous dit : « Il ne peut faire autrement que de répondre à la maladie de la personne par la TOTALITE de sa propre personnalité ».
Jung sait que l’histoire personnelle du malade renferme la clé du traitement : « Il est donc indispensable que le médecin sache la découvrir. Il doit poser des questions qui concernent l’homme dans sa totalité et ne pas se borner à son seul symptôme ». Jung va donc se vouer à l’âme car pour lui ce fut la seule possibilité de vivre son « existence comme une relative totalité et de la supporter ».
Dans sa confrontation avec l’inconscient, Jung va découvrir le mandala et sa signification : « Le mandala exprime le soi, la totalité de la personnalité qui, si tout va bien, est harmonieuse, mais qui ne tolère pas que l’on s’abuse soi-même ». Et jung ajoute : « Mes dessins de Mandala étaient des cryptogrammes sur l’état de mon soi, qui m’étaient livrés journellement. Je voyais comment mon soi, c’est-à-dire la totalité de moi-même, était à l’œuvre ».
Quand Jung s’interroge sur la religion chrétienne, il pense que le message chrétien a besoin d’être vu sous un nouvel angle « faute de quoi il est relégué en marge du temps et la totalité de l’homme ne se trouve pas inscrite en lui ».
Nous savons tous l’importance de la tour, de la construction au bord de l’eau, à Bollingen. Au départ, Jung ne pensait pas à une vraie maison et il nous explique : « J’avais devant les yeux l’image de la hutte africaine : au centre, entouré de quelques pierres, le feu brûle et autour de lui, toute l’existence de la famille se déroule. Au fond, les huttes primitives réalisent une idée de totalité ; on pourrait dire d’une totalité familiale, à laquelle participe même tout le petit bétail. » Jung construit la tour dans une sorte de rêve. « Plus tard seulement, dira-t-il, je vis ce qui était né et la forme pleine de sens qui en était résultée, un symbole de totalité psychique. Elle s’était développée comme une graine ancienne qui avait germé ».
Jung aimait-il la vie ?
Quand Jung va se risquer à parler de la vie après la mort, il expliquera que d’un certain point de vue « la mort est une horrible brutalité » mais « pourtant, si l’on se place à un autre point de vue, la mort paraît être un événement joyeux dans la perspective d’éternité, elle est un mariage, un mystère d’union. L’âme, pourrait-on dire, atteint la moitié qui lui manque, elle parvient à la totalité ».
Les quelques pistes suivies : le sens, la croissance, la nature, l’anima, la totalité montrent à mon avis que Jung aimait la vie. « Dans mon cas, c’est une inspiration passionnée à comprendre qui, en première ligne, a dû susciter ma naissance ». Jung a d’abord voulu comprendre la vie. Il s’est référé à l’infini : « Pour l’homme la question décisive est celle-ci : te réfères-tu ou non à l’infini? tel est le critère de sa vie. C’est uniquement si je sais que l’illimité est l’essentiel que je n’attache pas mon intérêt à des futilités et à des choses qui n’ont pas une importance décisive ». Jung est allé à l’essentiel et c’est ainsi qu’il a trouvé satisfaction dans la vie. « Plus l’homme met l’accent sur une fausse possession, moins il peut sentir l’essentiel, et plus il manque de satisfaction dans la vie ».
La vie et l’œuvre de Jung sont inséparables. « Ma vie est mon action, mon labeur consacré à l’esprit est ma vie, on ne saurait séparer l’un de l’autre ». De sa vie, Jung dit : « Elle a été riche et m’a beaucoup apporté ». A la fin de sa vie, il n’est tout à fait sûr de rien, il n’a aucune conviction définitive. Il dit même que l’âge avancé est « une limitation, un rétrécissement ». « Et pourtant, il y a tant de choses qui m’emplissent : les plantes, les animaux, les nuages, le jour et la nuit, et l’éternel dans l’homme. Plus je suis devenu incertain au sujet de moi-même, plus a crû en moi un sentiment de parenté avec les choses ». Jung a-t-il aimé la vie ? Il me semble que Jung aime la vie comme Lao-Tseu et Maître Eckhart ont aimé la vie.
Bibliographie
Albert Camus, 1985, Le Mythe de Sisyphe (Gallimard)
Luc Ferry, 1997, L’Homme-Dieu ou le sens de la vie (Grasset)
C.G. Jung, 1991, Ma vie (Gallimard)
Elie Humbert, 1993, Ecrits sur Jung (Albin Michel)
Elie Humbert, 1994, L’Homme aux prises avec l’inconscient (Albin Michel)
Christian Bobin, 1990, Eloge du rien (Fata Morgana)
François Jullien, 2013, Un sage est sans idée (Seuil)