Myriam Lemonchois, dont René Barbier fut le directeur de recherche à la fin des années 1990/début des années 2000, dans les deux textes ci-dessous présente rapidement quelques moments de son cheminement universitaire, puis nous offre le résumé de sa thèse soutenue en 2002 à Paris 8.
« La boite à art. La pensée sensible dans le bois », de Myriam Lemonchois, dédiée à René Barbier, pour qui la poésie était toujours sur sa table de chevet et sur sa table de travail.
Dirigée par René Barbier, ma thèse m’a portée loin, au sens littéral, en 2004 de Paris 8 à Lyon 2, où j’ai eu la chance de rencontrer Alain Kerlan, qui venait de publier L’art pour éduquer ? La tentation esthétique aux Presses de l’Université Laval. Après 2006, j’ai continué de travailler avec Alain, quand ma thèse m’a téléportée de l’Université de Lyon 2 à l’Université de Montréal, où j’ai occupé un poste d’enseignement-chercheur en didactique des arts plastiques à la Faculté des sciences de l’éducation, jusqu’en aout 2023.
J’avais commencé ma thèse en concluant ma recherche en maîtrise sur « l’intuition d’un commencement ». Une intuition que j’ai toujours suivie dans mes recherches sur la formation des enseignants en arts : pour enseigner les arts, j’ai proposé une Approche sensible, imaginaire et raisonnée (Lemonchois, 2007). De même, toutes mes recherches sur les artistes et les poètes ont suivi la même intuition : elles m’ont amenée à concevoir la participation à la création d’une œuvre, comme la participation à un processus de décision artistique exigeant une expertise artistique.
Aujourd’hui, je reviens à mes origines en tant que chercheur, en publiant un résumé de ma thèse et en relisant les travaux de René Barbier, toujours avec la même intuition : concevoir l’apprentissage d’une pensée sensible, que j’appelle maintenant une « réflexion artistique/esthétique/poétique », en référence à des recherches en didactique des arts, qui associent une seule et même « pensée artistique » pour créer et pour apprécier une œuvre.
La réflexion artistique/esthétique/poétique est un processus réflexif, tout autant que la réflexion scientifique du chercheur. C’est un processus volontaire : le fruit d’une volonté qui se pense, dirait Descartes : un cogito source de conscience de soi, des autres et du monde ; le fruit d’une pensée autonome dans ses décisions, y compris quand elle décide de faire comme parfois les artistes et les poètes le prescrivent, de créer et d’apprécier des œuvres « sans idées préconçues » (Borduas, 1948).
Résumé de ma thèse :
Création poétique et Éducation : apprentissage du discernement et formation de la sensibilité
Le champ de recherche de la recherche de mon doctorat (Lemonchois, 2002) est la création poétique. Son corpus est constitué du témoignage de 33 poètes, 24 artistes plasticiens et 3 musiciens : des journaux, des lettres, des entretiens, etc. ; du 19e siècle à nos jours, depuis que les créateurs commencent à traiter de l’esthétique, tel Valéry et le « poétique », en combinant les propos dans diverses diverses disciplines artistiques, à partir de l’idée d’une Correspondance des arts, chère à Etienne Souriau.
La plupart des théories de la création sont issues de la psychologie (Freud, M’Uzan, Anzieu…). Les théories psychologiques dissocient le corps et l’esprit. Elles étudient l’esprit séparément des actions propres au travail créateur, telle la perception sensorielle des matériaux. Ces théories sont souvent axées sur la première étape du processus de création, sur l’instant d’inspiration. Par conséquent, elles négligent le travail de composition nécessaire au créateur, et elles n’y relevent que des procédures et des techniques similaires à celles de tout autre technicien. L’originalité de la thèse (Lemonchois, 2002) est d’étudier au travers les témoignages des créateurs, le travail de création et son évaluation.
L’objectif de la recherche est d’étudier l’intervention du créateur sur les matériaux nécessaires à la constitution de l’œuvre, sans oublier qu’il s’agit aussi d’une intervention des matériaux sur le créateur.
Dans la première partie la thèse, l’œuvre est définie comme un artefact dont l’immanence est source de transcendance pour celui qui y accorde une intention poétique. Le créateur observe avec attention les matériaux, dans un état réceptif, de l’ordre de l’observance, avec y compris l’idée de soumission, mais relevant aussi de la méditation. Son observation s’appuie sur la sensibilité et se confronte au saisissement, qui est source d’étrangeté, pas nécessairement inquiétante mais toujours questionnante.
Le pouvoir de transcendance de l’œuvre renvoie aux notions de beauté et de sublime dans la civilisation chrétienne et à la notion d’émanation, rapportée de l’Orient au début de notre ère. Mais, je n’ai pas un tout point de vue religieux : même si mes mots relèvent d’un vocabulaire propre aux mystiques, je préfère dire en reprenant Jean-Michel Maulpoix, qu’ils sont « lyriques ».
La seconde partie de la thèse étudie la faculté nécessaire à l’évaluation de la sensibilité. L’analyse des témoignages d’artistes et de poètes amènent à constater que tous les artistes développent leur sensibilité par incubation et que l’apprentissage du discernement a de nombreux points communs avec l’apprentissage mystique, quelles que soient les religions : il implique un travail sur soi, de l’ordre de l’initiation où l’éducateur n’a qu’une place de garant et d’accompagnateur.
Le discernement est un outil d’appréciation qui détermine avec certitude le réalisme sensoriel de l’œuvre. Le discernement poétique est aussi comparable au discernement scientifique, c’est une intuition qui prend appui sur un processus, cependant il ne relève pas de l’application de procédures définies par avance, mais d’une méthode propre à chacun qui n’est pas reproductible. Intervenant durant le travail de création, comme d’un outil destiné à l’évaluation d’expériences intérieures, le discernement artistique se rapproche du discernement du mystique, tel celui issu des lieux de retraite spirituelle. Le discernement est entendement, mais n’est pas l’entendement de Descartes : il ne dialectise pas ; il harmonise en un tout indissociable.
L’apprentissage du discernement nécessite l’expérience vécue de la création poétique, par la rencontre avec des œuvres ou des créateurs mais aussi par la création d’une œuvre, présentée à un public pour être instituée comme telle. Nous insistons sur cette dimension collective, source de processus d’individuation : sans cette dimension, la formation du discernement n’est pas complète, il lui manque l’évaluation par « les pairs » de ses impacts sur la transcence de l’oeuvre, qui par définition n’est pas que pour soi mais aussi pour d’autres.
La troisième et dernière partie de la thèse interroge la place dans l’éducation, de la formation du discernement, de « la pensée sensible », issue d’une présence indissociée entre corps et esprit. C’est une pensée unaire, esthétique, instituante et subjective ne se démontre pas elle se développe dans la création et l’appréciation d’une œuvre d’art. Elle a une matérialité, l’oeuvre, et en même temps elle est philosophique, elle génère un approfondissement du sens.
La séparation entre corps/esprit nie la possibilité de concevoir une « pensée sensible » qui pense avec sensibilité, la séparation amène à ne concevoir qu’une seule forme de pensée, la pensée rationnelle de Descartes. La pensée est complexe, sa complexité se traduit par une double pensée : l’une à distance, la pensée discursive, l’autre dans une présence indissociée, la pensée sensible. Si ces deux pensées s’excluent sur leur terrain (Morin), elles ne sont jamais complètement séparées (Durand). L’éducation complexe s’appuie sur leur complémentarité et recherche le développement harmonieux des deux, sans privilégier la science ou la création poétique.
En conclusion, la complexité de la pensée implique la prise en compte de la création poétique dans l’éducation, car elle permet la formation de la sensibilité et l’apprentissage du discernement, qui donne qualité et dimension ontologique à l’éducation. La pensée sensible qualifie la raison en introduisant face à l’uniformisation de la diversité, face à l’individualisme du collectif, face à l’objectivité du subjectif.
Dans les écoles, la création poétique est souvent mise au service d’autres apprentissages (lecture, écriture, etc.) : si elle ne sert pas à apprendre à lire et à écrire, la poésie est souvent oubliée au fond de la bibliothèque de l’école. La formation de la pensée sensible dans les écoles exige en premier lieu enseignants dont la pensée sensible est formée grâce à l’apprentissage du discernement nécessaire à l’appréciation ou la création de transcendance dans un artefact, du discernement nécessaire pour concevoir et apprécier un objet source d’approfondissement de sens pour soi et pour les autres.
La formation de la pensée sensible exige aussi que les enseignants ne soient pas les seuls à y contribuer, que toute l’école soit un lieu de formation de la pensée sensible ; que toutes les écoles soient des lieux d’accueil de la création poétique contemporaine ; que des professionnels de la communication soient présents pour mobiliser un large public autour des créations des apprenants, pas seulement leurs parents, mais aussi le public du monde des arts. Il est nécessaire que les échanges simplifiés entre les autorités institutionnelles concernées (ministère de l’Education, ministère de la Culture et collectivités territoriales). Beaucoup de choses sont nécessaires pour favoriser un développement de la pensée sensible, en tout premier lieu, il faut arrêtait de penser qu’il se fait tout seul.
Myriam Lemonchois