par René Barbier
En cette année 2024 le pays vient de commémorer le 80e anniversaire du débarquement allié en Normandie. Proche il y a quinze ans du 65e anniversaire du même événement, René Barbier écrivait le texte suivant.
C’était il y a une vingtaine d’années. Je circulais en voiture avec mon amie pour aller visiter le cimetière américain de Colleville-sur-mer, en Normandie. Je roulais tranquillement suivant mon habitude. Je ne suis pas un fou en voiture. Je me demande toujours pourquoi les gens ont un tel besoin d’aller toujours plus vite et de consommer toujours plus. J’écoutais un stabat mater. Tout allait bien. La route était ombragée et droite. Les grands arbres semblaient rassembler leurs feuillages pour nous protéger d’un soleil un peu lourd. Nous approchions de notre lieu d’arrivée. Encore une dizaine de kilomètres…
Soudain, sans que j’aie pu le prévoir le moins du monde, une souffrance morale, profonde, intime, viscérale me saisit. Elle monte d’un seul coup du ventre, du hara, du centre vital. Elle fait irruption dans ma gorge, dans mes yeux. Elle surgit à grands flots de larmes et de sanglots qui me secouent complètement. Je ne peux plus conduire. Je dois m’arrêter.
Je continue, pourtant, à pleurer et à être bouleversé dans tout mon corps. Aucune image, aucune représentation. La souffrance morale, psychique seule, qui m’anéantit. Un sentiment de compassion d’une puissance extraordinaire me parcourt de part en part.
Ma compagne est troublée. Elle ne comprend pas. Moi non plus. Que se passe-t-il ? J’ai l’impression d’avoir été transformé en caisse de résonance de tout le malheur dont est porteur l’environnement à travers l’histoire. Tant de jeune hommes sont morts, atrocement, déchiquetés, brûlés, fusillés dans ce décor. Tant de jeunes êtres humains dont l’élan de vie a été stoppé par la folie des puissants, par la barbarie des nazis.
Peu à peu mes sanglots vont s’espacer et s’arrêter. Je suis troublé par cet événement mais complètement calme, serein même. Un ciel d’un grand bleu après l’orage si noir.
Nous arrivons au cimetière américain. Des milliers de tombes alignées, toutes les mêmes, si simples, si évidentes de l’absurdité de la guerre.
Le président des Etats-Unis d’Amérique, Barack Obama, vient de visiter le camp de concentration de Buchenwald, avant de se rendre en Normandie pour l’anniversaire du 65e anniversaire du débarquement allé. Je l’avais visité moi-même vers l’âge de quinze ans, lors d’un voyage échange avec de jeunes lycéens allemands, il y a presque cinquante-cinq ans. Je me souviens de la minute de silence et des bâtiments de détention, avec les horribles souvenirs de la souffrance de tous les innocents. J’avais été bouleversé, définitivement changé dans ma responsabilité politique en tant qu’être humain, ancré à tout jamais dans ma lutte contre la barbarie d’extrême droite mais aussi d’où qu’elle vienne, fût-elle aux couleurs apparentes de la gauche.
Dans le cimetière américain, toutes ces tombes à perte de vue… Comme un immense mur à toute croyance en Dieu, au Progrès, à la Science, à la Raison. Comme un extraordinaire tremplin à la vie, à la solidarité humaine, à l’espoir que l’existence, malgré tout possède un sens, comme le pensait Carl Gustav Jung un peu avant de mourir.
10.500 c’est le nombre de pertes alliées le 6 juin 1944 à minuit (tués, blessés, disparus, prisonniers) 10.000 c’est l’estimation du nombre de pertes allemandes le 6 juin 1944 à minuit.