Archive de 2003 : La  « vieille Europe » contre l’Amérique des marchands de canons

par René Barbier

Le mercredi 22 janvier 2003, Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la défense, critique en termes peu diplomatiques le front commun de la France et de l’Allemagne, hostiles à une guerre en Irak : « Je ne vois pas l’Europe comme étant l’Allemagne et la France. Je pense que c’est la vieille Europe. Si vous regardez l’Europe entière, son centre de gravité passe à l’Est », a-t-il estimé dans une allusion aux sept pays d’Europe centrale et orientale qui ont adhéré à l’OTAN à l’automne et qui sont généralement pro-américains. Jeudi matin, 23 janvier, Roselyne Bachelot, ministre français de l’écologie, lui répond subtilement « merde » avec la mémoire de Cambronne. La réaction est spontanée mais il vaut mieux défendre la position de la France d’une autre façon, d’autant plus que dans un sondage réalisé jeudi 23 janvier pour le Wall Street Journal et la chaîne télévisée NBC, 63% des Américains (contre 55% le mois dernier) ne sont favorables à une intervention militaire que si Bush obtient le feu vert du Conseil de sécurité de l’ONU, tandis que 29% (35% le mois dernier) estiment qu’il peut s’en passer. Lors d’une dernière manifestation à Washington, 200.000 Américains refusaient de suivre Bush dans ses désirs de guerre contre l’Irak. Plusieurs artistes et comédiens d’outre-Atlantique se sont exprimés en ce sens.

Tous les Américains ne doivent pas être mis dans le même sac.

J’ai déjà dit précédemment (voir l’article Devant la guerre) qu’à mon avis le gouvernement Bush était décidé depuis longtemps à faire la guerre pour des raisons avant tout économiques et d’hégémonie américaine sur le monde. Conquérir l’Irak pourrait même permettre aux USA de dicter leur loi aux autres pays du monde quant aux réserves de pétrole (et la France récalcitrante n’a qu’à bien se tenir !). Les Français ne sont pas dupes. Selon le journal Libération du mercredi 29 janvier, 79 % des Français estiment que Paris doit utiliser son droit de veto  au Conseil de sécurité de l’ONU si les Etats-Unis y proposent  une résolution visant à attaquer l’Irak, selon un sondage BVA pour l’hebdomadaire Paris-Match à paraître demain. Selon cette enquête, 12 % des personnes interrogées sont opposées à un tel veto et 9 % ne se prononcent pas. Pour 76 % des Français « le rôle dominant des Etats-Unis » est « plutôt une mauvaise chose », 17 % jugeant que c’est  « plutôt une bonne chose » et 7 % ne se prononçant pas. Ce sondage a été réalisé par téléphone les 24 et 25 janvier auprès d’un échantillon de 964 personnes représentatif de la population française adulte.

Pour une éthique politique

En vérité, l’enjeu de cette dissension entre « la vieille Europe » et les USA est fondamental. Il s’agit de la vision éthique en politique contre la toute puissance de la vision économique. Les pays de l’est de l’Europe qui veulent vraiment en faire partie, mais qui suivent de trop près les vues américaines de l’OTAN, feraient bien d’y réfléchir, avant de s’engouffrer dans le leurre américain.

Les Américains de Bush n’ont pas encore compris que la politique a changé dans le monde depuis quelques décennies. Tout ne se joue plus sous l’angle du pouvoir militaire et économique des plus riches sur les plus pauvres. Si l’Occident pouvait imposer, au XIXe siècle, le règne des canonnières en ouvrant les ports de Chine et en diffusant l’opium dans tout le continent, il n’en va plus de même aujourd’hui. La Chine le sait bien. Elle est très réticente à une intervention américaine en Irak, malgré ses intérêts et l’attirance de ses étudiants pour le pays du far-west.

Jean-François Revel s’offusque de l’antiaméricanisme des Français, mais il se refuse à voir la dominante impérialiste en Amérique du Nord. La plupart des opinions mondiales rejettent les Américains : il faudrait quand même comprendre cette attitude. Elle se confirme, après un certain retour d’amitié en septembre 2001. Le fanatisme meurtrier qui a conduit à détruire les tours de Manhattan a profondément suscité une attitude de compassion à l’égard de l’Amérique. C’est que l’éthique était en question justement. Un refus de l’injustice qui touche des innocents. Nous étions tous des Américains à ce moment. Nous en avons oublié, un moment, les exactions quotidiennes des pays riches animés par les banques d’affaires et les fonds de pension des USA dans le reste du monde. Nous avons oublié le processus volontaire de blocus de l’Irak qui conduit à affamer ses enfants. Nous avons oublié l’attitude plus qu’ambivalente du gouvernement Bush dans le conflit israélo-palestinien. Nous avons oublié le cynisme militaire qui conduit les USA a exposer ses propres soldats aux effets mortifères de ses nouvelles armes de guerre.

La vieille Europe est à l’avant-garde de l’éthique politique

« Cette mention de la vieille Europe m’a profondément vexé et j’avais bien l’intention de rappeler à tous que cette vieille Europe a des ressorts et est capable de rebondir », a dit le ministre de l’économie, Francis Mer. Personnellement, je ne suis pas vexé, bien au contraire, je me sens plutôt grandi par ce mépris de l’Américain. L’Europe est bien, en effet, une « vieille » civilisation, comme celle de la Chine, au sens où Hampâte Bâ affirmait que « à chaque fois qu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Elle est capable, à partir de son expérience humaine, de proposer des solutions qui ne fonctionnent plus dans le registre manichéen du blanc ou du noir, du oui ou du non qu’affectionne le Président américain. La société bushienne est « jeune » comme celle d’un jeune chien élevé pour mordre, tenue en laisse par un général de corps d’armée. Cela ne fait pas une civilisation.

Vieillesse et jeunesse : un trompe l’œil

Nous n’avons que faire que l’Europe soit qualifiée de « vieille » par des pays qui maintiennent, coûte que coûte, la peine de mort, grossissent sans cesse une grande partie de leur population au-dessous d’un seuil de pauvreté et refusent de signer le protocole de Kyoto sur l’environnement. Nous n’avons que faire d’entonner le chant guerrier des « jeunes » envoûtés par l’affairisme individualiste et les « plaisirs » liés aux bénéfices boursiers de la mondialisation.

La « vieille Europe » est celle des poètes, des artistes, des philosophes qui ont fondé notre civilisation. Où sont les philosophes d’outre-Atlantique qui comptent aujourd’hui dans l’histoire de la pensée humaine ? Sont-ils réellement autour de Bush et de ses acolytes ?Je fais le pari qu’ils sont dans les interstices de la société américaine, dans ses zones d’ombre dont personne ne veut parler. Le nouveau maccarthysme qui sévit de plus en plus aux USA les traquent par le biais de la diffusion de l’imaginaire de l’insécurité. Nous n’en sommes pas loin en France, malheureusement, avec le  « tout sécuritaire »  sarkhozien qui détruit peu à peu les valeurs les plus estimées de la tradition démocratique française. Il ne fait pas bon, actuellement, d’être un étranger en France ou aux Etats-Unis d’Amérique. Jean-Luc Domenach rappelait, dans son dernier exposé à l’Université de tous les savoirs consacré à la Chine, qu’à Roissy, les douaniers soupçonneux ont trop tendance à ne voir dans chaque touriste chinois en France un immigré en puissance.

La « vieille Europe » doit revendiquer, contre vents et marées, sa qualité de défenseur de l’éthique politique, non sans avoir fait le ménage devant sa propre porte (par exemple l’attitude politique de la France dans le conflit ivoirien). Comme je le disais dans mon message précédent, nous ne sommes plus des  « idiots culturels » et nous savons reconnaître les paroles hypocrites des politiques en mal d’audience.