A propos de la thèse de Christian Verrier

1998, par René Barbier

A propos de la thèse de Monsieur Christian VERRIER, intitulée Identités et tactiques autodidactes (591 pages), soutenue le vendredi 13 juin à l’Université Paris 8, devant un jury composé de René Barbier, professeur à Paris 8 (directeur de recherche) ; Philippe Carré, professeur associé à l’université de Lille ; Bernard Charlot, professeur à l’université Paris 8 Philippe Meirieu, professeur à l’université Lumière-Lyon 2, (président du jury) ; et Gaston Pineau, professeur à l’université de Tours. Mention : « Très honorable, avec les félicitations du jury »

Parcours de C. Verrier

Il y a six ans, en 1991-92, que j’ai rencontré Christian Verrier. Cheminot, roulant de la SNCF. Il passait depuis plusieurs années devant notre université dont il savait qu’elle était traditionnellement ouverte aux personnes ne possédant pas le baccalauréat. Un jour il a osé et est entré. C’est ainsi que je l’ai retrouvé dans mon bureau, lors de l’entretien de sélection pour le recrutement des candidats au diplôme universitaire de formateurs d’adultes (DUFA). J’ai tout de suite senti qu’il était apte à suivre ce cursus, bien qu’il ait quitté l’école en classe de BEPC et que le niveau du recrutement soit un un bac plus deux. Je ne me suis pas trompé. Un an après, Christian soutenait son diplôme. Puis, régulièrement, chaque année, il obtenait, brillamment, sa maîtrise en Sciences de l’éducation, son DEA puis entrait en première année de doctorat. Il a terminé son doctorat dans les temps impartis, à la fin de sa troisième année, tout en ayant continué son activité professionnelle à la SNCF. Pour cette persévérance et cette énergie déployée, je le félicite et je suis très heureux de l’avoir vu soutenir une réflexion qui constitue une véritable « thèse » sur l’autodidaxie contemporaine.

La sélection de cette recherche pour le Prix du Monde de la Recherche Universitaire 1997, opérée par un jury de scientifiques de grand renom, parmi les 185 dossiers déposés au total (30 sélectionnés dans un premier choix), honore notre université et notre département des Sciences de l’éducation, même s’il n’a pas été, en fin de compte, retenu par le jury national plus restreint et plus institutionnel, parmi les cinq lauréats qui auront la chance d’être publiés par les éditions Grasset.

Typologies des doctorants

Il me semble qu’un directeur de thèse peut classer les étudiants qui travaillent sous sa direction en plusieurs types. Il y a ceux, souvent assez jeunes, qui restent dans un cadre relativement scolaire et appliquent, souvent sérieusement, des règles, des méthodes et des théories universitaires qui ont fait leurs preuves. Il y a ceux qui, très proches, parfois trop proches des perspectives théoriques de leur directeur de recherche, développent dans un champ nouveau, une ligne problématique très étroitement en relation avec celle de leur mentor. Il y a enfin ceux qui, tout en s’inspirant des réflexions scientifiques et philosophiques de leur directeur de recherche, font leur chemin personnel, dans une relative solitude. Il faut les laisser aller vers leur voie singulière, seulement les accompagner. Plus que jamais, pour eux, l’aphorisme du poète argentin Antonio Porchia est applicable :

Je t’aiderai à venir si tu viens et à ne pas venir si tu ne viens pas.

Christian Verrier fait partie de cette dernière catégorie d’étudiants, sans doute comme beaucoup d’autodidactes dont la relation au maître intellectuel reste dans une ambivalence créatrice. Il sont comme le colibri – image chère à André de Peretti – qui s’approche au plus près de la fleur pour en recueillir le nectar, mais toujours en restant à distance. Ils sont à la fois d’une extrême exigence pour eux-mêmes, toujours pris par le questionnement du doute sur le bien-fondé de leur travail, et par une rectitude éthique qui s’alimente au refus de parvenir spectaculairement dont le fondement se retrouve dans l’histoire du Mouvement ouvrier.
Tout dans la thèse de Christian Verrier va dans le sens de ces remarques.
Il apparaît comme un intellectuel qui sait réfléchir sur le sens de l’éducation à partir de la démarche autodidactique et comme un homme, un être humain, sur qui on peut compter dans les moments tragiques de la vie.

Christian Verrier est resté prudent par rapport à ma théorie de l’implication en sciences de l’éducation, sans doute très absolue. Il s’est arrangé pour nous éclairer subtilement sur ce point dans son journal de recherche, joint en annexe. Le corps principal du texte demeure ainsi préservé d’une trop importante existentialité immédiate. Christian est un être plutôt secret et réservé. Gageons qu’il a dû souffrir, parfois, lors de mon questionnement toujours pointu sur son attitude de chercheur.

Méthodologie de recherche

Sa thèse se développe sur plusieurs chapitres d’une manière logique pour aboutir à un réflexion générale sur la fonction de l’autodidaxie dans une éducation générale de la société.
Sur le plan méthodologique d’abord, le guide d’entretien et la forme d’analyse de contenu de Christian Verrier me semblent relever d’une conception originale que je nommerai « analyse existentielle de contenu à dominante réflexive ». Sans doute faudrait-il développer et systématiser plus précisément cette forme de production du sens. J’ai le sentiment que ce type d’approche du discours en dit beaucoup plus que certaines formes analytiques très sophistiquées en sciences humaines.
Le journal de recherche proposé par l’auteur ne lui paraît pas avoir un statut « académique ». On peut s’interroger sur les raisons invoquées pour dénier un caractère scientifique au journal et sur la philosophie sous-jacente qui reste un non-dit de toute scientificité.

Sur le plan de l’utilisation des théories plurielles en sciences humaines par Christian Verrier, on est frappé par la somme de connaissances théoriques que convoque l’auteur de la thèse pour fonder son argumentation. Il balaye pratiquement presque toutes les sciences de l’homme et de la société. Quand je sais que ce capital culturel a dû être acquis en l’espace de quelques années seulement et en demeurant dans une activité professionnelle, je reste admiratif par la puissance de travail d’ailleurs propre à beaucoup d’autodidactes qui semblent toujours avoir besoin de se surqualifier.

Problématique de la thèse

La problématique de la thèse de Christian Verrier part d’une question simple mais essentielle : qu’est devenue l’autodidaxie aujourd’hui, temps dominé par le pédagogisme et la scolarisation, si l’on accepte que l’autodidaxie est aussi vieille que l’humanité. Après une analyse approfondie des différentes possibilités de l’autodidaxie, de ses traits les plus récurrents et des différences par rapport à d’autres types d’autoformation ou d’apprentissage expérientiel, Christian Verrier conclut par une nouvelle définition de l’autodidaxie comme auto-apprentissage volontaire d’une personne, quel que soit son niveau de scolarité antérieur, s’effectuant d’une façon autonome hors cadre hétéroformatif organisé par la société, en ayant éventuellement recours à une personne-ressource.

Autodidaxie

L’autodidaxie fonctionne d’une manière alternative tout le long de l’existence, enchevêtrée avec des périodes hétéroformatives et institutionnalisées. Elle contribue largement à la construction identitaire et permet le questionnement de toutes formes d’immobilisme institutionnel et social. En cela, elle peut être considérée comme un vitamine de la pédagogisation de la société menacée de sclérose de la créativité.

L’étude de l’imaginaire développé sur l’autodidaxie, sous formes de figures métaphoriques issues de différents travaux la concernant, nous aide à comprendre comment fonctionnent les grandes représentations qui y sont attachées, tant de la part des écrits savants que profanes. L’autodidacte constitue une surface de projection idéale pour tous ceux, pédagogues ou non, qui se reconnaissent ou s’effraient de son image, au cours des nombreuses phases autodidactiques qu’une société en mutation rapide contraint à la remise en cause permanente.
L’étude de biographies littéraires d’autodidactes comme celle de témoignages recueillis par une série d’entretiens, dégage ainsi la configuration actuelle de l’autodidaxie, entre l’intentionnalité et l’imprévisible, entre autonomie et hétéronomie, que l’auteur fait peu à peu apparaître sous les images et les métaphores du livre, du Combat, du Guerrier, de l’Appétit, de l’Avalement, de l’Ambition, de l’Ile au trésor, du Naufragé, de Robinson Crusoé, de l’Autre rivage, du Phénix, de Prométhée, du Héros, du labyrinthe, etc.

Loin de conclure à une suppression de l’école, comme le pensaient certains tenants de la pédagogie d’après-mai 1968, ou plus récemment d’un ultra-libéralisme pédagogique d’outre-Atlantique, Christian Verrier nous fait plutôt remarquer qu’il faudrait s’inspirer des valeurs propres à l’autodidaxie pour tenter de les apprendre, dès le plus jeune âge, à notre jeunesse studieuse. Pour lui il existe un processus circulaire entre la scolarisation de l’autodidaxie et l’autodidactisation des retombées de la scolarité.